Récemment, au cours d’un entretien littéraire que j’ai eu avec Jean Starobinski à Cluj, le critique suisse me parlait, entre autres, de la littérature suisse romande, de son caractère à la fois spécifique et universel. Il citait l’exemple de Ramuz, qui a su donner une expression artistique au génie du lieu tout en rejoignant les grands mythes universels. Il mentionnait ensuite l’expérience de l’errance qui a nourri l’œuvre de Chappaz, de Cendrars, de Bouvier, et qui participe à la mythologie du voyage. Il nommait enfin deux grands poètes-traducteurs, Gustave Roud et Philippe Jaccottet qui, par leurs traductions, de la poésie allemande surtout, avaient accompli une véritable « mission européenne de la médiation ».
Réflexion généreuse, fertile en associations, connexions, analogies. Je pense spontanément à d’autres pays qui ont enrichi le patrimoine littéraire universel tout en gardant leur identité culturelle, qui ont servi avec un génie et une loyauté intellectuelle comparables cette noble cause de la « médiation » spirituelle. Je pense à la Roumanie qui a donné au monde francophone des noms célèbres comme Tristan Tzara, Benjamin Fondane, Panait Istrati, Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Émile Cioran. Je pense à la Belgique dont l’héritage témoigne, depuis Charles De Coster, Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Henri Michaux, Michel de Ghelderode, Franz Hellens, Georges Simenon, de la portée universelle du fait littéraire belge.
Je pense surtout à une voix médiatrice contemporaine qui résonne en Belgique, depuis un quart de siècle, dans les pages du journal Le Soir, une voix que l’on entend dans les studios de la RTBF, dans les amphithéâtres du Conservatoire royal de Bruxelles, dans des colloques, de réunions, des débats, des jurys littéraires, une voix qui s’élève des pages de livres nombreux (romans, nouvelles, pièces de théâtre, traductions, adaptations théâtrales).
Cette voix, tantôt grave, tantôt enjouée, aux sonorités riches et pleines, est facile à reconnaître, c’est la voix de Jacques De Decker. Je peux l’entendre ici, dans mon bureau, à presque deux mille kilomètres de Bruxelles ; il suffit d’un geste, appuyer sur un bouton, la cassette se met en marche et le miracle se produit. La voix se réveille du sommeil du silence, elle s’anime, elle rit, elle devient sérieuse et répond longuement à mes questions. Elle garde toute la fraîcheur, la gaieté et la spontanéité d’il y a plus de deux ans. Elle a un visage, un regard que je revois devant moi, avec les yeux de la mémoire, dans l’ambiance souriante d’une maison généreusement ouverte à l’amitié, à cette même table de bois massif où j’ai déjà enregistré d’autres voix chères, celles d’Henri Cornélus, de Thomas Owen.
Depuis lors, les occasions de se revoir n’ont pas manqué : à Cluj, à Bruxelles. Mais ce jour de mai 1993 reste pour moi un moment privilégié, il marque mon premier entretien avec ce que j’appellerais un « esprit médiateur », c’est-à-dire un esprit questionneur, d’une grande agilité intellectuelle, un esprit intuitif et ingénieux, un esprit porté au dialogue, à l’ouverture, à la communication, un esprit libre. Il est dans l’écriture, la parole, le geste ; il est dans l’expérience du chroniqueur-éclaireur, du professeur, du romancier, du nouvelliste, de l’auteur dramatique, du scénariste, du traducteur, de l’adaptateur… Ce jour de mai est pour moi et précieux et unique aussi parce qu’il marque le début d’une amitié solide que je partage avec Claudia.
Le déclic mécanique me fait tressaillir. Les 90 minutes de notre entretien se sont écoulées. La voix se tait, suivie d’un blanc sonore. Y serait-elle emprisonnée ? Non, elle est libre, elle le reste, car rien ne peut emprisonner la voix d’un esprit médiateur.