La bécasse en Amazonie

Huguette de Broqueville,

La bécasse serait-elle une amazone ? Le rédacteur en chef du Sacré Peuple s’interroge. Elle est guerrière contre tout ce qui ressemble à de la bêtise. Mais contre les hommes ? Rien n’est moins sûr. Tout à son journal, le rédacteur en chef est relativement loin de ceux qui œuvrent pour lui, il ne les suit pas sur le terrain, il les connaît par le suc des articles. Mais la bécasse l’inquiète. Le « Neen » prévisible de Bart De Wever à la note du socialiste francophone Elio Di Rupo, cette Belgique qui agonise perturbent le métabolisme de la bécasse, son teint est moins clair. Il décide de l’envoyer prendre l’air. Elle participera donc à une mission écologique dans les forêts amazoniennes du Brésil. L’écologique la nettoiera du politique, qui pourrit ses cellules du venin de ses mensonges.

En forêt, tout est vrai, on peut se battre contre du tangible. Mais attention, la beauté d’une fleur comme le sourire d’un politicien peut cacher le poison. Avec ses amis, elle s’enfonce dans la jungle qui a nourri son imaginaire de lianes, d’insectes, de serpents, de frondaison à n’en plus pouvoir, un continent de vert, rien que du vert sur sa tête, autour du corps, dans une luminosité verte et des bruissements de chevilles comme en Colombie, la kidnappée écologique Ingrid Betancourt en a soupé du vert pour le reste de ses jours.

Des arbres immenses, les itahubas, les caricans, les tajibos, dont ils ne perçoivent pas la cime, les chapeautent. Le long de certains troncs lisses des racines aériennes tombent jusqu’au sol comme pour compenser un enracinement superficiel.

À leurs oreilles les cris des cacatoès et autres perroquets, à leurs pieds, soudain, un gigantesque anaconda rampe hors d’un petit étang que cachent des broussailles.

Parmi les fleurs multicolores, bientôt les visages des dirigeants du CD & V font tache à leur splendeur. La bécasse a mis des milliers de kilomètres entre elle et la Belgique et subrepticement, ils sont là, en plein Brésil, plaqués sur les feuilles luisantes. C’est que, si le CD & V, à la traîne de la NVA, persiste à refuser de collaborer à la formation d’un gouvernement, la Belgique s’effondrera. Au tribunal de l’Histoire, ce parti sera le Pilate qui aura livré le pays à la destruction.

Est-ce l’immensité de la forêt amazonienne, mais tout chez les dirigeants belges semble, à la bécasse, mesquin, petit, étriqué, sans envergure, médiocre, racorni, rétréci à l’aune des vanités personnelles, amoindri, élimé, émincé, pourtant, tandis qu’un singe siffleur appelle sa femelle, la bécasse pense aux bonnes volontés des protagonistes de la saga belge, car il y en a, mais chaque fois coincés par la NVA, qui ne cesse depuis plus de quatre cents jours de leur dire, par son attitude négative, qu’elle ne veut pas de gouvernement. Mais de courageux optimistes veulent y croire, lâchent du lest et peut-être, qui sait, le CD & V, pour le moment le Pilate de la Belgique, lâchera-t-il, lui aussi, du lest, c’est-à-dire aura le courage de se décocher de la NVA. Car on a besoin de ses voix pour obtenir une majorité à la Chambre. Le CD & V tient donc l’avenir de la Belgique entre ses sparadraps qui le ligotent au parti de Bart De Wever. La Belgique entière attend ce courage qui permettra au pays de se reconstruire sur des bases neuves. Mais qu’est-ce que la Belgique et ses affres de fourmi face à cette forêt gigantesque qui avalerait son territoire comme un petit pois ? Dans le but de fuir ses soucis, la bécasse est partie en voyage mais elle les a emportés dans ses valises.

Au milieu de ses compagnons, experts en écologie et en problèmes planétaires, la bécasse a honte de penser encore à la très modeste Belgique. Elle se promet de mater son imaginaire patriotique et néfaste, elle veut se nettoyer de son pays, elle plonge en plein dans les moustiques, les reptiles, les ignames et caméléons, tandis que des serpents volants sautent de branche en branche au-dessus de leur tête. Entourés de cris, de rumeurs, de respirations louches, d’animaux furtifs qui s’enfuient à leur vue, de singes aux quatre yeux, ils avancent avec précaution et s’arrêtent quand le chef de la délégation s’arrête et leur donne un cours sur le bois précieux d’un cèdre qui leur barre le chemin.

Grâce aux ondes courtes, la mission a des nouvelles d’Europe. Soudain, la munificence de la forêt se marbre des pâles visages de ceux qui tiennent la Belgique entre leurs mains. Une fois encore ils font irruption entre les feuilles. C’est que, le 21 juillet, jour de la Fête nationale, le roi tape avec force du poing sur la table. Il précise les prérogatives de la monarchie constitutionnelle : le roi a le droit de s’informer, d’encourager, de mettre en garde. « Solennellement, et avec conviction je mets en garde le monde politique… » Dans les grésillements et les cris des sapajous, le discours s’égrène avec fermeté. Les événements se précipitent, les sept partis finissent par convaincre le CD & V de se décrocher de la NVA. À minuit, alors que le feu d’artifice illumine les cieux et ravit le bon peuple, ils sont huit, enfin, à se mettre d’accord sur une méthodologie en vue de négocier dans le cadre de la nation belge. À une heure du matin, Elio Di Rupo va chez le roi. À deux heures trente, il quitte le palais nanti de l’ordre royal : prenez congé tous, reposez-vous et revenez le 15 août à huit autour de la table pour négocier la formation d’un gouvernement. Sauvée pour l’instant, la Belgique est soulagée. La bécasse également. Elle se donne enfin avec joie à la mission écologique et, de toutes ses oreilles, elle écoute les explications que distillent ceux censés savoir.

Elle s’acclimate facilement aux discours, à l’environnement, à la nature qui toujours reprend ses droits. Elle est sœur de ces petits singes fripons qui sautillent non loin d’elle, elle caresserait même un crocodile si sa peau était de velours. Elle suit la feuille gigantesque d’un maximiliana maripa dont on ne sait à quel tronc elle se rattache. Tout ça enchevêtré de lianes, et d’arbres et de plantes folles dont elle ne retient pas le nom, fouillis d’euphobiacées, de rubiacées, de diptérocarpacées piquetées d’orchidées aux fleurs ouvertes et gourmandes qui appellent la fusion. Au toucher de son doigt, la sensitive mimosa pudica se referme avec la pudeur d’une nonnette.

Autour d’elle, on évoque les innombrables espèces qui toutes ont leur rôle dans l’équilibre de la forêt. Les grands carnivores comme les pumas et les jaguars ont leur utilité dans la régulation de la population bondissante des cervidés et autres chevreuils. On insiste sur l’intime et vitale promiscuité de la faune et de la flore. À la stratification végétale correspond la répartition spatiale des animaux. Au sol, les champignons et les saprophages se nourrissent du fouillis pourrissant des végétaux, les mille animalcules dévorent les déchets tombés d’une strate supérieure où s’ébattent les singes araignées ; plus haut encore, c’est le royaume des oiseaux. Et à soixante mètres du sol, les petits singes sapajous ne quittent guère les cimes, on les entend, on les voit rarement.

La mission écoute et se tait. Les noces végétales et animales vibrent en subtile harmonie. Malheur à l’homme qui massacre les arbres, éradiquant les milles bestioles qui vivent sous leur écorce, dans les creux, sur les branches, funambules bondissant, volant, qui bientôt n’auront plus où se poser… Submergée de tant de splendeur, la bécasse fait corps avec le patchwork étroitement mêlé de la biodiversité. Ici, chacun mange et finit par être mangé, ou par disparaître. C’est l’équilibre miraculeux de la vie. Elle se sent bien, elle sourit à son ami photographe qui ne la quitte pas d’une semelle. Ce soir, sous la moustiquaire, en paix avec le monde, ils dormiront enlacés.

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