L’Amazone et le fleuve

Rose-Marie François,

Une histoire incroyable. Si je ne l’avais vécue, je croirais l’avoir rêvée. Mais d’abord, le décor. Depuis bien des années, je vais, au moins une fois par semaine, flâner entre les rayons de « ma » librairie, pinçant mon portefeuille pour tenter de limiter les dégâts.

Enfant, j’y venais avec ma grand-tante, le dimanche après le marché de la Gatte : « Achille, mon petit, allons te choisir de la lecture pour cet après-midi. » Le rayon des enfants était au fond du magasin, sous l’escalier, une vraie caverne d’Ali Baba, le royaume de Victorine, une métisse brésilienne qui me fascinait. Elle nous montrait ce qu’elle estimait le mieux convenir à mon âge et à mes goûts. J’ai d’abord eu des histoires en tissu, en carton, puis de vrais livres en papier, dont on me faisait la lecture. Ma grand-tante Euphrasie, une institutrice retraitée, m’a appris à lire en me montrant d’abord comment écrire. Je répétais l’alphabet en classant mes livres.

À L’Amazonie (c’est le nom de la librairie), Tante Euphrasie me disait, montrant l’immense bâtiment de l’autre côté de la place Poulgrille : « Quand tu seras grand, c’est là que tu iras à l’école. »

Au fait, j’oublie toujours de demander à « mes » libraires l’origine de leur enseigne. Fait-elle référence à la forêt vierge que le père de notre vieux roi aimait à explorer ? Ou bien à ces guerrières, surgies, au cours des siècles, tantôt à Troie, tantôt en Bohême et même — mais voilà le lien ! — au bord du fleuve Marañon, au Brésil ?

Ma grand-tante ne m’a jamais parlé de cela. Pour moi, l’Amazonie, c’était la librairie. Point. Quand la chère Euphrasie est morte, j’avais l’âge d’acheter mes livres tout seul. En chipant des gaufres à la maison, j’épargnais mon argent de poche pour assouvir ma faim de lecture. Ma parente avait bien vu : je suis allé à l’université. Longtemps. D’abord parce que je voulais approfondir mes études, redoublant à l’envi et mieux connu à la Saint-Torê-Verhaeghe que dans les auditoires. Puis, on a vu éclore la vocation de pédagogue qui a fait ma réputation, mais passons.

Je n’étais pas le seul à grandir. Louis, le fils des libraires, un jour, s’est marié et avec Philippa, son épouse, a repris les affaires. Ah ! Quel couple ! Toujours le sourire. Rien ne pourrait entamer leur bonne humeur. Pourtant les coups du sort ne manquent pas. Tantôt, c’est un vieux Russe informe qui vient détraquer les ordinateurs. Puis c’est Tom Iris, un précieux collaborateur, qui tombe malade, justement à la rentrée (scolaire et littéraire). Ou c’est, une nuit, la tempête qui arrache la toiture et emporte les traités de philosophie, les recueils de poésie, les ouvrages de psychiatrie : les volumes les plus précieux tout en haut de l’échelle, était-ce une bonne idée ?

À L’Amazonie comme ailleurs, des cartes routières et de luxueux livres de cuisine attirent une clientèle peu liseuse que Philippa, fine mouche, après un conseil donné comme à la sauvette, voit repartir avec un roman historique, une « fort bonne » pièce de théâtre qu’il vaut mieux avoir lue avant de la voir, le livre encore meilleur que le film à succès, etc.

Les célèbres rencontres littéraires de L’Amazonie, c’est Domenico van Niklaas qui les organise, un ancien nouveau Belge : polyglotte, mato-grossien par sa grand-mère, flandrien par son père et un peu français aussi, depuis que la famille possède un vignoble en Charente. Certains clients de L’Amazonie vous avoueront venir aux rencontres en pensant au vin blanc. Qu’importe, ricane Louis, s’ils m’achètent des livres !

Quand arriva la nouvelle employée, j’étais loin de savoir à quel point elle allait changer ma vie. Zonny baignait dans le soleil de son prénom. Et surtout : quelle érudition ! Philippa et Louis lui confièrent le rayon des mythologies du monde entier, avec les ouvrages latins et grecs, revenus fort à la mode depuis que le professeur Simon Pierreville s’était vu décerner le prix Nobel. Quelle fête, alors ! Edmond Brefpétale avait reçu le maître à la télévision et l’entretien, rediffusé en boucle, avait remplacé tous les matches de foot, de tenn, de rug, toutes les courses à pied, à cheval, en bateau, en voiture, mais pas à vélo car Tinette Fenouil, qui venait chaque matin donner cours à bicyclette, avait fait circuler une pétition sur l’Intr’Aneth. Gerd Prunelier, piéton qui aimait compter ses pas en se récitant du Racine, ne saisissait pas ; cependant il signa. Mais… me voilà reparti… C’est que… mon histoire est tellement incroyable…

Pour finir de planter le décor de L’Amazonie, je vous dirai encore que Gaëlle Primevère, malgré son agenda de ministre, parvient à donner un coup de main, par grosse affluence, les jours où il faut également solliciter — non seulement pour ses hautes connaissances en littérature comparée mais aussi pour sa redoutable constitution herculéenne — le professeur Luc Saint-Curieux, capable de sortir par la peau du cou un malheureux fauché pris à glisser dans son blouson le dernier Jacques Le Couvreur. Mais quelle tentation ! Jacques Le Couvreur, tout sauf secret, perpétuellement en tête de gondole… et d’un format plus facile à subtiliser que le grand Pierre cartonné qui nous croque et nous fait croller de rire.

Mon histoire se déroule peu avant les travaux de rénovation de L’Amazonie. Tiens, y aurait-il un lien de cause à effet ?… Soit. Donc, un matin, je cherchais un ouvrage rare, épuisé, introuvable, sur Penthésilée, mais que Zonny, après un coup d’œil à l’écran, me confirma être de stock. Elle avait un drôle d’air en prononçant ces deux mots : « de stock ». Ses yeux brillaient. Elle s’assura, d’un regard circulaire, que personne ne nous écoutait et chuchota : « Il faudra aller chercher dans la cave. » Victorine conseillait une dame entourée de ses cinq enfants. Domenico téléphonait à Roseline Framboise, qui venait de recevoir le Rossel pour son premier roman. Gaëlle, le front soucieux, écoutait Philippa évoquer Prisunic-sur-Livre en essuyant ses lunettes. Louis parlait chiffres avec Saint-Curieux, qui hochait la tête d’un air incrédule. Personne ne s’occupait de nous. « Dans la cave », répéta Zonny, et ce mot, dans sa voix, résonnait en échos étranges… « Voulez-vous me suivre, Monsieur ? » Je l’aurais suivie à la nage à travers l’Atlantique. « Appelez-moi Achille, eus-je la force d’articuler, voilà longtemps que nous nous connaissons, vous et moi. » Menteur ! Zonny venait à peine d’arriver au pays. Enfin, à l’heure où tout va vite… Je me rapprochai d’elle, ses cheveux dorés chatouillaient le lobe de mon oreille. « Voici », dit-elle en me montrant l’ouvrage rare, un peu abîmé mais tout à fait lisible : Vie et mort de Penthésilée. La cave, voûtée comme une caverne, se prolongeait à ciel ouvert, avec des cartons pleins de livres adossés pêle-mêle comme un jour de braderie. Mais, ô surprise ! la caverne ouvrait sur la mer, sur le fleuve devenu la mer. Combien de temps sommes-nous restés là, tous les deux, à humer les embruns, à scruter les nues, à écouter les mouettes ? Au gré de la marée, l’eau à nos pieds dessinait des colliers de coquillages, menaçant de mouiller les cartons. « Ah ! ma Zonny ! lui susurrai-je, en extase. Ton visage est si beau, ton corps me trouble, j’aimerais sentir ta peau contre la mienne. » J’arrachai ma chemise, sa main levée ne fit pas gifle mais caresse à ma joue. Mes doigts tremblants écartèrent la bretelle de son corsage, je baisai son épaule odorante. Sa robe tomba à nos pieds. Zonny, fière et complètement dévêtue, regardait la mer : un profil de médaille, une poitrine de déesse. Elle se tourna lentement vers moi, me lança un regard de défi… Au lieu du sein droit, rien qu’une cicatrice. « Comme tu as dû souffrir », lui dis-je, pensant qu’elle avait eu un cancer. « Quoi, tu ne savais pas ? répondit-elle, stoïque. C’est moi qui l’ai tranché, pour mieux bander mon arc ! »

Médusé, épuisé, j’allais mettre la main sur l’ouvrage introuvable lorsqu’un hennissement retentit au fond de la grotte. Zonny s’élança, bondit sur la bête, galopa vers les vagues, saisit une flèche du carquois qui pendait à la selle, visa d’un trait sûr le soleil au zénith puis disparut parmi les chevaux d’écume.

On ne l’a jamais revue. Seule sa robe est restée. Mon procès a duré longtemps. À la prison de l’île Saint-Laurent, j’étais sur le gril. N’allais-je pas rester dans les annales de la région marqué en vil meurtrier ? Lorsque j’eus droit à un seul objet personnel, j’ai choisi l’ouvrage rare à la source de mon malheur. À force de le relire, j’ai fini par m’en passer : je me le récitais de mémoire, de la première page à la mille trois cent et unième. La fin de l’héroïne m’arrachait des larmes. Et je songeais à ma Zonny. Au lieu de la maudire, je la vénérais, je l’implorais. Je me sentais vaguement coupable mais j’espérais un miracle, j’attendais qu’elle vînt me délivrer. Je me gavais de son image, refusant toute autre nourriture. Ma grève allait me tuer lorsque les juges jumelles, Amir et Tildocle, faute de cadavre, décidèrent de m’acquitter.

Quand, des années après les travaux, j’ai pu revoir la librairie, je me suis aperçu qu’on avait bétonné l’accès à la cave. On avait encore reculé les murs, englobant à gauche une cordonnerie veuve de cordonnier et à droite un café qui, n’ayant plus le droit d’enfumer, était parti en fumée. À L’Amazonie, sur les trois étages, maintenant avec ascenseur, on avait entièrement redistribué les rayons. Ainsi est-elle encore aujourd’hui, cette paisible librairie, plus riche que jamais, sur la rive du fleuve Mosañon, face à l’université. Les clients qui cherchent des bêtes selleurs ou des livres de jardinage doivent d’abord passer par les philosophes et les poètes, les dramaturges et les historiens de l’art, qu’ils découvrent, intrigués et, après quelques mots échangés avec Louis ou Philippa, repartent chargés d’antiques nouveautés, oubliant pourquoi ils étaient venus. Ils reviennent peu après, se frappant le front. Ils reviennent. Ils prennent l’habitude. Quant aux heureux libraires, on dit qu’ils préparent un voyage par chevaux de mer jusqu’en Amazonie, à la recherche de leur nom.

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