J’aurais dû roupiller là-haut, dans la bergère face à la fenêtre. Les essuie-glaces peinent à balayer la neige du pare-brise, je n’y vois quasi plus. Heureusement, cette route qui dégringole entre les sapins, j’en connais chaque lacet, depuis quatre ans que je la parcours. Un laid matin, j’avais trouvé mamma étendue et frigorifiée sur le carrelage de sa cuisine. Ça fait deux heures, avait-elle prétendu, mais ce pouvait être deux jours. Une chambre se libérait dans l’ancien sanatorium de B* transformé en maison de retraite, que dirigeait une amie. Pas la porte à côté, mais j’avais l’assurance qu’elle y serait chouchoutée. Le lendemain, je l’installais. A-t-elle compris qu’elle finirait ses jours dans l’institution où la silicose, après une décennie de lutte oh combien haletante, avait emporté mon père trente-sept années auparavant ? Lire la suite


Il l’a vue à la télé, cette silhouette déplaisante, sans élévation malgré sa hauteur, comme incapable de s’arracher à la boue des tranchées, aux stagnations saumâtres qui ont baigné son pied. S’assemblent sous cette croix, ces initiales dont il ignore le sens mais qui d’instinct le révulsent, des troupeaux vomissant le français. Comme dans ce film à la télé, où une secte d’hindous se prosterne devant Kâli avant d’étrangler tout le monde et son frère. Ça fout les jetons mais c’est du cinoche, les troupes anglaises accourent liquider ces fanatiques, sonnez clairon, taratata. On peut rêver ce genre de happy end avec leur tour et ses vociférateurs.

N’empêche que tomber dessus au détour du chemin… Lire la suite


Promis juré, fermons les écoutilles et en plongée, cette journée serait d’écriture.

Et puis, entre muesli et tasse de thé, l’idiote sonnerie du téléphone. Une de ces emmerdeuses à l’accent exotique, sans doute ! Bonjoureû, Meûsieû Addammeû, j’ai un câdeau… ? Comment cette fois m’insurger ? Glacial ? Excédé ? Ordurier ? En tout cas sans illusions : rien ne les arrêterait, ni elle ni ses clones, dans l’invasion de mon précieux temps.

Mais la voix de ma fille. Angoissée. Mona malade. Plus de quarante. Respire mal. Appeler pédiatre ? Et puis la crèche… Lire la suite


— Papy, ça va trop fort ! J’ai mal aux oreilles !

— Ouais, mais ici j’peux pas baisser !

Qu’ont-ils à déverser à la grosse louche dans les stations de métro cette bouillie à prétentions musicales ? Presque aussi écœurante qu’au Super-Delhaize où je suis contraint de faire mes courses ! Je me demande si on — mais qui est ce « on » ? — soudoie des « spécialistes » pour déterminer à quel niveau d’insipidité bêlante les clients dopent leurs achats. Mon formatage aura connu des ratés, comme Fantasio avec Zorglub : je fourre dans mon caddie les indispensables avant de filer aux caisses en apnée auditive. Quand je pense aux merveilles de technologie qu’il a fallu pour mijoter ce nauséeux brouet ! Quel dévoiement d’intelligence ! Avec des silex et quelques pointes de feu, l’hominidé paléolithique a créé des chefs-d’œuvre. D’où vient que les potentialités incommensurables de nos outils ne nous débitent que des ersatz dont nous ne percevons même plus qu’ils nous fracassent la sensibilité ? Lire la suite


En fin de compte, je ne serai jamais allé au Brésil. Chaque fois que j’ai envisagé d’y traîner godasses et sac à dos, une autre destination s’est imposée, Teotihuacan, Tikal, Machu Picchu, Katmandu, Chidambaram, Khadjurajo… Mais de Rio, son Pan de Azucar et Copacabana, de Salvador de Bahia, sa capoeira et son candomblé, de chutes d’Iguazu, point !

Ce Brésil, pourtant, je le porte en moi depuis mes années tendres, il aurait dû être pater entre les avés dans mon chapelet d’exotisme. Il restera pour moi une collection de clichés, cariocas, Girl from Ipanhema, roi Pelé, capitale inhumaine jetée en pleine jungle par le plus désastreux architecte de mémoire de civilisation. Lire la suite


El árbol que tú olvidaste

Siempre se acuerda de ti,

Y le pregunta a la noche

Si serás o no feliz.

Atahualpa Yupanqui

Entre deux tétées, ma fille a conduit Eva, son aînée de deux ans, au cours de natation. Ma femme les accompagne. Elles m’ont laissé sur les bras la petite Célia, sept semaines depuis avant-hier. Ou plutôt, dans les bras : la porte refermée sur sa mère, elle s’est mise à pleurer.

J’arpente donc le living, la serrant sur mon cœur. Lire la suite


Brussel virgule le onze novembre deux mille soixante-dix-neuf virgule devant le majuscule-p Penseur de majuscule-r Rodin virgule premier bronze coulé sur une vingtaine virgule destiné à la sépulture du collectionneur d’art flamand Jef Dillen dans le cimetière de Laeken double point à la ligne mise en fonction mode image

Tour de statue, que mon PolyCorder engrange sous tous les angles avant de s’arrêter sur la plaque de bronze boulonnée dans le socle. Auguste Rodin, De Denker. Le menton repose sur le poing droit, dont le coude s’appuie sur la cuisse gauche où, curieusement, s’allonge aussi l’autre bras, dans une position peu naturelle, comme si le spectacle du monde imposait à l’homme une torsion, une crispation du corps dévoilant celle de la pensée. Lire la suite


Je le sais, Madame, qu’il est bon, mon café.

Je tiens ça de ma mère. Bien après sa retraite, elle allait encore le préparer pour la vieille madame Darsibois. Je le passe à la chaussette, comme autrefois. L’important, c’est de ne pas laisser bouillir l’eau, à peine frémir, humecter la poudre pour qu’elle gonfle, puis verser à petits coups réguliers, sans que le marc ne sèche. Ne surtout rien faire d’autre, être là tout entier, en corps, en esprit, en cœur, je dirais en âme si j’y croyais. Alors, votre café, c’est un concentré d’amour. De nos jours, les gens utilisent des machines qui font pchiiit. Ils ont besoin de ça, le pchiiit. Ou le bling-bling. Regardez-les s’agiter sur leurs GSM, partout, dans le tram, sur les trottoirs… Même aux toilettes, on entend moins péter, excusez-moi, que piip-piip, tagadam tsoin tsoin. Et plus ça clignote plus on se prend pour Superman, le moindre bidule vous a l’air d’un sapin de Noël. Faut dire que la pub en remet des tonnes, voyez-les tous à la télé, pour avaler un fromage blanc ils ont la danse de Saint-Guy. Du coup, tout le monde fait pareil, ça me rappelle l’époque où les gens sortaient d’un western avec les jambes arquées. Je vais vous dire, depuis qu’ils en farcissent les films à la RTBF, je ne la regarde plus, trop l’impression d’être pris pour un con. Lire la suite


Mon père n’aimait pas les Allemands. Au village, d’ailleurs, chacun faisait vœu de les haïr et vidait sa fosse septique avec un « casque boche » fixé au bout d’un manche ; c’est qu’en 1914, les sbires du Kaiser avaient massacré la moitié de la population. Il leur devait pourtant la rencontre de ma mère, comme lui réfugiée en 40 dans un bourg pyrénéen. À leur retour d’exode, le curé a entraîné mon père dans la résistance. Lui-même a recruté son futur beau-père, ci-devant sous-officier de gendarmerie, démissionnaire parce qu’il était question de faire porter aux gendarmes l’uniforme de l’envahisseur. Tout cela ne favorise pas la réconciliation. Lire la suite


D’accord, Madame, je n’ai rien d’un enfant de chœur.

Le plus drôle, c’est que je l’ai été. Deux ans, trois peut-être, la mémoire fout le camp. Mais les odeurs me restent, écœurantes, chêne ciré, encaustique des cuivres, moisi de la sacristie, naphtaline des surplis, mixture de fleurs fraîches et fanées, puis l’encens, l’encens, qui vous imprégnait tout, les cheveux, les habits… Lire la suite