À Jozef, Marquis de Flandre et de Normandie

Je suis de l’immense Eurasie Je suis de Flandre et de Moscovie M’imposerez-vous une patrie ?

Toumanovitch

— Tous les possibles, les rêvez-vous encore ?

L’âme d’Anton Pavlovitch s’était glissée au cœur de la réunion annuelle du « cercle des conquérants désenchantés », que nous tenions bien entendu dans « notre » cerisaie des Monts des Moineaux, née des noyaux que nous avions crachés, il y a un tiers de siècle, par une fenêtre du vingt-septième étage. Chaque année nous nous y retrouvions à la saison des fruits pour accomplir, comme l’évoquait quelque part sur une scène le vieux laquais Firs, des gestes depuis trop longtemps oubliés : nous cueillions les cerises, en mangions quelques-unes tout en plaisantant, en séchions beaucoup pour l’hiver, pressions le jus des plus mûres, nous confectionnions des confitures et des compotes. Boje moi qu’elles étaient douces, goûteuses, succulentes, parfumées…

Cette année encore nous étions tous là : Tchinguiz le Bouriate, Oleg de Tachkent, Alik le Tadjik, André dit le Flamand, et moi-même dont c’était le tour d’amener un invité surprise.

— Tous les possibles, les rêvez-vous encore ?

La question abrupte ne nous surprit qu’à moitié. Lire la suite


Après les Croisades, la Vraie Faux
Après la Vraie Faux, la Double Hache
Après la Double Hache, la Paix

Ingmar Bokman

Nous les Russes sommes enclins à croire qu’il n’y a d’icônes que nôtres et, bien entendu, orthodoxes. Orthodoxes à tout point de vue. Mais nous croyons également que notre vodka est la meilleure, sinon la seule. Pourtant, si mes compatriotes avaient un jour goûté l’eau-de-vie de la réserve personnelle du Patriarche de Belgrade… Lire la suite



Life went on, and the erosion of democracy and constitutional rights was slow and hardly noticed.

Howard Fast, Being Red

À JeF et Athena, Cleveland OH, qui nont pas de pétrole À Issa Ait Belize, Tilff BE, qui n’en a pas plus

L’Arbre du Ténéré est mort. Au même instant naquit l’Empereur qui venait du pétrole.

L’Arbre du Ténéré est mort. Le vieil acacia solitaire, qui avait vécu plus de trois siècles en allant puiser des traces d’eau à cent coudées de profondeur dans le sable de l’oued desséché, a été heurté par un camion. Phare du désert, il était le point de ralliement des caravanes, le trait d’union entre les hommes qui marchent. Et lorsque ceux-ci ont préféré rouler, son sort fut scellé. Le feuillage de l’ancêtre avait offert une ombre bleutée et apaisante à de nombreuses souffrances. Il n’en reste aujourd’hui que grises poussières invisibles dans l’erg infini. Ses branches discrètes avaient recueilli les bavardages de générations de caravaniers, et cette mémoire fut condamnée. Son tronc avait inscrit au centre des cartes de l’Afrique un repère infaillible qu’un monument métallique prétend aujourd’hui remplacer. Mais les racines de notre arbre, plongeant au cœur de la matière, s’étaient mêlées à celles des premiers arbres du monde pour assurer la pérennité de la grande fraternité des Êtres. Lire la suite


Par la steppe et la bardane Il vint un cheval On ne sait d’où, on ne sait vers où

Boris Leonidovitch Pasternak

À Françoise Nice

…Nous, nous avions chacun dans le cœur un petit cheval.

C’était au temps des nouveaux tsars, tous roublards en dollars. Le pays en deuil avait pleuré les sous-mariniers de Mourmansk, les gazés de la rue Melnikov, les passagers du dernier avion détourné, les dernières illusions envolées. L’éternité russe, seul ange gardien d’un peuple depuis toujours méprisé par ses despotes, planait sur le Festival de la Nuit du solstice à Pérédelkino. Ivan Koupala et quelques autres artistes s’étaient produits sur la scène centrale installée dans la clairière. Un rideau de bouleaux en constituait le décor blanc nacré et bleu brume, tout droit issu de la palette de Répine. Des ombres et des frémissements glissaient dans les sous-bois environnants, des reflets de brasiers rougeoyaient à la surface des eaux du lac Samarino, et la pleine lune jetait une lueur étrange sur les visages. Des jeunes filles parées d’une couronne de fleurs et des jeunes gens portant une ceinture de rameaux avaient déjà accompli leur baignade rituelle, d’autres s’y préparaient en se frictionnant le corps à pleines poignées d’herbes salvatrices, et beaucoup rêvaient à l’introuvable fleur de fougère qu’ils iraient plus tard traquer dans la forêt de Bakovka afin de s’assurer bonheur, énergie, esprit et prospérité pour l’année à venir ou pour le reste de leurs jours. Ceux qui ne dansaient pas autour des grands feux de vie devisaient dans l’allégresse sous les frondaisons du Tchoudo-Dérévo, l’arbre aux merveilles de Tchoukovski. Les plus joyeux s’étaient rassemblés sur le perron d’une isba colorée qui débitait par hectolitres kvas, bière et vodka. Lire la suite


Zo wil Vlaanderen zijn : zichzelf, veelzijdig en verdraagzaam

Jozef Deleu

À Joseph le Lion, le Flamand aux mille tours

А вам что, девушка ? Et vous, jeune demoiselle, que désirez-vous ?

Arrivée la veille à l’aéroport de Chérémétiévo, Frieda Toekomst en était encore à admirer la luxueuse salle de lecture des Académiciens à laquelle sa qualité de stagiaire étrangère lui avait donné accès. Troublée, elle chercha ses mots pour répondre à peu près correctement :

Я хочу читать старую литературу о львах. Ik wil oude boeken over de leeuwen lezen. Пожалуйста. Alstublieft. Lire la suite


Vous êtes des millions — nous sommes des multitudes et des multitudes de multitudes. Essayez, venez trous affronter ! Oui, nous sommes les Scythes ! Oui, nous sommes les Asiates aux petits yeux louches et avides !

Alexandre A. Blok (1880-1921), Les Scythes

« À l’Ouest, toutes ! » s’écria Tchinguiz en crachant le noyau de cerise par la fenêtre du vingt-septième étage. Il éclata de rire et se retourna sur nous qui dans son dos terminions à pleines mains l’immense platée de plov qu’avait préparée Alik.

C’était il y a près de quatre cents lunes. Tchinguiz, le quarante et unième du nom depuis son grand ancêtre qui avait été proclamé « maître de tous les peuples qui vivent sous les tentes de feutre », était venu à Moscou pour y étudier l’influence du système verbal de l’ancien kyzylkalpak sur l’évolution des langues agglutinantes et oxydantes, et s’était retrouvé inscrit à la Faculté de menuiserie linguistique. En ce temps des cerises, il rédigeait les conclusions de sa thèse prophétique « Sur le glissement lent et inévitable des langues de bois vers l’ouest ». Lire la suite


Tolia Dorogoï,

Tu ne me connais sans doute pas, mais peu importe. Ton ami A., qui est aussi le mien depuis que j’ai fait sa connaissance en 1968 à l’Université de Moscou, m’a récemment envoyé de Belgique un colis contenant ton dernier livre, ainsi d’ailleurs que le numéro de Marginales consacré à la Wallonie, et même un hebdomadaire belge paru récemment. Quelle respiration de lire tous ces beaux textes surgis de loin dans le vent des collines dominant Moscou. Lire la suite