J’ai des doutes

Frank Andriat,

Pour Jacques, avec affection,

ce texte effronté

en souvenir de l’Esprit Frappeur de l’athénée Fernand Blum.

 

Il le regarde avec effarement.

– Ce n’est pas possible, Armand. Cela n’a pas pu se dérouler ainsi. Elle était si jolie et le Père Peï est un homme sensible et délicat. Il n’a pas pu commettre un acte pareil. Je ne te crois pas. Ne le connaissons-nous pas depuis toujours ?

Armand ne s’énerve pas. Il a l’habitude d’aller son train de sénateur et l’incrédulité de son frère Jacques ne le déstabilise aucunement.

– Et il l’a jetée de la grande roue ? Une façon d’agir on ne peut plus marginale. Elle a dû se pencher trop et elle est tombée. Quand cela a-t-il eu lieu ?

– Au petit matin, répond Armand.

– Quelle heure était-il ?

– Six heures.

– Comment le Père Peï a-t-il eu accès à la grande roue à cette heure-là ?

– L’enquête nous le dira sans doute. Je n’en sais guère plus, Jacques. Elle est morte, c’est tout et nous n’avons aucun pouvoir de démiurge pour la ramener parmi les vivants.

Jacques s’affaisse sur sa chaise. Il éprouve le sentiment de se trouver dans le ventre de la baleine, étouffant parmi les mille questions qui le taraudent. Des images de Jocelyne passent en boucle. Il la revoit avec le Père Peï, joyeuse, délicieuse, séductrice, amoureuse, minaudant, fuyant la caresse, y revenant, tendre et ensorcelante. Jacques a toujours aimé la douceur féminine et la poésie. Il est délicat, humaniste et il ne peut pas admettre qu’on en vienne à tuer lors d’un mouvement d’humeur.

– Tu sais que le Père Peï était jaloux. Ceci explique peut-être cela.

– Mais la jeter de la grande roue ? répète Jacques. Armand, je ne peux pas y croire. C’est peut-être un suicide ?

Son frère éclate de rire.

– Décidément, frérot, ton genre, c’est la politique de l’autruche : tu refuses de considérer le réel. Tu la connais ! Un suicide, impossible, un accident, tout au plus. J’ai présidé suffisamment de réunions délicates pour savoir que l’homme est un loup pour l’homme et que, souvent, pour se faire le pactole, il tourne casaque.

– Je ne peux pas voir ce qui est impossible, Armand. Avec eux deux, j’en ai vécu des tranches de dimanche. Ils m’ont toujours accueilli quand j’allais mal. De Jocelyne, j’ai vu les parades amoureuses et le plaisir que le Père Peï en tirait. Lorsque je les rencontrais, j’avais fenêtre sur couple et je puis t’assurer que rien ne laissait présager un geste pareil. Entre eux, il s’agissait de jeu, de jeu d’intérieur, quelque chose de subtil, de délicat qui mettait le Père Peï aux anges, pour ne pas dire qui l’envoyait au septième ciel. On ne tue pas ceux qu’on aime.

Armand a un rire sarcastique.

– Tu es un poète, Jacques. On n’est pas au théâtre ici. Si tu avais fait de la politique, tu aurais appris la vraie vie, ses coups tordus, ses mensonges, ses trahisons. Ce n’est pas de l’Académie de littérature qu’on dirige le monde.

– N’oublie pas que je suis ton grand frère, Armand. Pas de mépris, s’il te plaît. La littérature sauve le monde.

Armand se redresse et, d’un mouvement leste, quitte son confortable fauteuil de cuir.

– Bon, assez causé. Maintenant, il faut agir. Si nous voulons sortir le Père Peï de ce mauvais pas, il faut user de notre influence. Au fond peut-être as-tu raison et ne s’agit-il que d’un pénible accident. Il faudra que je téléphone à sa secrétaire pour vérifier cette histoire de grande roue. Comment a-t-il pu se retrouver là ? Peut-être avait-il un rendez-vous…

– De qui parles-tu, Armand ?

– De Corine, la secrétaire du Père Peï. Elle sait tout à propos de ses déplacements. C’est elle qui tient son agenda.

Jacques se secoue. Il tente de se réveiller d’un mauvais rêve. Il a été tiré de son lit par le coup de téléphone de son frère qui le convoquait illico pour résoudre un problème majeur. Il a à peine pris le temps de s’habiller et de le rejoindre dans son bureau de la maison communale. Depuis qu’il a appris la nouvelle, il est sonné. Le Père Peï, ce vieil ami de la famille, était en larmes quand il a appelé à l’aide. C’est évidemment à Armand qu’il a téléphoné pour le sortir du pétrin !

– Secrétaire…, baragouine-t-il, Père Peï… tue elle… Non, ce n’est pas possible, décidément.

– Arrête de marmonner et amène-toi, dit Armand. L’heure n’est pas à la procrastination. On va à la grande roue. Le Père Peï s’y trouve avec la police.

– Il l’aimait tant, je te le jure, gémit Jacques en suivant son frère dans sa voiture.

Il est tôt, on est dimanche matin, la circulation est quasi inexistante et Armand roule vite. En moins de douze minutes, ils rejoignent la grande roue de tous les émois.

La police est encore sur place et ils repèrent vite le Père Peï effondré sur un banc, le visage entre les mains, les épaules flasques, le corps secoué de sanglots. Jacques n’y tient plus, court vers lui et le serre dans ses bras.

– Dis-moi, dis-moi ! Comment est-ce arrivé ? Armand affirme que tu as balancé Jocelyne de la grande roue. Moi, JDD, j’ai des doutes. Tu ne peux pas avoir commis un acte pareil.

Jacques prend une douche de mots enrobés d’un terrible accent bruxellois.

– Elle était dans mes bras, fieu, blottie contre moi. Venir au petit matin sur la grande roue avec elle, c’était mon rêve, tu sais. Contempler avec elle le lever du soleil, hein. Je sais, tout ça n’était pas top légal, mais je me suis arrangé, tu me connais. Le boss de l’attraction me devait un serviceke. Tout aurait dû bien se passer : admirer Bruxelles du haut de la grande roue avec Jojo dans mes bras, tu imagines une fois ?

Jacques est abasourdi par la douleur que le Père Peï exhale, par les hoquets qui le secouent et par ses mots qui puent la frite.

– Ne t’inquiète pas, souffle-t-il, Armand va t’arranger l’affaire. Il connaît du monde, mais, pour cela, il faut prouver ton innocence.

– Comment ? se lamente le Père Peï. Nous n’étions que nous deux, là-haut. Je n’ai aucun témoin, sauf le corbeau.

– Le corbeau ? questionne Jacques sur un ton ahuri.

– Oui, c’est à cause de ce smeerlap que tout ça a eu lieu. C’est lui le vrai coupable, mais il a filé.

– Explique-moi calmement, murmure Jacques en se demandant si le choc n’a pas altéré les facultés de son ami.

– Quand nous avons atteint le sommet de la roue, comme je l’avais demandé au machiniste, il a arrêté le carrousel. Je voulais profiter de la vue avec Jojo. C’est alors que j’ai perçu un croassement dans mon dos et que le broebeleir a surgi. Surprise, Jojo a pris peur, a poussé un cri strident, a fait un mouvement brusque… et voilà. Djos, Djos, je ne me le pardonnerai jamais.

Le Père Peï sanglote de plus belle et s’accroche à la veste de Jacques.

– Elle était là, tu vois, blottie contre mon épaule !

Armand les rejoint d’un pas altier, le buste en avant, la tête droite. Mon frère ressemble parfois à un empereur romain, songe Jacques.

– L’affaire est réglée, déclare-t-il. La police passe l’éponge puisque notre ami avait obtenu l’autorisation du propriétaire de la grande roue et, pour Jocelyne, pas de souci puisqu’elle n’a causé aucun dégât.

L’efficacité froide et redoutable de son frère sidère Jacques.

– Mais, dis-moi, ket, qu’est-ce que je vais faire sans elle ? se lamente le Père Peï.

– Des ailes, elle aurait dû en avoir, rétorque Armand. Ça lui aurait évité de tomber si bas.

– Armand, s’il te plaît ! s’indigne Jacques avant de lui résumer l’histoire que le Père Peï vient de lui raconter.

– Bon sang ! s’exclame Armand avec un sourire goguenard. Cette fois, on peut affirmer qu’il y a eu un oiseau pour le chat.

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