An 2050. La belle génération que voici ! Vivace, révoltée au-delà de toutes déceptions. Sourde aux promesses éculées, opposant la sève aux tisanes. Sans la moindre pitié pour les conformismes. Acclamant le délitement de la société de l’émotion. Foin de l’instantanéité, du viscéral, des geignements suivis de la plus déroutante passivité.

Place à la raison ! Retour de la réflexion, de la philosophie en son essence, de l’érudition tonique, seul rempart contre la fascination des aventures guerrières terminées en regrets et repentirs.

Retrouvailles avec le livre sur la sépulture des tablettes et des encyclopédies aléatoires en ligne. Ah ! L’ivresse de la critique historique, l’investigation des textes, le déshabillage des discours !

Bien que certains (s’ils avaient échappé au monde de l’émotion balisée et tarifée, ce qui se révélait totalement impossible) auraient pu y flairer un parfum de déjà-vu, cette redécouverte du sensé ne se fit pas sans mal. Il fallut réapprendre à se servir d’un livre. À rien ne servait de promener le doigt sur un recto afin de poursuivre sa lecture. La suite ne suivait pas. Il fallait pincer le bas du papier entre le pouce et l’index et faire effectuer une rotation de 180 ° à la page pour accéder à son verso. Un enchantement pour cette jeunesse désormais hostile aux défilés et aux défilements sur smartphones.

Il ne restait plus beaucoup de livres. Pressés tels des citrons pendant des décennies, les imprimeurs avaient jeté le gant. Les librairies, bouquineries et bibliothèques publiques avaient déserté le paysage, déclarées non essentielles pour la santé des peuples.

Il restait cependant des caisses et des cartons échappés des feux ouverts et à la gangrène de l’humidité. De l’un d’eux sortit un lot d’ouvrages qui allaient changer le monde. On y parlait de l’homme moyen, tellement semblable à vous et moi, sans quoi il ne serait pas moyen. Rustre et prince à la fois, faussaire, bourgeois et péquenaud, pantouflard et aventurier, funambule et magistrat, mouton et pasteur, paradis et enfer, – tout cela en héritage, en déshérence, en ratage ou en devenir. Moyen. Pas autre. Pas catégorisé. Pas subalterne. Moyen.

Très vite sauta le plafond de verre, si rassurant, qui maintenait la société dans une dictature sans nom et sans visage. La jeunesse redécouvrit le rire – ce qui lui valut de violentes et parfois mortelles charges de la police de la pensée. Les répressions n’empêchèrent pas l’air pur de reparcourir les villes, les boulevards, les esplanades, les rues ; les impasses fleurissaient à nouveau.

Les victimes de la férocité policière ne donnèrent plus lieu à des bosquets de bougies, des œillets inutilement fanés, des mots maladroitement griffonnés, des « je suis », des hugs, ces embrassades hollywoodiennes, mascarades de partages solidaires.

Puisqu’en tout temps la jeunesse a cru inventer le monde, elle inventa le théâtre, utilisant d’autres tomes contenus dans la boîte aux livres. Fichtre !, cet univers en spectacle, à chaque fois le même et toutefois différent, soumis au rhume des foins, à la mémoire, la morosité, les soucis, l’alcoolisme, la pulsion sexuelle des interprètes. Quelle différence avec la forme figée des Netflixitudes et autres googlettes dollarisées, les acteurs au jeu figé pour l’éternité. Le théâtre apportait enfin du volume à l’imagination, une troisième, voire des dimensions exponentielles à la vie.

Les parents s’offusquaient, puisque les médias-émotions le leur commandaient. Quelques cuistres agglutinaient des théories explicatives, justifiant les menaces de sanctions. Mais rien ne résistait à la puissance des livres et aux fleurs de la dévastation qu’ils contenaient. Les slogans, les formules publicitaires suscitaient le rire incrédule ; les afficher devenait leur faire-part de décès. Le vrai, l’humain, la tendresse, la solidarité vécue : on pavait le chemin de la civilisation.

Toute cette efflorescence du savoir et de la raison grâce à quelques bouquins trouvés au fond d’une caisse.

Ces livres étaient signés Jacques De Decker.

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