Jacques De Decker : lettre aux jeunes poètes de l’existence

Julien-Paul Remy,

Pour rendre hommage à Jacques De Decker, j’ai décidé de le faire parler, de combler un vide du réel. Par le biais d’un discours fictif adressé à la jeunesse, qu’il prisait tant. En tant que jeune et ami de Jacques, j’ai inventé un document dépositaire d’enseignements de vie destinés à ma génération, mêlant idées personnelles, réflexions échangées avec ce grand homme, et saillies tirées de ses œuvres. En un mot, j’ai essayé de traduire, sous la forme d’une lettre, la pensée bienveillante de ce merveilleux traducteur du vivant.

« Aux jeunes, je dis :

Soyez les traducteurs des générations précédentes. Créez votre propre vie en apprenant à traduire celle des autres. Cultivez les graines de votre identité moderne dans la terre ancienne. Si vous voyez la vieillesse comme une maladie, ne voyez pas les personnes âgées comme des malades, mais comme les messagers éphémères de vérités éternelles. Ne les voyez pas comme des mourants mais plutôt comme des personnes en lesquelles cohabitent la mort et la vie. Eux aussi ont commis des erreurs de traduction, à l’instar de leurs prédécesseurs. Personne ne maîtrise parfaitement le langage de la vie. C’est seulement en échouant mieux que nous réussirons. Soyez infidèles sans trahir, soyez fidèles sans être aveugles.

Vivez, donc traduisez. Complétez le cycle de la vie en traduisant la réalité en fiction – par l’art, l’imagination et la poésie – et la fiction en réalité – par la raison et l’action. Traduisez le vécu en expérience. La vue d’une flaque sur le bitume en offrande au sol desséché et froid. La lecture d’un livre, en enseignements. Le visionnage d’un film, en expérience de vie. Transformez l’instant en durée. Rassemblez l’autoroute du réel et le sentier de la fiction en cercle vertueux. La traduction est le moteur du cycle de la vie, l’interconnexion harmonieuse de forces opposées.

Traduisez telle exposition de peinture en occasion de renouveler votre regard sur le monde, le corps humain, les couleurs. Apprenez à voir l’invisible par-delà le visible. Traduisez telle photographie en opportunité de poétiser votre regard, ou d’en accroître l’acuité réaliste. Pixellisez votre regard sans pour autant perdre la poésie du Tout. Traduisez la littérature en aubaine de cultiver le temps long, la concentration, l’intimisme et l’amour du langage. Traduisez le théâtre en possibilité de rencontrer l’Autre, de vous ouvrir à l’inconnu, d’éprouver la fragilité de l’instant présent. Traduisez la musique en opportunité de vivre et de cultiver vos instincts ou votre spiritualité : pour mettre en mouvement votre corps, l’énergiser en vue de la joie, ou pour mettre en mouvement votre âme, en vue de vous humaniser. Pour faire taire les bruits du dehors ou, au contraire, pour faire taire les bruits du dedans.

Traduisez comme vous rêvez. Dans le royaume du rêve, l’inconscient traduit notre réalité intérieure (sensorielle, organique, psychologique) et notre expérience du monde extérieur en fiction psychique, en scénarios imagés, en symboles, en métaphores. Inversement, traduisez vos rêves en éléments de découverte de vous-mêmes, en clés de compréhension de vos vérités intimes. Le rêve nous traduit, à nous de le traduire en retour.

Les phénomènes du rêve et de l’art démontrent les possibilités qui couvent à la fois en chaque être humain et dans l’ensemble de l’humanité. Inspirez-vous en pour sentir en vous une grandeur infinie et, par petits pas, apprivoisez cette grandeur. Puisez-y de la confiance en vous et en vos capacités. L’art nous prouve la possibilité de réinventer notre vie, pouvoir ultime. Traduisez votre vie en création et apprenez à vous aimer vous-même par ce biais.

Dites-vous après chaque épreuve et chaque événement : « Qu’en ai-je traduit ? Me suis-je bien traduit ? Ai-je été un bon traducteur de ma souffrance ou de ma joie ? En ai-je déniché le sens profond et caché ? »

Traduisez-vous vous-même et votre histoire. Vivre, n’est-ce pas passer sa vie à écrire son histoire ? Écrire son histoire signifie, non seulement vivre, mais créer un récit de vie, la dire, l’exprimer. Transformer la suite d’événements du vécu en narration pleinement humaine. En parcours d’initiation. En itinéraire d’apprentissage où, en vivant, on apprend à vivre et à être humain. Traduisez le hasard en destin, les accidents en destinée. Les étoiles isolées de votre existence, événements perdus dans le néant du non-sens, en constellation guidant votre chemin.

Traduisez l’amour en art d’aimer. Aimez celui ou celle qui parviendra à traduire votre âme, c’est-à-dire à la faire accoucher. Soyez l’un pour l’autre des accoucheurs d’âme. Ne craignez pas l’imperfection, ni chez vous ni chez l’autre, car elle est garante de progrès infinis, d’une trajectoire ascendante. Soyez tolérant envers l’autre et envers l’Amour en général : si le sentiment amoureux existe depuis des milliers d’années, l’union libre entre deux êtres humains n’existe que depuis quelques décennies. L’amour est un enfant auquel on demande trop souvent d’être adulte. Voyez-le comme un progrès historique et un work in progress. Voyez l’amour et le couple comme l’opportunité d’enrichir votre humanité et celle de l’autre.

Traduisez l’humain en humanité. Ne prenez jamais pour acquis la part d’humanité en chacun de nous. L’humanité, c’est la qualité d’un être humain à être humain avec lui-même et avec les autres. Traduisez chaque croisement d’une personne en rencontre et en opportunité de vivre votre humanité, d’en donner et d’en recevoir. Ne soyez pas seulement habitant, consommateur, contribuable, travailleur, enfant, parent, membre d’une organisation, citadin, campagnard, Français, Grec ou Russe, catholique, juif, musulman, membre d’une famille, homme, femme, citoyen. Soyez aussi et avant tout humain. Le but de la vie est double : devenir toujours plus soi-même, et devenir toujours plus humain.

Traduisez l’écriture en opportunité de vous écrire, de vivre pleinement vos pensées et, ainsi, d’exister pleinement. Se donner le droit d’écrire, c’est se donner le droit d’exister. C’est imprimer, sur la peau de l’enveloppe du monde, le sceau de son existence, y déposer le chant de ses rêves et le murmure de ses aspirations.

Vivre, c’est traduire. Traduire, c’est transformer le vécu en expérience. Alors, traduisez la vie en métaphores, et les métaphores en vie. »

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