Il ne se passe rien, mais tout va mal

Jean-Baptiste Baronian,

Il y a les marxistes tout court, les marxistes-léninistes, les socialistes marxistes, les trotskistes marxistes, les maoïstes marxistes, les castristes marxistes, les situationnistes marxistes, les post-marxistes, les néomarxistes, les pseudo-marxistes, les crypto-marxistes, les ultra-marxistes, les latinos marxistes, et que sais-je encore.

Moi, je suis freudo-marxiste. Je suis partisan de la psychanalyse de Sigmund Freud et, en même temps, des théories philosophiques, économiques et politiques de Karl Marx. Je les associe. Je les combine. Je ne vois pas la libido sans la société, et à l’inverse, je ne vois pas le capital sans l’un ou l’autre complexe.

Dont celui d’Œdipe.

D’abord et avant tout celui d’Œdipe.

Mon père était immensément riche et moi, je ne le suis pas. Il possédait des terrains aux quatre coins du Brabant wallon, et moi je ne possède rien, si ce n’est quelques meubles vieillots, quelques fripes démodées, les œuvres complètes de Karl Marx, dans l’édition soviétique de Moscou, sûrement la meilleure, ainsi que les principaux titres de Sigmund Freud en livre de poche.

Mon père était grand et beau. Par contraste, je suis petit et moche.

Quand la nature ne vous a pas gâté et que vous êtes bourré de complexes, vous devenez forcément freudo-marxiste. Inutile de chercher d’autres motifs pour expliquer mon cas.

C’est arrivé d’un coup.

Un matin, je me suis réveillé du mauvais pied, j’ai broyé du noir, j’ai pensé à mon salaud de paternel, qui ne m’avait pas laissé un centimètre carré de bonne terre, ni dans le Brabant wallon ni ailleurs, je lui en ai voulu à mort, j’en ai voulu à tous les friqués et à tous les rupins du monde, je les ai exécrés, je les ai voués aux gémonies, je me suis dit qu’ils étaient responsables de toutes mes rancœurs et de tous mes échecs depuis que j’étais né, j’ai crié haut et fort qu’ils m’avaient empêché de m’épanouir, de faire des études brillantes, de tomber les filles les unes après les autres, d’avoir un métier enviable, d’être multimillionnaire, de pouvoir acheter des terrains constructibles dans le Brabant wallon et ailleurs, de m’offrir un palais à Venise, une plage privée Saint-Tropez et un avion léger Beechcraft à Honolulu, de multiplier les croisières aux Caraïbes, de rouler en Ferrari à Rome et en Rolls Royce à Londres, de descendre dans de somptueuses résidences princières du côté d’Agra, de snober les pauvres – tous les pauvres, tous ces types qui mendient dans les rues et à qui je ne donnerai jamais le moindre cent, vu que la charité n’est pas un précepte freudo-marxiste.

J’ai appris ce précepte après m’être inscrit au Parti freudo-marxiste.

Car il en existe un en Belgique.

Minuscule, j’en conviens, mais terriblement dynamique. Et surtout paritaire.

J’en suis à présent le secrétaire général.

On se réunit tous les quinze jours chez un de nos membres, sous la direction de Désiré Floupette, un ancien curé défroqué, et on discute des heures et des heures afin de composer un programme cohérent, efficace et solide dans la perspective des prochaines élections législatives.

Ah, si Désiré Floupette était élu !

Si Désiré Floupette était élu, il ferait apprendre Sigmund Freud et Karl Marx à tous les écoliers en âge de lire et d’écrire. Il les obligerait à réciter leurs textes par cœur, en lieu et place des sempiternelles fables de Jean de La Fontaine (quoique certaines d’entre elles, quand on les analyse de près, contiennent des doses non négligeables de freudisme et de marxisme).

Si Désiré Floupette était élu, il…

Non, pas de charité. Jamais.

Nous, les freudo-marxistes, on ne prend pas le fric chez les riches pour les distribuer aux pauvres. On conjugue la psyché et le travail. Et tant pis pour ceux qui n’ont ni des pulsions secrètes, ni le besoin de trimer. En outre, on préconise et encourage les relations sexuelles au boulot. Plus elles sont nombreuses, mieux on se sent. Et plus on bosse à l’unisson, main dans la main, mieux se portent l’économie et la politique du pays. Une question d’équilibre, puisque dans la vie, dans la longue histoire des hommes, tout se ramène et se résume au sexe et à l’argent.

Entre-temps, rien ne se passe, et tout va mal.

Rien, hélas, n’annonce l’avènement de la révolution freudo-marxiste, la seule, l’unique à pouvoir garantir des lendemains qui chantent.

Tout va mal et je vais mal, moi aussi.

Je râle, je râle sans cesse. C’est, paraît-il, mauvais pour la santé. Du reste, au Parti, on n’est que des râleurs. Chacune de nos réunions est une interminable et bruyante cacophonie de râles.

Par bonheur, quand on a fini de râler, on fait l’amour

Un jour, j’en suis sûr, Jules Floupette ira dans les églises déboulonner les statues de Jésus et de la Vierge Marie et les remplacera par celles de Sigmund Freud et de Karl Marx.

Mes très chers sœurs et frères, prions tous ensemble nos saints Sigmund et Karl.

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