Zo wil Vlaanderen zijn : zichzelf, veelzijdig en verdraagzaam

Jozef Deleu

À Joseph le Lion, le Flamand aux mille tours

А вам что, девушка ? Et vous, jeune demoiselle, que désirez-vous ?

Arrivée la veille à l’aéroport de Chérémétiévo, Frieda Toekomst en était encore à admirer la luxueuse salle de lecture des Académiciens à laquelle sa qualité de stagiaire étrangère lui avait donné accès. Troublée, elle chercha ses mots pour répondre à peu près correctement :

Я хочу читать старую литературу о львах. Ik wil oude boeken over de leeuwen lezen. Пожалуйста. Alstublieft.

La bibliothécaire, une petite dame dans la soixantaine vêtue d’une stricte robe noire ornée d’un discret col blanc en dentelle, lui attribua une table voisine de la mienne, puis, avec le sourire, lui signifia qu’elle devrait patienter quelques instants et suggéra – non sans un discret clin d’œil complice dans ma direction – un petit détour par la cafétéria.

Première institution scientifique de notre grand pays, la Bibliothèque Lénine comportait dans ses sous-sols une salle de restauration somptueuse proposant les meilleures des nourritures terrestres : bouterbrod, vatrouchka, baba au rhum, thé aux airelles, vin du Caucase, kvas, et même du borchtch à l’heure des repas…

Délaissant sur ma table les travaux de Millicent Finn consacrés à la découverte d’une douzième langue indo-européenne – le tokharo-bulgare –, c’est là que je proposai à Frieda de faire connaissance autour d’un verre de thé en attendant l’arrivée de ses livres. Nullement intimidée par mon audace ou par ma curiosité, comptant peut-être déjà sur mon aide dans la poursuite de sa quête, la belle aux yeux de brume n’hésita pas à se raconter, alternant courageusement rudiments de russe et français quasi parfait.

Frieda était cartographe et chargée par le gouvernement de son pays d’établir de façon scientifique la carte exacte de celui-ci afin de pallier les approximations héritées de son illustre prédécesseur Gerard De Kremer de Rupelmonde, le Flamand mondialement connu sous le nom de Mercator, qui avait dessiné la Flandre en 1540 déjà. Ceci nécessitait une enquête fouillée aux détours parfois insolites. Sa sœur Margot l’assistait dans ses travaux, et venait de rentrer d’Édimbourg où elle avait eu l’occasion d’étudier les sources de la cartographie nationale écossaise. Elle y avait découvert un document fort intéressant, publié en bas-latin au début du XIVe siècle et intitulé De illustrissimis ac sanctissimis peregrinationibus Sancti Andrea apudpopulis Scotia fortissima, et récemment fort mal traduit pour une collection de poche bâclée chez Worse Publishing sous le titre How The Holy Apostle Andrew Came To Be Scotland’s Patron Saint. On y relate que le premier apôtre à avoir suivi Jésus de Nazareth fut crucifié à Patras, et que ses ossements, menacés de pillage et de profanation par les troupes sauvages de Constantin, furent emmenés usque ad finem terra (entendez : en Écosse) par un moine qu’un ange avait prévenu en songe. Outre que la visite du futur saint patron de l’Écosse parmi les lochs et leurs monstres y était décrite avec force détails édifiants, le texte donnait par le menu le déroulement de la bataille de Bannockburn qui, en 1314, avait largement concouru à la formation d’un sentiment national chez les Écossais. Au cours de la mêlée, une armée populaire composée de paysans avait tenu tête aux chevaliers anglais puissamment armés, puis s’était essoufflée au combat, jusqu’à ce qu’un lion, surgi de façon inexplicable parmi les troupes écossaises, s’inscrive miraculeusement sur les étendards de celles-ci pour leur rendre courage et leur donner la victoire finale. Les cartographes de l’époque n’avaient pas manqué de reproduire le lion du Nord à proximité immédiate des contours enluminés du jeune royaume. Et depuis lors l’Écosse arbore fièrement ses lions de sinople et ses chardons d’hermine sur la croix de Saint-André.

Je demandai à Frieda si d’autres épisodes semblables étaient connus dans l’histoire. Elle secoua sa longue chevelure de lin, allongea son thé au grand samovar d’argent et reprit son récit. En fait, sa sœur Margot avait poursuivi des investigations similaires à la Bibliothèque Cantonale de Zurich, qui détenait un document unique rédigé dans un dialecte allemand médiéval approximatif – Di Ageri-Lown in dr Urgschicht dr Schiuyzer Waldstâttn und ihrs ewgen Bunds – et relatant par le menu la bataille de Morgarten qui, l’année suivant Bannockburn, en 1315, avait vu, après une apparition fugace de saint André dans une barque sur le lac d’Àgeri, les montagnards suisses coalisés aidés soudain par un lion, qui était intervenu au tournant des combats pour leur assurer le triomphe sur la cavalerie cuirassée de l’envahisseur habsbourgeois. On sait que cette bataille, de même que celle de Sempach, a largement contribué à forger l’esprit d’indépendance des peuples des cantons suisses, et que Zurich a d’ailleurs retenu le lion d’azur comme emblème, le faisant figurer dans le coin de toutes ses cartes.

Cependant, poursuivit Frieda, son voyage à Moscou n’aurait jamais eu lieu si, au cours de ses recherches, elle n’avait, dans son propre pays, extirpé de l’enfer d’un dépôt d’archives deux documents fondamentaux ignorés par l’historiographie officielle, l’un rédigé en français – La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses de saint André des Russes au pays de Flandre et d’ailleurs –, l’autre en néerlandais – De droevige en heldere uren van Sint Andries der Russen in het Brugse Vrije. Dans les deux récits, la visite de l’apôtre, arrivant semble-t-il d’un long périple en Russie, s’était accompagnée de miracles éclatants, mais aussi de l’apparition dans les campagnes flamandes d’un animal fabuleux que les érudits nommèrent lion. Et au cours de la bataille que l’armée populaire des

Flamands livra durant l’été de l’an 1302 pour tenter de repousser la lourde cavalerie d’élite des envahisseurs français, une fois de plus ce fut le lion qui fixa le sort des armes en encourageant les communiers et les paysans dans leur effort et leur sacrifice en vue de la victoire. Bientôt, comme le montre la scène sculptée à l’époque sur un panneau du Coffre dit d’Oxford, dont la Flandre attend aujourd’hui la restitution avec impatience, la cavalerie ennemie fut embourbée dans des marécages qui rendraient de l’agresseur leurs seuls éperons de haute richesse. Ainsi l’histoire retint-elle l’appellation héroïque de Guldensporenslag. Depuis lors le peuple flamand, qui s’est réapproprié sa terre, sa langue et sa culture au terme d’une longue suite d’actes de souveraineté populaire, s’identifie volontiers au lion de sable dont il orne ses drapeaux d’or.

Tout ceci, m’expliquait Frieda en grignotant un biscuit au pavot, posait la question cruciale de savoir si, avant 1313, avant 1312, avant 1302 même, un lion, suivant ou non les traces de saint André, avait déjà participé à l’avènement d’une fierté nationale au sein d’une autre communauté humaine d’Europe. Car, disait-elle, elle avait depuis sa plus tendre enfance pris au pied de la lettre certains couplets de l’hymne de son pays, dont les paroles redoutables l’impressionnaient, et notamment Hij strijdt nu duizendjaren voor vrijheidNotre lion flamand lutte depuis mille ans pour la liberté. Telle était donc la raison profonde de son déplacement. Frieda, plus que sa sœur Margot, pratiquait volontiers les langues étrangères, ce qui lui ouvrait bien des portes, et elle n’avait pas hésité à braver la bureaucratie soviétique pour venir retrouver des traces de lions jusque dans notre glorieux passé. Elle parlait avec passion de ses recherches, je l’écoutais avec attention, étonnement et curiosité, nos verres de thé étaient vides, et le temps passait…

De retour dans la salle de lecture, Frieda trouva sur sa table les documents que les collaborateurs du service bibliographique avaient sélectionnés pour satisfaire sa demande. À son grand étonnement, elle saisit le premier des ouvrages : Сказание о путешествии Андрея Чудотворца по Святой Руси в начале XIII-го века – Le dit du voyage d’André le Thaumaturge dans la sainte Russie au début du XIIIe siècle. Feuilletant l’étrange et précieux livre, elle aperçut en effet quelques enluminures représentant tantôt l’apôtre, tantôt un lion. Outre les prophéties relatives aux terres russes qui recevront la grâce du Seigneur et sur lesquelles surgiront des églises en nombre, le texte décrivait par le menu les miracles accomplis par le saint, dans une version plus merveilleuse encore que celle de la Légende dorée, puis s’étendait longuement sur la fugue soudaine du lion qui l’accompagnait sans doute depuis sa traversée du pays des Scythes. C’était en avril 1242, notre lion avait rejoint des bandes de paysans armés de leur détermination, de leur ruse, de leur courage et de quelques outils hétéroclites, partant à la rencontre des Chevaliers Teutoniques sous la conduite du Prince Alexandre, déjà vainqueur des Suédois sur la Néva et héros de la résistance aux hordes mongoles. Le grand fauve avait tout simplement gagné les bannières de ses troupes, et c’est ainsi qu’il les conduisit à la victoire, les chevaliers d’élite se voyant précipités dans les eaux du lac Tchoud après que leurs trop lourdes montures en aient rompu les glaces. Depuis, les armoiries de Novgorod s’enorgueillissent d’un lion de gueules qui figure également sur toutes les cartes de l’ancienne Russie, souvent encadrées en lettres de feu de la proclamation solennelle qui conclut l’événement : Quiconque entrera chez nous le glaive à la main périra par le glaive, parole de Russe, serment de Russe.

Un des côtés de la salle de lecture, constitué de grandes verrières, formait une rotonde aménagée en jardin d’hiver pour la détente des Académiciens et des lecteurs privilégiés. De profonds fauteuils de cuir permettaient aux plus endormis de s’offrir une petite sieste à l’ombre des palmiers et des bananiers, aux plus éveillés de puiser l’inspiration dans la neige descendant en lents flocons sur le vieux palais Pachkov, le premier siège de la Bibliothèque. Témoin de la perplexité dans laquelle sa documentation avait plongé Frieda, je lui proposai une pause dans la pénombre feutrée du jardin enchanteur où chuchotaient déjà trois inconnus.

Comme nous reparlions de tous ces lions engendrant des peuples, de leur force physique transmuée en force morale au cœur de pays nouveaux, du mythe fécond qu’ils représentaient, l’un des inconnus tendit l’oreille, intrigué par notre conversation. Alors nos regards se croisèrent, je le reconnus avec émotion, et il n’hésita pas à se lever et à se présenter : Serguieï Mikhaïlovitch Eisenstein. Dans un murmure je rappelai à Frieda qu’il était l’homme de tant de films, notamment Alexandre Nevski. Les présentations faites, le cercle de la conversation s’élargit à ses complices, Nikolai Konstantinovitch Tcherkassov et Serguieï Serguieïevitch Prokofiev. Tous trois revenaient – peut-être par le même avion que Frieda – de Courtrai, où ils avaient été invités à étudier un tournage de la Bataille des Éperons d’Or en vue d’une future commémoration. Il est vrai que la grandeur du mythe était à la mesure du génie créateur d’Eisenstein. Il est vrai que l’enthousiasme des Flamands suffisait à allumer le regard de feu de Tcherkassov, habité par les réminiscences de l’Alexandre qu’il avait si intensément incarné. Il est vrai que les accents énergiques du Vlaamse Leeuw inspiraient déjà à Prokofiev une nouvelle partition aux sonorités héroïques. Néanmoins leur souci était plutôt d’actualiser le propos, de donner à discerner aux figures du film à venir les repaires des nouveaux dragons à vaincre, d’inspirer aux caractères une nouvelle détermination face aux incertitudes du futur, d’insuffler à la musique un élan neuf pour combattre les peurs et les rancunes, les blessures du passé, d’engendrer chez le spectateur – tous les spectateurs – plus de respect, de curiosité, de compréhension, de partage. Tâche titanesque mais pas impossible pour des créateurs déterminés.

L’obscurité gagnait peu à peu les horizons moscovites, et notre discussion passionnante se poursuivait dans l’enthousiasme. Il fallait néanmoins nous quitter. En sortant de la Bibliothèque, Frieda me confia que les perspectives lui étaient apparues si vastes qu’il ne lui serait pas possible de mener sa mission à bien de la manière qu’on attendait d’elle, mais qu’elle entrevoyait une voie nouvelle.

Son séjour fut bref. J’eus à peine le temps de lui faire découvrir ma bonne ville et ses merveilles. Du Kremlin et de la galerie Trétiakov, des musées d’icônes et des librairies, des bouleaux de la Moscovie enneigée et du village d’écrivains de Pérédelkino, elle n’eut qu’une perception essoufflée entre deux courses de métro. Seule une lente excursion sur la Moskova nous accorda quelque répit. Une semaine plus tard à Chérémétiévo, elle m’embrassa et me promit de revenir un jour.

L’été suivant, je reçus aux Monts des Moineaux une carte postale de Courtrai : après mûre réflexion, Frieda Toekomst avait décidé de dessiner la carte des pays voisins du sien et de laisser le centre en blanc. Ainsi la carte de la Flandre future restait-elle à tracer, ouverte à l’imagination, à la création, aux rêves, aux utopies, aux apaisements, à la spontanéité magique. En attendant, comme tous les pays promis à un avenir fabuleux, Vlaanderen était encore une tache imprécise marquée du cri des peuples libres :

Hic sunt leones.

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