Fragments d’un carnet d’hosto

Jacques Crickillon,

Du cinquième étage de la clinique du Parc Léopold, jeudi 18 mai 1995, troisième jour après salle d’op.

À toi, Cher Jacques, fidèle compagnon, incurable rêveur de lumière.

Plafond bleu. Blouses bleues. « Quand est-ce que j’y passe ? » Tête de l’infirmier : « Mais c’est fini, Monsieur ! Je vous remonte en chambre. » Absenté de soi, dans le temps même où l’on aurait pu enfin scruter son noir.

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La quête de la perfection finit toujours par ressembler à un omnibus qui ne trouverait pas son dépôt.

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C’est dans le malheur qu’on évalue son courage, c’est-à-dire qu’on en aperçoit la fragilité.

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Le courage : un sourire posé sur la douleur, sur la mort.

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Seule protection contre la solitude : s’immerger dans la solitude.

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Faux ! Seul tranquillisant contre la solitude : sa conjugaison avec celle des autres. Je ne sais pas.

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Au lendemain d’une intervention conséquente : écrire pour la vie. Pour aider à vivre. Comment ? Comment vivre pour pouvoir écrire pour aider à vivre ? Douleur et mort : ligne d’arrivée. Ne pas dire que. Dire. Comme on parle à un compagnon de combat avant l’assaut fatal, et

déjà de civière à civière et voici qu’on emporte à la fosse commune, alors ce signe seulement de la terre à la terre, désignant un ciel invisible, improbable, bien présent sur son socle de montagne.

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Courage : tension de l’esprit face à l’œil hypnotique des sables mouvants du corps.

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Courage : masque par quoi la peur se dissimule, s’affermit, s’immobilise.

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S’évadant, on s’empresse vers sa prison.

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« Psychopathe ! » a dit de moi le chirurgien après l’opération. Boutade ? Qu’ai-je pu raconter sous anesthésie ? Rien d’autre, certes, que ce que ma pensée sans cesse me répète. Le chirurgien a raison : malade de la pensée, cette pensée qui dans ma vie même me désigne mon agonie, mon cadavre, cette pensée qui est devenue – a toujours été – calvaire.

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Jardin des Oliviers : mais il y a les arbres, les oiseaux de ce printemps où s’achèvent des vies, les oiseaux, banals miracles pour une âme arrêtée.

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Le courage est un tigre aveugle.

Le courage est une actinie, épanouie.

Le courage est un pieu qui refuse de rester planté.

Le courage est un arbre qu’on abat, tombé qui laisse au ciel droit ce double d’arbre.

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On commence à écrire pour soi. On continue en guettant les réactions des autres, jusqu’à leur sucer des louanges. On finit, mais rarement, par écrire pour soi. De la première case à la dernière, un pauvre jeu de l’oie qui s’appelle une carrière d’écrivain.

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J’écris parce que j’ai peur de moi. Cette fosse grouillante où depuis toujours quelqu’un – ce n’est pas quelqu’un – se tient, est tenu, à se faire dévorer. Je grimpe en crochant dans la boue de ma chair, et sans cesse s’arrachent des lambeaux de pensée, la chute, la rechute. J’écris.

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Hôpital. Ici échoueront indiens et visages pâles. L’enfant gâté, l’enfant martyr. Tête de bois, tête de pioche. Revers de paupières dont est fait le satin du cercueil. L’hôpital refuse les plantes vertes, accueille les fleurs coupées. La fenêtre est vide d’oiseaux. Hôpital : dock où tournent très lentement des épaves dont la seule identité est l’attente d’un contre-courant d’estuaire.

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Chaque fois qu’on parle de son âge, comme d’une justification, d’une excuse, d’un regret, on prend de l’âge. Ma face de loup, née d’hier, émerge à l’instant, comme ces dents de requin qu’on trouve dans les terres de mémoire sèches, d’un magma millénaire. Face dévorée d’air et de pierre, qui m’est invisible, qui creuse un sillage pour ce corps hasardeux.

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Bonne grande résolution : cesser d’écrire. Et vivre. Vivre ! À plein, à fond, vivre ! Résolution, révolution. Ne pas l’oublier. Ne pas retomber dans le cercle des cercles. Allons, vite, il faut l’écrire !

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