Bruxelles, dans le temps infini de la mémoire

Marc Quaghebeur,

Très cher Jacques,

 

Les longues matinées des 26 et 27 février derniers, nous les avons passées sous les vieilles voûtes de ce petit hôtel des environs de la Place de la République qui t’avait séduit au point de te voir annoncer à ses propriétaires ton retour lors de tes prochains séjours parisiens. Elles auront été les dernières de notre chemin de quarante-trois années alors qu’elles nous semblèrent dessiner l’horizon au long cours de vraies promenades fluviales.

N’avions-nous pas décidé de nous remettre – et régulièrement – à la correspondance manuscrite ? Insatisfaits l’un et l’autre des formes rapides d’échanges de l’aujourd’hui, nous souhaitions recourir à ce vieux mode de relation bien plus en phase avec le for intérieur. En sus, nous en éprouvions la nécessité par rapport à la recherche de réponses aux injonctions du temps qui est le nôtre. Mais aussi à la réhabitation prospective de ce que nous avions vécu d’historique et de personnel à partir de l’immédiat après-guerre.

Tu venais de quitter tes fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie, et moi, celles de directeur et administrateur délégué des Archives & Musée de la Littérature. L’état de nos santés respectives nous incitait à privilégier le temps long et lent. Tu m’avais rappelé ton gîte de livres et de toiles, c’était parfait. L’impérieuse nécessité des réponses constantes et rapides aux sollicitations du monde s’estompait donc.

Des urgences politiques et culturelles que nous partagions nous requéraient en revanche, et de plus en plus. Elles avaient fait l’objet de nos discussions des derniers mois. Nous étions convaincus de pouvoir enfin répondre au vœu que tu énonçais dès janvier 1995, peu après ta sortie de clinique –  « rite de passage » dont tu « avais besoin », écrivais-tu. Rattraper le temps inutilement perdu entre nous.

Les deux soirées passées au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris autour de l’œuvre et de la personnalité de René Kalisky nous avaient plus que jamais rapprochés. Chez l’un comme chez l’autre, René avait suscité une passion peu commune. Ces jours-là, on eût dit que nous parlions à l’unisson.

Les tourments et la mort de nos deux frères cadets nous rapprochaient eux aussi. Du fait des rapports profonds qui avaient été les nôtres avec chacun d’eux. Dans ce petit restaurant italien proche du Styx, que tu affectionnais, tu n’avais pratiquement parlé que d’Armand, voici quelques années. L’affaire provoquait en toi un véritable effondrement, elle entraîna d’ailleurs une dépression dont nous avons reparlé à Paris. Ainsi que de tout ce qui avait précédé et suivi le décès de ton frère.

L’âge qui devenait le nôtre, comme cette disparition, rendaient pour toi plus impérieuse que jamais la tâche que tu t’étais fixée par rapport à l’œuvre picturale de votre père. Tu m’en désignas les étapes. En réponse à l’une de mes questions, tu me dressas l’inventaire des lieux où se trouvaient entreposées ses toiles. La peinture constituait une de nos passions communes, il est vrai. L’Histoire et la Culture étaient les autres.

Nous ne manquâmes pas d’évoquer la première dans ses dimensions les plus contemporaines – et ses impacts sur la culture –, mais en vînmes très vite à la Belgique. Nous étions en pleine saga de formation gouvernementale. En un sens, et nous l’avons rappelé, cela ne faisait que prolonger nos réactions, à la terrasse du Vieux Saint-Martin, en 1978, au moment de la décision d’un Léo Tindemans, presque hystérique, de présenter au Roi la démission de son gouvernement. Nous en étions alors à la tentative d’opérer une quatrième réforme de l’État.

Déjà, et comme aujourd’hui, c’était toutefois la singularité belge, et ses potentialités, qui se trouvaient au cœur de nos réflexions. Chacun à notre manière – à la différence de toi, je ne suis pas bilingue mais n’ai jamais partagé ni l’ostracisme ni le mépris de nombreux Francophones à l’égard de la langue de nos compatriotes flamands –, nous n’avons cessé d’œuvrer pour la comprendre et la faire comprendre. Vous aviez été élevés, en français, Armand et toi, me rappelais-tu ; j’avais reçu au collège Notre Dame à Tournai une remarquable initiation aux Lettres de langue néerlandaise. Je t’ai redit mon regret de n’avoir pas eu le temps de traduire Deirdre en de zonen van Usnach d’Adriaan Roland Holst, qui avait tellement transporté mes années d’adolescence.

Des aléas du royaume à ceux de la culture en son sein et dans le monde, il n’y avait qu’un pas que tu franchis d’autant plus volontiers que ta fureur contre la prétention et le fanatisme de certains hiérarques de nos ministères n’avait d‘égale que ton angoisse devant la perte des repères de cette culture européenne que tu incarnais tellement. Dans son amplitude comme dans son humilité. Nous avions longuement parlé de ces impasses et de ces périls, l’automne dernier, jusque tard dans la nuit, sur la terrasse de La Vieille Vigne.

Cette fois il s’agissait des moyens d’agir et de réagir. L’urgence te tenaillait. Je comprendrai bientôt, hélas, une des causes de cette pression impérieuse. Pour ma part, je te l’ai dit, je devais sortir au préalable de la période la plus rude de ma convalescence. Elle n’en était qu’à ses débuts. En revanche, nous étions vraiment sur la même longueur d’onde.

Nous n’avons pas omis de reparler théâtre, passion qui nous rapprocha et opposa à la fois. Le différend portait essentiellement sur Marc Liebens monstrueusement sacrifié en 2003 alors qu’il était anéanti par la mort récente de Michèle Fabien. Je t’ai dit que nous reparlerions de ce nœud douloureux lorsque j’irais mieux. Vrai défi dans l’état qui était alors le mien ! Nos prestations Kalisky m’avaient en effet épuisé.

Je t’ai toutefois rappelé l’époque où tu pensais bien différemment. Au cours d’une soirée de 1977-1978, dans ma garçonnière de la rue de Liedekerke, nous avions longuement évoqué les évolutions du champ théâtral qui nous semblaient indispensables. Alors que nous parlions du National et du Jeune Théâtre, tu pris une feuille presque transparente de papier bleu avion et traças d’un jet le programme d’une saison du nouveau théâtre National dont Marc Liebens assurerait la direction. Tout y était, décorateur et acteurs inclus. Mélange de classiques et de modernes, de grandes et de petites distributions, qui plus est.

Je dois à ta mémoire de révéler ce document inédit. Il prélude à tes tentatives ultérieures, non couronnées de succès, de diriger une institution dramatique. Tu évoquas notamment Le Parc et le National.

Tu avais oublié ces prémices de la fin des années septante, tellement révélatrices de toi, mais également de ce que nous vivions et espérions, en agissant. Ton projet donne une belle idée de ce qu’étaient ton intelligence et ta sensibilité, ton ouverture et ton éclectisme exigeant

Soit donc :

Marat-Sade de Peter Weiss, mise en scène Philippe van Kessel

Capitaine Schelle Capitaine Eçço de Serge Revzani, mise en scène Elvire Brison

Le Limier d’Anthony Scheffer, mise en scène Adrian Brine

La Vie parisienne de Jacques Offenbach, mise en scène Henri Ronse

Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène Patrick Roegiers

Les Amants puérils de Fernand Crommelynck, mise en scène Jo Dua

La Mort de Danton de Georg Büchner, mise en scène Philippe Sireuil

Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare, mise en scène Marc Liebens

La Volupté de l’honneur de Luigi Pirandello, mise en scène Pierre Laroche

La Vie et les œuvres de Léopold II d’Hugo Claus, mise en scène Martine Wijckaert

Tu te chargeais de l’adaptation de la pièce de Claus, me confiais celle de Shakespeare, et réservais à René le soin d’une nouvelle version de Büchner. Non content d’allier dramaturges anciens et modernes, tu faisais de même avec les metteurs en scène mais aussi les décorateurs et les acteurs.

On frémit rétrospectivement à l’idée de ce que cela eût pu engendrer. Les choses n’étaient toutefois pas, et bien évidemment, du goût de Jacques Huisman auquel je me heurterai à l’heure de mon projet sur la réforme du champ théâtral. Il m’en félicita tout en me disant qu’il ferait tout pour qu’il échoue. Les embrouillaminis des jeux de pression et autres entre-jeux de personnes n’ont pas débouché sur cet espace voué aux surprises de la création auxquelles nous avions rêvé. Tout comme René dont l’aura et l’emprise masquaient certaines des divergences qui allaient se révéler entre nous après sa disparition.

Au-delà de ce qui put nous opposer, de façon disons idéologique et esthétique, nous critiquions, souvent de manière comparable, tel ou tel fait. Toujours nous finissions par nous retrouver malgré tout. Au cœur de ce « dialogue, tissé de malentendus et semé d’embûches, mais toujours intense. Et vif chaque fois que l’heure est grave », dont tu parlais dans une lettre de juillet 1987. Cette particularité a tramé notre relation interrompue au moment même où elle prenait un cours paisible.

Nul doute que la mort de René nous ait projetés l’un et l’autre dans des abîmes, c’est le propre des deuils. Après ce traumatisme, et pour subsumer l’impensable, nous avons pris des chemins partiellement différents dans les combats au sein du monde culturel belge de langue française. Peut-être ai-je été le plus rétif à la parole après cette disparition tragique. Je n’en ai aucune preuve mais je me connais. Là, comme ailleurs, j’ai dû intérioriser violemment et réagir en agissant. René était notre frère aîné. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’intensité de ces deux matinées s’est déroulée à l’ombre de sa présence, recouvrée à travers ses textes, comme dans nos retrouvailles avec Mechtild.

Cela semblait dessiner d’autant plus le seuil d’une pérégrination, non point nouvelle mais enfin rassérénée, que presque tout nous rassemblait désormais. Tu suivais de près mon travail de synthèse et d’approfondissement de ce que nos Lettres disent de notre Histoire et de la Littérature. Tu avais présenté, avec beaucoup d’acuité, mes deux premiers volumes aux Riches Claires. Le soir de la rencontre consacrée au tome 2, la discussion prit un tour singulier qu’explique seule notre vieille connivence, comme notre rapport profond à l’histoire de notre pays. La figure de Paul Willems se mit à hanter littéralement nos propos. Toi comme moi, nous savons le rôle que joua, au tournant des années 70/80, cet homme qui fut une figure de passeur.

Nous écrivions une page nouvelle de la vie des Lettres belges, un de ces domaines culturels qui te paraissaient inscrire, mieux que d’autres, l’éternité de notre singularité en Europe. À l’heure où je t’écris – et cela résonne en moi curieusement après ton départ il y a presque sept mois –, Missembourg, dont je fus souvent l’hôte, a quitté les mains de la famille de l’auteur de La Ville à voile et du co-inventeur d’Europalia.

À Paris, nous avions bien sûr évoqué le tome 3 auquel je travaille. De ce que j’écrivais sur ces années 1945-1970, celles où tu publias tes premiers textes dans Marginales, tu étais tout particulièrement curieux. À plusieurs reprises, ne m’avais-tu pas dit, certes comme en passant, que je n’y avais pas été de mainmorte dans mes Balises avec la génération néoclassique ?

C’est dire que tu étais – que tu es – l’interlocuteur majeur de ce volume. Dans notre cave de l’antique Lutèce, je t’ai expliqué les raisons, mais aussi les nuances que j’apporte aujourd’hui. Je t’ai longuement parlé des chapitres Lilar ou Gillès. L’un et l’autre, nous avions un lien très fort à la dame de La Confession anonyme et du Journal de l’Analogiste. Tu fus surpris mais ravi de mon intérêt pour l’auteur du cycle Le Cinquième Commandement.

Moins que jamais notre dialogue intérieur ne saurait s’interrompre. cher Quick. Je le vis quotidiennement. Je te dédie ce troisième volume. À travers ces personnages de ketjes hergéens, nous nous étions très tôt perçus en effet, vécus et nommés. Tu m’annonças d’ailleurs ta lointaine installation rue Jean Chapelié – et le plaisir que tu aurais à m’y accueillir « quand tous les cadres seront aux murs » –, en me donnant du « Cher Flupke ».

Au moment de nous quitter à Paris, tu me rappelles ton adresse actuelle. Je promets de t’y écrire. Mais le mois qui suit nos prestations parisiennes est extrêmement difficile. Rédiger à la main constitue un vrai supplice.

Début avril, les choses commencent à s’améliorer. Le Vendredi Saint, je suis en mesure de prendre la plume et de commencer à répondre – certes avec peine – à mon courrier. C’est bien évidemment par toi que je débute. Je le fais en m’excusant d’une graphie plus épouvantable encore que d’ordinaire qui m’eût fait maudire par les paléographes.

Le dimanche soir nous apprenons l’effroyable nouvelle.

 

Marc

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