Fawcett et le trésor du Mato Grosso

Gérard Adam,

En fin de compte, je ne serai jamais allé au Brésil. Chaque fois que j’ai envisagé d’y traîner godasses et sac à dos, une autre destination s’est imposée, Teotihuacan, Tikal, Machu Picchu, Katmandu, Chidambaram, Khadjurajo… Mais de Rio, son Pan de Azucar et Copacabana, de Salvador de Bahia, sa capoeira et son candomblé, de chutes d’Iguazu, point !

Ce Brésil, pourtant, je le porte en moi depuis mes années tendres, il aurait dû être pater entre les avés dans mon chapelet d’exotisme. Il restera pour moi une collection de clichés, cariocas, Girl from Ipanhema, roi Pelé, capitale inhumaine jetée en pleine jungle par le plus désastreux architecte de mémoire de civilisation.

Faute à la langue, peut-être ? Si je me débrouille en quelques idiomes internationaux, j’ignore tout du portugais. Et à quoi bon voyager si on ne peut communiquer ? Je me souviens de ce pêcheur mexicain à qui j’avais offert une bière du côté d’Alvarado. Qu’était donc la Belgique ? Une minuscule terre d’Europe, coincée entre Allemagne et France. Il avait soulevé son chapeau de paille, s’était gratté le crâne, avait hoché une tête entendue : « Pais pequeño, infierno grande ! » Quel bon philosopheur il eût fait pour notre monarque en éternelle quête de néologisme, cet homme qui avait su entrevoir qu’un jour, pour les fantasmes d’un passé mythifié, nous dilapiderions notre capital de bonheur.

Que le Brésil manquât à mon palmarès de routard ne m’avait jamais tourmenté, jusqu’à ce jour où — pourquoi diantre ? — j’ai accepté de poser mon postérieur sur une chaise et mon menton sur mes poings au festival du livre de S*. Ou, plus exactement, à l’exposition de cochonnailles, fromages, bières et autres délices, à laquelle le livre fournissait un alibi culturel. Alibi dont se passaient fort bien les badauds qui poussaient une tête curieuse à la porte de l’ancienne grange où l’on avait parqué les écrivains, pour la retirer aussitôt et assiéger le bar attenant. Question de tromper mon ennui, je suis allé chiner sur les stands des bouquinistes. J’y suis tombé en arrêt devant le Trésor du Matto-Grosso, de Louis Boussenard, aux éditions Tallandier, avec certes une belle coquille dans le titre, mais pouvais-je accabler de si triviale considération un ouvrage qui avait enchanté mon enfance ?

Avec la modeste paie de mon père, ma mère avait bien du mal à nouer les deux bouts. Chaque vendredi, jour des « réclames », elle prenait le bus pour Liège où tout était moins cher et revenait, épuisée, avec au bout de chaque bras deux ou trois filets bourrés de provisions. Mais elle parvenait toujours à grappiller trois francs sur le montant des courses et passait dans une bouquinerie où la vendeuse lui gardait pour moi des romans d’aventures. J’en faisais une consommation effrénée, surtout les Marabout Junior et les Tallandier, dont cette collection « Univers-Aventures », dite bleue, mais en réalité striée de zigzags blancs sur fond bleu.

« Combien ? » Le marchand m’a désigné un chiffre au dos. J’ai failli m’étrangler : trente-cinq euros pour ce demi-torchon ? « C’est une rareté ! » a-t-il argumenté. « Oui, mais avez-vous aussi le Maître du Curare ? » Un instant décontenancé, il s’est vite repris : « Il y en a un résumé au début — Sans le premier, votre bouquin ne vaut pas un clou ! » Et je l’ai planté là, trop heureux de faire la nique à un de ces concurrents déloyaux, seuls maillons de la chaîne littéraire à susciter quelque intérêt céans. Mais aussi avec un soupçon de culpabilité : ne devais-je pas à sa profession les plus belles heures de ma jeunesse, moi qui, sans elle, n’aurais jamais possédé le moindre livre ?

Ces deux-là étaient mes favoris. Je les ai dévorés nombre de fois, avec une passion intacte. Au point que, cinquante ans plus tard, je me souvenais des péripéties que devait affronter Félix, un aventurier français condamné à la pendaison et sauvé in extremis par ses compagnons, dont le mousse Yvon auquel je m’identifiais. Cette mésaventure lui laissait la peau bleue, mutation qui titillait à la fois mon imaginaire et ma raison. Il s’ensuivait une fuite dans la jungle amazonienne, en compagnie d’un Indien détenteur des secrets du curare. Après de terribles aventures, il découvrait je ne sais quel trésor au fin fond du Mato Grosso et se battait en duel avec un officier britannique, lequel le blessait à la gorge. Cette blessure guérissait sa maladie bleue. Le livre s’achevait sur une explication médicale, que je n’ai pu vérifier durant mes propres études de médecine, les deux volumes s’étant égarés entre-temps.

Cette lecture a déclenché en moi un engouement pour le Brésil, exacerbé par mon Bob Morane de prédilection, Sur la piste de Fawcett, où le héros part à la recherche d’un autre aventurier, britannique et réel celui-là, disparu dans l’Amazone en quête d’une cité perdue, et sans doute massacré par les Indiens kalopalos, si ce n’est kayapos.

Un engouement qui s’est mué en obsession quasi maladive. Pour venger mes frustrations d’enfant pauvre, je me suis mis en tête de fabriquer une sarbacane et des flèches empoisonnées au curare, avec lesquelles je débarrasserais le pays de tous ses exploiteurs. Fort de cette expérience, et grâce à ma maîtrise des poisons botaniques, j’irais dans la forêt brésilienne résoudre enfin le mystère de Fawcett et retrouverais du même coup la cité des Musus, dont Bob Morane, par fidélité au serment fait sur son grabat de mort au dernier survivant de la tribu, avait refusé de révéler la position à l’archéologue français Aristide Clérembard. J’arpentais solitaire le versant boisé de la Meuse mué en jungle amazonienne, arrachant avec mon canif l’écorce des arbres afin de l’assouplir et de la rouler. Puis recueillais des gouttes de résine sur lesquelles je testais j’ai oublié quelles alchimies.

Le Brésil, heureusement, n’était pas toujours si dramatique. Mes parents sont allés voir l’Orfeu negro de Marcel Camus, sans doute l’unique ciné qu’ils se sont offert durant ces années, et me l’ont narré d’abondance, d’autant que sa bande sonore, Manhã de Carnaval, passait sans relâche aux disques demandés. Qui plus est, dans la cour de son quasi-taudis, notre voisin d’en face, voix de ténor et tête de cochon, accompagnait de rengaines ses bruits de tôle et autres bordées de jurons, tandis qu’il s’efforçait de remettre en état sa nouvelle bagnole d’occase, laquelle, pas plus que les précédentes, ne dépasserait le coin de la rue, si ce n’est tractée par une dépanneuse pour finir à la casse. Son répertoire se bornait à La samba brésilienne / Qui permet aux Parisiennes / Sans avoir l’air d’y toucher / Chaque nuit de goûter / Les petits à-côtés / Du péché… Association de deux termes, goûter et péché, source de désarroi, puisque mon éducation catholique faisait de ce dernier l’absolue infamie. Et d’autant plus troublante que le péché de chair était le pire, ticket assuré pour la damnation de mâles concupiscents, à coup sûr libres penseurs ou socialistes, dont les filles, virginales et fières de l’être, avaient pour devoir et unique aspiration de se préserver. Est venu s’y ajouter le tonitruant Si tu vas à Rio de Dario Moreno, Et tu verras / Grimpant le long des collines / Des filles à la taille fine / Avancer à petits pas… Cette lascive procession et les premières pollutions nocturnes qui, suggestion ou fortuite concordance du calendrier hormonal, l’ont accompagnée m’ont fait renoncer à mes velléités justicières et aux expéditions qui devaient en découler. D’ailleurs, l’observation que mes aînés couraient, après la messe dominicale, se cacher par couples dans les taillis du terril avait quelque peu mis à mal mes notions de relations entre sexes. Et puis mon curare n’avait jamais tué le moindre oiseau, que mes flèches manquaient inexorablement.

Une exclamation est venue me harponner dans les méandres des souvenirs : « Salut ! Tu n’as pas changé ! »

Sans doute n’en allait-il pas de même pour l’escogriffe hirsute qui m’apostrophait. Ou étais-je la proie d’un Alzheimer fulgurant ?

Il restait planté devant moi, quelque peu déconfit.

— Tu ne me reconnais pas ? Greg…

Son timbre, avant que le prénom eût atteint ma conscience…

— Greg ! Mais qu’est-ce que tu…

Pour toute réponse, il m’a fourré sous le nez un exemplaire de mon dernier roman : « J’ai acheté ça il y a quelque temps, l’occasion était belle de te le faire signer… » La classique plaisanterie « C’était donc toi ! » m’est restée dans la gorge : la première page en était soigneusement coupée, question d’en extirper une dédicace antérieure. Un exemplaire de presse refilé en bouquinerie. L’état impeccable du livre démontrait que le journaliste, pas plus que mon interlocuteur, ne l’avait ne fût-ce que feuilleté.

Grégory Carré, je l’avais rencontré à la fin des années quatre-vingt, lors d’un bref séjour à Gisenyi où, géologue, il cherchait ce qui faisait la fortune et allait causer le malheur des voisins congolais : cassitérite, et surtout coltan, le tristement célèbre or gris, qui incruste de sang nos mobilophones et nos ordinateurs. Nous avions sympathisé au bar du Méridien et il m’avait convié dans sa villa au bord du lac Kivu, « le paradis sur terre » selon ses propres termes. Il y vivait en compagnie de Philomène, une femme ravissante que, redoutant les haines interethniques, il était allé se chercher de l’autre côté de la frontière. Des paradis sur terre et leurs Ève d’ébène, il en avait connu d’autres, m’a-t-il confié en m’énumérant ses postes antérieurs au terme d’un festin copieusement arrosé, après que Philo eut gagné seule une couche qui, à son grand dépit avais-je cru saisir, ne serait jamais conjugale. Après mon départ, nous étions restés en contact épistolaire et lorsque, l’année suivante, j’étais retourné au Rwanda, il n’avait plus été question de Méridien : je l’eusse vexé à mort en refusant sa redoutable hospitalité. Il ne me restait qu’à lui offrir en retour un exemplaire de mon premier roman, qui venait de paraître.

La guerre survenue, j’ai dû rayer les mille collines de mes destinations. J’ai bien quelquefois repensé à mon hôte et à ce qui avait pu lui advenir, et sans doute n’eût-il pas été difficile de retrouver sa trace, mais d’autres soucis ont balayé celui-là.

Vingt et des années plus tard, j’avais enfin l’occasion de lui rendre une goutte des trop nombreux flacons débouchés en mon honneur. Confiant donc à un voisin la tâche de m’avertir en cas d’improbable intérêt pour mes œuvres, je l’ai emmené au bar. Et, devant un assortiment de spécialités locales, bio comme il se devait, accompagnées d’un chardonnay qui ne l’était pas moins, il m’a narré comment, en 1994, il avait franchi la frontière grâce à l’Opération Turquoise et laissé Philo à Goma, faute de passeport, avec la promesse jamais tenue de venir la rechercher. Préférant se servir gratuitement chez le voisin que financer des prospections aléatoires, le nouveau régime rwandais n’avait pas renouvelé le contrat de sa firme, qui l’avait envoyé au Canada quérir son cher — dans tous les sens du terme — coltan. Mais il y faisait décidément trop froid, sans compter la pénurie de femmes noires auxquelles il était accro, et, au tournant du millénaire, il s’était laissé débaucher par une entreprise rivale qui prospectait au Brésil, où l’on suspectait des gisements bien plus fabuleux que ceux exploités jusque-là, voire que les réserves du Kivu et du Shaba réunis.

C’est ainsi qu’il s’était retrouvé dans une bourgade sans nom entre Amazonas et Mato Grosso, à un jour de hors-bord de Porto Velho, centre d’extraction de la cassitérite. « Un pays, comme dit un aède local, — a-t-il pontifié entre deux lampées de chardonnay — où nul n’a un nom et chacun peut avoir un rêve. »

Il a sorti deux photos. Sur la première, on le voyait en pirogue, chapeau de brousse et pataugas. Fawcett, le trésor du Mato Grosso ! Mes rêves d’enfant ressurgissaient et le livre me vengeait de ce calamiteux festival, mieux que mes flèches au curare de l’injustice sociale. À cette évocation, il a éclaté de rire. L’aventurier britannique, là-bas, était bien oublié. Quant au trésor, il était d’une tout autre nature : « Sais-tu, m’a-t-il soufflé avec une mine de conspirateur, que le lobby du coltan a exploité les rapports des ONG sur le Kivu pour faire passer la loi dite Obama, interdisant la commercialisation du minerai venu d’un pays en guerre, sous des prétextes éthiques, mais en fait pour casser la filière congolaise, doper les prix que l’exploitation sauvage au Kivu et la crise économique avaient fait chuter, écouler plus facilement une production sud-américaine plus rentable, dans laquelle il investissait massivement ? »

La seconde photo montrait, sur la terrasse d’une villa préfabriquée, une belle femme en bikini, sculpturale et noire à souhait, avec tout de même quelques reflets cuivrés pour faire honneur au métissage national. Greg a soupiré : « Amanda, elle était l’Ève de mon paradis terrestre ! »

Pourquoi cet imparfait ? Parce que le Brésil était le pays de la violence, que hold-up, enlèvements, viols, lynchages, incendies et assassinats y étaient un sport national. Et que cette violence avait failli s’exercer contre lui. Sous d’autres latitudes, se commettent des crimes d’honneur au nom de la concordance sociale, religieuse ou ethnique et, bien sûr, de cette virginité dont les filles, avais-je un jour imaginé, se faisaient les gardiennes farouches, et leurs frères plus encore. Mais au Brésil, l’honneur se nommait real. De prétendus frangins d’Amanda, surgis on ne savait d’où, avaient exigé sous la menace un droit de cuissage exorbitant. Prétextant un nécessaire passage à sa banque de Porto Velho, il avait sauté dans un avion pour Rio puis, sans même y passer une nuit, dans le premier vol à destination de l’Europe, d’où il avait envoyé sa démission.

« Ta vie, mon vieux, est digne d’un roman ! »

La phrase à ne pas dire ! Son visage s’est éclairé. J’aurais bien dû me douter qu’il n’avait pas cherché mes traces sur Facebook et parcouru plus de cent kilomètres pour le simple plaisir de se faire dédicacer un livre qu’il n’avait aucune intention de lire. S’il tenait à revoir un homme croisé à deux reprises, et qu’il savait écrivain, c’est que, justement, il voulait tirer un roman de cette vie, et n’en était pas capable. En manque de négresse, il lui fallait un nègre.

Je me suis d’abord cabré. Sans besoins financiers, je m’étais promis de ne jamais commettre cette trahison de l’art qui permet à certains confrères et consœurs d’acheter leurs épinards quotidiens, dans l’espoir un peu naïf que leurs droits d’auteur les graisseront d’une noix de beurre. Mais ce chardonnay était un nectar, et nous en entamions la deuxième bouteille. Puis Fawcett, Félix et le mousse Yvon me poussaient dans le dos, grâce à Greg, j’allais enfin découvrir mon trésor du Mato Grosso. Une semaine plus tard, j’enclenchais mon dictaphone dans le flat ucclois où il vivait de ses rentes, confortable certes, mais qui n’avait plus rien d’un paradis terrestre et que ne partageait aucune Ève, de quelle couleur qu’elle fût.

Après quelques rencontres, j’ai dû me rendre à l’évidence : foin d’aventures tropicales et de thriller politico-industriel, j’étais en train d’enregistrer un traité d’érotisme exotique. Sous l’unique référent des us, coutumes et singularités fornicatoires, Greg établissait un relevé des femmes, toutes noires, qui avaient un temps partagé sa vie, et qu’il avait larguées sans état d’âme à chaque mutation. Cherchant en vain à recentrer le propos, je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Mais le jour où, n’y tenant plus, j’allais me décommander sous n’importe quel prétexte, c’est lui qui m’a téléphoné : la firme le relançait, on avait besoin de son expertise pour un projet de prospection au Niger.

Quelques mois plus tard, un courriel me le montrait sur la terrasse d’une villa, avec à ses côtés une femme dont un léger foulard ne parvenait pas à masquer le charme ténébreux. Nous n’avions pas eu le temps, avant son départ, d’aborder l’Amazonie et le Mato Grosso. Le Brésil resterait donc pour moi une collection de clichés, même si, depuis mon enfance, elle s’était enrichie, successeurs du roi Pelé, meilleurs joueurs au monde qui n’avaient jamais remporté de Mondial, et puis O Cangaceiro, Antonio Das Mortes, Gabriela girofle et cannelle, des bagnoles carburant à la gnôle, un président de gauche qui n’avait pas démérité…

Et sans doute est-ce bien, qu’il subsiste quelque part un territoire de rêve non souillé par la fange de mes chemins réels.

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