Groeninghe et le champ du Merle

Dragana Covjekovic,

Le 15 juin 1389, au champ du Merle (Kosovo Polje), l’héroïque armée serbe tenta de stopper l’invasion ottomane et de sauver l’Occident chrétien. Les Serbes se battirent comme des lions, un des leurs parvint même à tuer le sultan Murat, mais les forces étaient trop inégales et ils furent défaits. Le roi Lazare décapité avec toute sa chevalerie, les Turcs plongèrent pour cinq siècles dans les ténèbres une bonne part des Balkans. C’est du moins ce que m’a transmis mon père, mon ignorance de la langue ancestrale et son français par trop rudimentaire m’épargnant les hauts faits des héros qui, magnifiés par les chants épiques accompagnés à la guzla, avaient exalté son enfance. Et c’est ce que je me suis bien gardée de transmettre à ma fille Sofia ; de toute façon, portant le patronyme yankee de son père et mon ex, elle n’en aurait que faire.

Le 11 juillet 1302, dans la plaine de Groeninghe, l’héroïque armée de paysans et tisserands flamands affronta les Français, bien plus puissants et expérimentés. Alors qu’archers et « piéton » de Philippe le Bel enfonçaient les lignes, les arrogants chevaliers, furieux de voir la gloire leur échapper, chargèrent en piétinant leur piétaille et s’embourbèrent dans les marécages où ils furent massacrés à coups de goedendag. Leurs éperons d’or allèrent orner l’église de Kortrijk et la Flandre glorieuse conquit son indépendance. C’est du moins ce qu’a retenu Sofia du cours dispensé par Juffrouw Karin à la veille de la fête nationale flamande. Il m’a tout de même fallu remettre sa petite pendule à l’heure, non, à la bataille des Éperons d’or, les Flamands n’ont pas battu les Wallons. Ce dont sont confusément persuadés Luc, son ami de cœur, fils de nos voisins de droite, et Brigitt, sa meilleure ennemie, fille de notre voisine de gauche.

Il faut aux religions des mythes créateurs. Dieu fabriqua le monde en sept jours afin de coller plus tard à une mortelle, vierge quoique mariée, un fils parthénogénétique, lequel, avant d’être cloué sur une croix et de ressusciter pour sauver les hommes d’on ne sait trop quoi, naîtrait dans une étable entre un bœuf et un âne tandis que chanteraient anges et bergers, que des rois exotiques se mettraient en route vers lui avec le nez dans les étoiles ; P’an-kou naquit dans le chaos Ciel/Terre en forme d’œuf et y vécut dix-huit mille ans, séparant peu à peu les éléments du monde ; l’énergie divine infinie plongea dans l’eau une graine qui, muée en immense œuf d’or, se coupa en deux, révélant le dieu Brahma, lequel créa les sept étages du monde supérieur avec une moitié de l’œuf et les sept du monde inférieur avec la seconde moitié… Poétique, émouvant, pour autant qu’on ne grille pas sur le bûcher ceux qui, non contents de savoir qu’il s’agit de mythes, s’avisent de le proclamer.

Les peuples, de même, ont besoin de mythes fondateurs, une louve allaita les jumeaux Remus et Romulus, de l’union d’un loup bleu et d’une biche blanche naquirent les Mongols. Et ceux qui n’en ont pas mythifient l’Histoire, peuple-Calimero du champ du Merle, peuple Poucet terrassant l’ogre des marais de Groeninghe. Poétique, émouvant, pour autant qu’on n’égorge pas, ni même n’écrase de son mépris, ceux qui, non contents de savoir qu’il s’agit de mythes, ou d’une transformation mythique de l’Histoire, s’avisent de le proclamer : les peuples trop obnubilés par leurs mythes ont une capacité destructrice redoutable, que souvent ils ignorent, et dont ils risquent d’être la principale victime ; celui de mon père en sait quelque chose.

Au champ du Merle, les Serbes n’étaient pas seuls, des troupes bosniennes, croates, albanaises, combattaient à leurs côtés ; leur commandement était rongé par les rivalités ; le prince Malko Kraljević, bizarrement porté aux nues par lesdits chants épiques, s’était rallié aux Ottomans ; les forces en présence étaient équilibrées, et la défaite fut le résultat d’erreurs tactiques, de même que, par incurie, avait déjà été perdue la bataille de Marica ; trop affaiblis par leurs pertes, les Turcs battirent en retraite après leur victoire, interrompant leur conquête des Balkans pour ne la reprendre qu’après reconstitution de leurs forces, ce dont les Serbes furent incapables…

Dans la plaine de Groeninghe, paysans et tisserands flamands n’étaient pas seuls, des troupes namuroises et liégeoises combattaient à leurs côtés ; à leur tête se trouvaient Jean de Namur, fils de Gui de Dampierre, et Guillaume de Juliers, archidiacre de Liège, son petit-fils ; la victoire fut chèrement payée deux ans plus tard à Mons-en-Pévèle où Philippe le Bel écrasa les mêmes coalisés, récupéra les éperons d’or, amputa la Flandre d’une partie de son territoire ; si d’autres fronts n’avaient pas requis le monarque, sans doute eût-il tout annexé, et n’aurait-on jamais parlé de Belgique.

Née d’un père herzégovino-serbe et d’une mère sicilienne, enracinée en Wallonie dès mes premiers pas, divorcée d’un fils de l’oncle Sam, établie en Flandre et y œuvrant dans une firme yankee, j’évite comme le sida les polémiques nationalisto-linguistiques. L’esquive et l’humour sont mes préservatifs, efficaces jusqu’à ce treize heures où, grignotant cracotte et gouda belge light face à mon écran, je n’ai pas pu ne pas entendre le Schandalig ! vociféré par mes collègues. Le clash du énième in-ou-préformateur, facilitateur, débrouilleur, temporisateur, dérideur, papoteur, ajusteur, coupeur de textes en mille, était la gifle de trop, les franstaligen restaient indécrottables, faisant mine de négocier mais balayant d’un revers hautain les justes exigences flamandes, leur arrogance allait précipiter une scission dont la Flandre ne voulait pas, quoique…

Dans la boîte, on communique en anglais. Avec mon diplôme en philo germanique et mes antécédents matrimoniaux, je le parle mieux que tous, y compris le boss et son sabir de l’Arkansas. Parfois, je me dis qu’il en va de même pour le néerlandais, mes collègues patoisant avec délectation dès qu’ils se retrouvent entre eux.

« Wat denkt gij ervan, Drag ? »

Voix crispée de Joris. Vondel prenait le pas sur Shakespeare et mon préservatif une fichue entaille.

J’ai pivoté sur mon siège. Ses yeux d’un bleu cobalt se voulaient hypnotiques derrière les petites loupes à monture amarante. Le front se barrait d’une ride grave sous les cheveux court taillés, dégarnis aux tempes, d’un gris précoce assorti au trois-pièces, de même que la cravate reprenait le ton des lunettes.

Élégant, Joris, trop à mon goût, modèle de cadre dynamique, brillant, efficace, look athlético-jeune — ou encore jeune — conforme aux catalogues, entretenu avec force jogging, running, body-building, core-training et autres ings présents ou à venir salut. Puis sérieux, tellement sérieux, même ses pointes de fantaisie paraissent tirées du vade-mecum How to Be a Perfect Businessman. Sans compter l’indispensable BM, que la proche quarantaine muera en Mercedes. Comme il se doit, flamingant sans excès, de même que son arrière-grand-père devait être fransquillon. Lui et mon ex étaient inséparables. Quand je me suis retrouvée seule, il m’a offert ses services et plus si affinités, à peine s’il ne m’a pas adressé un curriculum. Discrètement bien sûr, à fleurets mouchetés, sur un ton d’amicale plaisanterie, je n’avais pas besoin d’intérimaire, surtout avec engagement à la clé, mais nul n’a perdu la face. N’empêche qu’éconduit, il devait ruminer sa revanche.

Tous me fixaient avec une intensité non dénuée d’ironie. Aussi cordiales que fussent nos relations, l’hospitalité offerte par la terre sacrée de Flandre exigeait ma gratitude et donc mon approbation. Faute de quoi, je serais au nombre de ces ingrats qui tètent ses mamelles tout en la méprisant. L’arrogance de Jacques de Châtillon, des chevaliers de Philippe le Bel, des soldatesques louisquatorzièmes, révolutionnaires ou napoléoniennes, et surtout de la bourgeoisie francophone flamande du dix-neuvième siècle et des débuts du vingtième — mais ils ont oublié qu’elle était flamande — se greffe, au plus obscur des inconscients, sur tout ce qui ressortit à la langue française.

Je n’ai pu garder par-devers moi le champ du Merle, Groeninghe, l’Histoire mythifiée. Là où j’avais passé ma jeunesse, là où demeurent mes souvenirs et des attaches précieuses, on n’a pas de tels mythes. Pourtant, quand en 1468 Charles le Téméraire vint bouter le feu à Liège en révolte contre un prince évêque imposé, les maigres forces principautaires, au nombre desquelles six cents Franchimontois, risquèrent un superbe et vain baroud d’honneur. Dans ce plat pays devenu provisoirement le mien, comme dans celui de mes aïeux paternels, on en tirerait gloire. Mais les écoliers wallons, ai-je expliqué, n’en ont rien à cirer, la plupart étant incapables de narrer, encore moins de situer l’épisode. Il est vrai, me suis-je dit, mais in petto pour ne pas renforcer des stéréotypes non dénués de fondement, qu’ils n’en ont pas grand-chose à cirer non plus de l’apprentissage des langues, d’où, après quelques mornes saisons, ma reconversion dans l’import-export, mon exil en Brabant flamand et la rencontre de mon ex, ajoutant quelques racines à l’imposant faisceau de Sofia. L’Histoire est facétieuse quand on ne la mythifie pas, ai-je repris, si les troupes flamandes à Groeninghe étaient commandées par Jean de Namur et Guillaume de Juliers, les chefs liégeois avaient pour nom Gosuin de Streel et Vincent de Bueren. Tout au long de l’Histoire, les oppressions, sur cet amalgame de terres où l’on nous a bricolé une Belgique, ont été plus souvent subies ensemble qu’exercées les uns envers les autres…

Joris a eu un mouvement d’humeur : « Dat hebben wij anders geleerd, Drag ! » et il s’est détourné en haussant les épaules. Tous les autres l’ont imité. Rupture consommée, je ne serais jamais des leurs. De toute façon, jamais je ne l’aurais été, mais ils tenaient leur raison de ne plus devoir feindre.

Tout l’après-midi, je me suis muée en carpe. Il ne s’est pourtant rien passé, même cordialité superficielle, pas la moindre allusion déplaisante, pas mine d’un harcèlement et encore moins de pneu crevé ou autre tag vengeur sur la carrosserie de ma vieille Fiesta quand je l’ai reprise pour aller chercher ma fille à l’école. N’empêche que j’étais à bout de nerfs, au PC puis au volant. Ce « Dat hebben wij anders geleerd » me tournoyait en tête. Ce n’étaient quand même pas des incultes, ils auraient dû savoir que le Téméraire, pour ne parler que de lui, avait réprimé Gand, Liège ou Dinant avec une féroce équité linguistique. Aujourd’hui, rageais-je, que la Flandre, au nom du droit du sol, voulait empêcher l’usage du français même sur les portions de son territoire où ceux qui le parlaient étaient majoritaires, elle aurait dû penser qu’en appliquant le même principe, Tongeren et Sint-Truiden devraient être wallons !… Ils ne pouvaient pas ignorer, encore moins rayer d’un trait de plume arrogant — oui, arrogant, on donne souvent son nom aux autres —, que la Belgique unitaire avait durant plus d’un siècle effectué des transferts Sud-Nord, ce que nul n’avait contesté avant que le flux ne s’inversât… Ce perpétuel rognage du droit des gens, ces trahisons de sa signature alors que l’encre des traités n’était pas encore sèche, n’apportaient vraiment rien à l’honneur de la Flandre ! Sous l’affectation de rationalité, leur triomphalisme était du même ordre, obtus, que celui d’un side de hooligans, Olé olé olé, we are the champions ; le Heysel savait à quels débordements cela pouvait mener. Qu’adviendrait-il si la situation politique se tendait encore ? Ma colère, déclenchée par si futile incident parce qu’elle couvait depuis trop longtemps, donnait un avant-goût de ce qui pouvait nous tomber dessus, nous écraser les uns comme les autres. Quels dérapages, de moins en moins contrôlés, jusqu’au geste irréparable, un seul pouvant suffire ? Combien, au pays de mon père, s’étaient emparés du nationalisme pour régler des comptes, assouvir des rancœurs, accaparer ce qu’ils enviaient ! Qui pouvait garantir qu’il n’en irait jamais de même ici, comme si nous étions faits d’une autre chair que le reste du monde !… Je bouillonnais, étouffant ma colère dans le même irrationnel que je voulais fustiger.

Un furieux coup de klaxon me ramène à la priorité de droite. Holà ! Ralentir, et ma voiture, et le tourbillon dans le crâne ! Pas vocation d’être la première victime du conflit linguistique !

D’ailleurs, me dis-je tout haut pour reprendre mes esprits, je ne risque pas grand-chose. Le boss m’apprécie et tous le savent. Si la Belgique éclatait, m’a-t-il un jour confié, notre firme, comme bien d’autres, se trouverait illico une autre implantation européenne. Tu y serais la bienvenue, a-t-il ajouté avec un petit sourire, comme s’il pensait qu’avec mes gènes migrateurs, je serais moins en peine de l’y suivre que nombre de mes collègues flamands dont les politiciens sont en train de scier la branche sur laquelle ils font la roue.

Après tout, pourquoi pas ? Reprendre l’errance, toujours ailleurs, comme nombre d’ancêtres de ceux qui ont fini par tellement s’enfoncer dans leur terre qu’ils croient se confondre avec elle. J’ai en moi tant de racines, j’en ai transmis tellement à ma fille, qu’elle peut les planter n’importe où. D’ailleurs, l’humain, le vrai, porte ses racines en lui-même, il peut intérioriser la nourriture spirituelle et partout l’emporter avec lui, l’enrichir au bonheur des rencontres.

Pourquoi l’éclatement prévisible du pays où se sont insérés mes gènes serbes, croates, herzégoviniens, siciliens et bien d’autres sans doute, me révulse-t-il ? Pourquoi m’agripper sentimentalement à une situation révolue ? Toute vie résulte de synthèses et de fractionnements. Anabolisme, catabolisme, peut-être les seuls termes que j’aie retenus de mes cours de biologie. Les élaborations humaines subissent la même érosion débouchant sur une désagrégation d’où tout repartira. Qu’ils soient issus d’un mouvement interne, comme l’union des Slaves du Sud, Jugo-Slaves, au sein d’un même pays, ou d’une pression externe, comme ce tampon entre puissances que furent les Pays-Bas dont Wallons et Flamands se sépareraient pour constituer une pas plus naturelle Belgique, les États complexes un jour se décomposent et sans doute est-ce bien. On n’envie que ce qu’on ne possède pas, les enthousiasmes des peuples se portent sur le rapprochement quand ils sont isolés, sur l’indépendance quand ils sont associés. Mais aussi artificielle, aussi fugace — à l’aune de l’humanité —, aussi conflictuelle qu’elle aura été, la fusion de peuples, nationalités, ethnies, au sein d’une entité, aura offert à ceux-ci un surcroît d’ouverture, une vision élargie, dont ils n’auront pas toujours eu conscience. Mon père me disait sa fierté d’avoir été yougoslave ; il n’en était pas moins fier d’être serbe et vibrait aux exploits d’Eddy Merckx ou du Standard de Liège. Un ami coopérant en Afrique m’a dit que là-bas, entourés d’autochtones et d’expatriés de partout, Wallons et Flamands prenaient conscience d’être belges, de porter des valeurs, des pensées, des perceptions communes. Ce qui n’empêche pas ma Sofia, pour ne pas être isolée, de supporter onze Clijsters plutôt que Justine Henin ! Lui faudra-t-il bientôt recycler ses enthousiasmes ?

Les enfants quittent l’école. Je prends ma place dans la file des parents. Bientôt, je l’aperçois, bras dessus, bras dessous avec Luc, et qui lui murmure à l’oreille. Le gamin éclate de rire, avant qu’un avertisseur impérieux le rappelle à ses devoirs. Un bisou plaqué sur la joue, le Roméo du plat pays quitte sa Juliette serbo-sicilo-wallo-américaine pour grimper dans le 4×4 maternel où Brigitt, rogue, a déjà pris place pour le covoiturage. Une main s’agite fugacement à la vitre. Sofia suit des yeux le mastodonte, qui s’éclipse au coin de la rue. Alors, seulement, elle se retourne, me découvre et accourt.

Rayonnante.

Partager