L’humour, ce n’est pas drôle

Bruno Wajskop,

Il porte un pull en cachemire bordeaux de chez Bouvy ou d’ailleurs, et un pantalon gris de flanelle ; il est voûté face à son écran, un fin filet de pellicules s’écoule sur son épaule. Il se penche en avant vers le clavier, relit son commentaire et, solennellement, enfonce la touche « envoi ». Il se redresse tandis que l’ordinateur lui confirme que ce qu’il a écrit est pris en compte : une pellicule sur le torrent de peaux mortes que le site Internet du quotidien francophone enterre dans un cimetière d’humour et d’insultes.

En traînant ses pantoufles, il parcourt le couloir parfumé au nettoyant à la cire qui le mène à sa petite cuisine ; il se fait cuire dans beaucoup de beurre une escalope de veau panée de chez le traiteur flamand, et une fois son repas achevé, il se sert un petit verre de Jägermeister et s’enfonce dans le fauteuil orthopédique de son salon, pour participer, au moins autant que le public assis dans l’écran de sa télé, à un débat entre journalistes, politiques, humoristes, dessinateurs et constitutionnalistes, en grignotant des bretzels.

Il ne se passe rien entre le début du débat et le début de la journée suivante. Dans sa voiture, il se gave des informations entrecoupées des publicités qu’il connaît par cœur, et s’accorde les trois minutes de retard que personne ne lui reproche sur son lieu de travail. Il écoute jusqu’à la touche finale la touche d’humour du comique radiophonique habituel, qui s’achève à huit heures trente-trois. Les journalistes de la station rient à chaque bon mot de l’auteur, qui y va fort, c’est entendu, tout le monde le dit. L’excellence du chroniqueur sera confirmée plus tard dans la journée lorsqu’il sera rediffusé : à la radio l’après-midi, dans le journal le lendemain, sur Internet à l’instant même. Mais qu’a-t-il dit au juste ? Mon petit canard […] bande de cons […] rollmops […] rigolo…

Dans le journal, il n’a pas vraiment le temps de tout lire. Mais un bon dessin vaut mieux qu’un long discours, et le principal dessinateur de presse fera secouer de rire le pull bordeaux… et frémir le pantalon de flanelle.

Une nuit, après avoir rectifié, sur le forum du site Internet de son journal, le commentaire d’un autre internaute (Wikiki : tu dis n’importe quoi !), il s’est passé quelque chose. L’information circule la nuit. Un étranger est entré dans son sommeil. Depuis toujours, des figures populaires intervenaient dans ses rêves : Vanessa Paradis, Benoît Poelvoorde, David Bowie, Philippe Geluck, Philippe Sollers, Clint Eastwood, Claire Chazal, ou le roi lui-même.

Le personnage récurrent le plus régulier de ses rêves restait cependant un dessinateur de presse éminemment connu, parce qu’également invité à la télévision, à la radio. Ils sont alors amis d’enfance ou frères, et le rêveur congratule le dessinateur, ou lui donne des petits conseils, lui suggère des sujets, il l’inspire et à quelques rares occasions, ils prennent l’apéro avec le chroniqueur de la radio. Mais cette fois, c’est un inconnu majeur qui a pris place dans le décor du rêve. Il devait être connu. C’était une stature. Une autorité. Qui était-il et comment s’appelait-il ? Quelle importance au fond ?

Ce personnage rêvé surgi de nulle part, tenait un discours qui, même si la nuit n’allait pas tarder à en enfouir la précision, ne contenait pas uniquement des critiques sur le monde. C’était un homme maître de ses opinions. Et ses opinions n’étaient pas idéales ni fantaisistes, elles étaient juste justes. C’était un homme juste, et cela devait se savoir bien au-delà de l’esprit de celui qui en rêvait, le rêveur n’en doutait pas. Cela devait irradier au-delà de lui, plus loin que le bout de la nuit.

Vous vous trompez de cible, disait-il.

Mais à propos de quoi ?

Pas moyen de s’en souvenir au réveil. La phrase entendue dans le sommeil resta énigmatique au rêveur, et fit naître en lui l’espoir de voir resurgir cette figure — pourquoi ne pas le dire ? si rien ne s’espère, rien n’est secret — paternelle.

Le lendemain, il se sentit moins vieux ; durant le trajet vers son travail, lassé par la publicité à la radio, il changea de station et se laissa fasciner par la voix d’une soprano interprétant Tristan et Yseult, sans parvenir encore à concevoir que ce n’étaient pas tant les publicités qu’il fuyait ainsi, mais le billet d’humour punaisé à l’émission matinale des journalistes rieurs ; il arriva en retard au bureau.

Comme la plupart des gens très seuls, il connaissait beaucoup de monde. Il pratiquait une écoute patiente lorsqu’il s’agissait des plaintes de ses collègues, il acquiesçait volontiers lorsque ceux-ci énuméraient des slogans, mais lui-même commençait, depuis ce rêve, à se percevoir comme une sorte de traître envers son « Maître de la nuit », comme si sa nouvelle urgence, soudain, consistait à faire cesser le babil. Le soir venu, il s’intéressa à la beauté des femmes (devant l’écran). Il prit soin d’enduire lui-même une escalope vierge de chapelure et de blanc d’œuf, et de la faire cuire dans une légère couche d’huile d’olive, dans un souhait d’inviter un ami sincère à sa table.

L’homme important revint hanter ses rêves et préciser sa position un vendredi.

Raconter un rêve avec exactitude est illusoire. Les mots qui nous apparaissent si beaux au réveil s’avèrent souvent banals ou abscons lorsque l’esprit sort des brumes. C’est ainsi que l’homme majeur prononça, en vérité, une phrase absolument idiote à notre rêveur, à savoir : « L’humour, ce n’est pas drôle. » Il s’en dégagea cependant, durant le week-end, une étrange vérité.

L’après-midi du samedi, après un repas trop lourd, il fit une sieste agitée devant un jeu télévisé, dans lequel le rêve le transporta. Devenu candidat, il avait à répondre à une série de questions, ou plutôt à cocher des cases sur un écran semblable à ceux utilisés pour le vote électronique. Armé d’un stylet, il devait valider diverses assertions ; le temps de la réflexion lui était d’autant plus pénible qu’il était martelé à la fois par la harangue d’une minuterie stridente et par les encouragements décourageants d’un humoriste de plateau, qui tournait l’heure en dérision (oui : il se moquait du temps qui passe : deux heures trente-trois, ha ha ha !)

Le roi est en peignoir — Vrai ou faux ?

Le nœud papillon a de grandes dents — Vrai ou faux ?

Calimero a grossi — vrai ou faux ?

La voiture de madame Non est pleine d’enfants — Vrai ou faux ?

La roller parade est l’avenir de la culture —

Il se réveilla dans un cri. Et une fois réveillé, il en poussa un autre.

Deux cris.

Il produisit, de toute sa vie, sa première œuvre : une œuvrette de cruciverbiste : CRIS = Courant pour la Réforme des Institutions… à tendance Sociale. Voilà. Voilà ce qu’il allait faire. Créer un courant. Sans plus rien en dire à son journal. Tout seul, quand il saurait comment faire.

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