La bécasse et la drôle de guerre

Huguette de Broqueville,

Depuis des mois on patiente, on guette, on suppute. Comme tout le monde, la bécasse attend. Pour un peu, pense-t-elle (elle a presque honte de cette pensée), on espérerait que ça vienne à la fin, c’est trop dur d’imaginer les bombes, les microbes, les scuds, les lambeaux de peau qui flottent aux branches des arbres calcinés ; les hurlements des blessés sous les sifflements des sirènes et le tonnerre des mitrailles, on n’en peut plus, c’est comme si la guerre était déjà là, comme si on la vivait, comme si elle avait déjà eu lieu. Et quand elle aura lieu, elle n’aura plus la moindre importance, une sorte de réplique de la guerre du Golfe, un non-événement. Par contre, l’imaginaire en ébullition, les nerfs à vif devant cet interminable sursis, cette guerre suspendue, ces va-et-vient de diplomates, d’inspecteurs, de journalistes, de photographes, de commentateurs qui se mêlent à la foule de Bagdad, qui écoutent les conversations, tentent de percer le secret de ce peuple fier, imprenable, que galvanise le dictateur, tout ce virtuel, oui, l’événement ne sera pas la guerre à l’Irak, il est dans cette attente interminable, ici, maintenant.

La bécasse piétine, impossible de s’enliser dans cette fausse léthargie, sans mots adéquats devant cet événement inouï : le virtuel dans la réalité quotidienne, la guerre hallucinée… Comment son journal reste-il muet devant cette évidence ? Elle ouvre la porte du

Sacré peuple. Elle se sent d’attaque pour interviewer Bush et Saddam.

Le rédacteur en chef lui propose le choix entre deux interviews : Bush ou Saddam. Pas les deux. Plus le temps. La guerre est proche, fin février sans doute, l’anniversaire de la guerre du Golfe. Ou même avant. Elle demande une nuit de réflexion.

Saddam ou Bush ?

Elle compte se glisser dans la peau de ces hommes de chair, d’humeur, d’os, et pétris de leur importance.

Bush le Texan, avec son grand chapeau, ses bottes, son cigare cubain, s’affale sur son rocking-chair à l’ombre de 40 degrés. Il est dans le désert, son œuf vient de cuire sur le capot de sa Land Rover. Il contemple les quelques cactus, les milliers de grains de roc et de sable qui parsèment un des plus grands États des États-Unis. Et par-dessous, l’or noir du pétrole. Lui aussi a son pétrole et ses déserts. Il attend les multiples réactions à sa volonté de guerre. Comme le monde entier, comme ses soldats au Koweït, comme les pacifistes, les mères de famille, les mères et épouses des marines, les hommes d’affaires, il attend. Les homeless s’en foutent. Ils boivent leur vin et ronflent et grelottent sur les bancs de Washington. Bush tire avec nervosité sur son havane, ses rancœurs fourmillent sous sa calotte crânienne malgré la chaleur, « Saddam, je te hais, moi George. Tu es l’esprit du mal car tu me tiens tête, tu méprises mes fureurs, mes canons, mes cent cinquante mille soldats, mes bombes et appareillages sophistiqués, tu brandis la haine du grand Satan comme moi celle de Lucifer que tu incarnes avec ton suppôt Ben Laden… papa Bush a raté l’Irak, il craignait les Chiites et les Kurdes et la dislocation du pays : il fallait un homme fort, toi Saddam, tu étais sur place, papa Bush t’y a laissé. Je lui avais bien dit à l’époque qu’il se trompait… » Et sous le vaste parasol qui le protège du soleil (comme son nom l’indique), Georges Bush rumine ses échecs : « Cette vieille Europe qui me lâche… quelle déception alors que nous l’avons sauvée des Nazis ! L’Allemagne et la France et cette ridicule petite Belgique qui se croit grande parce qu’elle me dit non, qui se hausse du col avec sa loi de compétence universelle, qui traînera mon ami Sharon devant les tribunaux pour crime de guerre… qui me poursuivra, qui sait, un jour moi aussi, alors que je suis le modèle de la norme éthique… » George W. Bush compte mentalement ses amis… les jeunes recrues de l’U.E qui lui font allégeance… tout comme Tony Blair, le fidèle valet de l’Amérique, toujours prêt à cirer ses bottes… son regard glisse sur le cuir avachi de celles-ci, il en achètera d’autres à Georgetown… Ce soir, il tiendra un discours qu’il espère plus subtil, mais non moins ferme face à ce Saddam qui le nargue et ment dans chacun de ses mots. Lui, Bush ne ment pas. Il se doit de montrer l’exemple du souverain bien. En faisant la guerre pour la paix. En prenant le pétrole de Saddam pour l’appauvrir. En occupant le territoire du Moyen-Orient pour être là. Être là, pense-t-il, le maître mot du pouvoir. Être là et y rester.

Car l’attentat du 11 septembre l’a humilié aux tréfonds, sa toute-puissance et celle de l’Amérique ont fondu dans la chute des deux tours. Il n’aura de cesse que de pourfendre l’axe du mal : l’Afghanistan, l’Irak, la Corée. Que d’humilier Saddam. Mais il a beau multiplier les inspecteurs… ces fouilles mortifiantes… Saddam se contente de sourire. Face à l’incommensurable humiliation, il semble hors de tout affront. Et cette constatation met George W. Bush hors de lui : s’il n’a plus le pouvoir de l’humilier, il n’a qu’une arme, la destruction. Avec nervosité il tète son havane. De surcroît, si l’ONU ne vote pas la guerre que va-t-il faire de son appareillage militaire aux portes de l’Irak ? Remballer le tout sous les rires du monde entier ? Il en transpire d’horreur. Les 40 degrés y sont pour quelque chose, certes, mais il ne pourra supporter l’opprobre, donc, il doit faire la guerre, coûte que coûte et sous n’importe quel prétexte. Son orgueil bafoué l’y accule.

Bush ou Saddam ?

À présent, glissons-nous dans les babouches de Saddam, pense la bécasse qui se love entre ses draps et ne trouve pas le sommeil. Que fait-il, Saddam, à cet instant ? Saddam sourit. Même quand il est sévère, il sourit. Ça ne se voit pas. Il a conscience de son sourire invisible tout intérieur. Il le clame haut et fort pour agacer Bush. Un sourire subtil, à peine un frémissement, une jubilation secrète, l’Europe se divise, Jacques Chirac et Gerhard Schröder se donnent la main contre la guerre. Bush cherche soutien auprès de Poutine. Mais Poutine s’appuie sur la France et l’Allemagne pour dire non. Les experts de l’ONU, Hans Blix à leur tête, marchent sur le gigantesque portrait de papa Bush pour pénétrer dans l’hôtel de Rashid. Saddam a commandé un tapis à l’effigie de George Bush l’exécrable, de la laine la plus fine et la plus soyeuse, ainsi, chaque soir, avant d’entrer dans ses appartements, il foulera aux pieds les moindres traits du visage ennemi. Il appelle son majordome : où en est mon tapis ?

— Vous l’aurez fin février sans doute. C’est très long, les points sont très petits. Il est travaillé en Iran, c’est un Kirmân.

— Doublez le prix.

Il est d’une humeur massacrante. Ce soir, il ira loger dans une de ses nombreuses fermes, plus à l’abri que dans ses palais. Là il se sent bien, il rencontre son enfance de triste petit bédouin abandonné par ses parents, élevé par un oncle modeste paysan. Il affectionne la senteur de sa terre, celle qui a nourri ses rêves et ses ambitions. On ne l’a pas aimé quand il était enfant. Aujourd’hui tout un peuple l’acclame quand il serre des mains dans la foule à Bagdad. Ses portraits gigantesques plaqués sur les murs du pays le rassurent : je suis en sécurité chez moi, pense-t-il, alors qu’insidieusement l’image de Bush traverse son esprit et détruit la fragile certitude. Soudain, il jubile intérieurement : Sur une fresque immense, il s’est fait représenter conduisant le char de Nabuchodonosor sous le feu de ses avions et missiles et a fait graver sur la pierre : Moi, Saddam Hussein, j’ai reconstruit Baby lone, relevé les murs du palais de Nabuchodonosor et des temples d’Ishtar, de Nabû et de Ninmah dans les années 1988-1989, pour rendre au peuple irakien la fierté de son glorieux passé. Babylone aux cent portes… ses jardins suspendus… ses fleurs aux délicates fragrances… les millénaires de beauté et les chants des mille et une nuits coulent dans mes veines. Moi Saddam, d’origine paysanne, mais fils des Perses, je tiendrai tête à la horde des nouveaux Mongols déferlant des USA. Qu’es-tu, toi George le Texan, avec tes trois siècles d’histoire dans le corps, barbare inculte, donneur de leçons, fourrageur de poux, fouineur de secrets ? Tu espères ma destitution, tu souhaites mon exil, supputes mon départ alors que pas un de mes fidèles ni mon peuple n’osent imaginer pareille défection ? Toi, cow-boy, comment ne rêverais-tu pas devant les conquêtes d’Alexandre et celles de Nabuchodonosor qui a pris Jérusalem, l’a détruite ainsi que son temple ? Je pourrais moi aussi envisager la prise de Jérusalem, mais il me faudrait des armes plus sophistiquées, la bombe atomique… j’ai bien quelques engins chimiques si dangereux que les cadavres des soldats yankees devront être rapatriés dans des sacs de plastique… les inspecteurs comme les prêtres de l’Inquisition ont beau s’acharner, ils ne trouveront rien car tout est bien caché. Moi humilié ? Non, aucune humiliation ne pourra atteindre le niveau de la tienne, Bush, qui te veux le maître du monde. Tu pourras toujours me tuer dans mon palais, raser Bagdad sous un tapis de bombes, jamais tu ne pourras effacer ton humiliation. Ben Laden, quel homme ! Il a fait de mon orgueil un rempart invincible ! Une arme redoutable greffée sur ton cœur ! »

La bécasse se tourne et se retourne dans son lit. À minuit, elle n’a pas pris de décision, mais elle commence à s’interroger : la chute terrifiante des Twin Towers n’a-t-elle pas ébranlé la raison de Bush ? Car il n’y a pas de motif valable pour faire la guerre à l’Irak. Ces armes, ces 150 000 hommes, ce déploiement gigantesque ne sert qu’à étayer la vision d’un conflit qui jamais ne pourra empêcher une menace terroriste. Si donc il était fou ? Acté tel par un aréopage de médecins (les plus célèbres, s’entend.) Quel vaudeville écrirait l’histoire du monde qui se réveillerait d’une tragédie ! Car le monde marche ! Le monde écoute Bush ! Le monde vibre à sa voix ! Bush tourne le monde autour de son petit doigt ! S’il était vraiment fou à le ficeler dans une camisole de force ? Quelle honte pour l’Europe au cas où elle l’aurait suivi dans ses délires… elle se lèverait toute, qui sait, solidaire enfin dans sa fureur d’humiliée…

Sans oublier, pense soudain la bécasse (un ressort de son matelas vient de lui piquer une fesse, c’est de sa faute, elle remet de jour en jour l’achat d’un nouveau matelas…), bref, n’oublions pas, pense-t-elle, à nouveau bien au chaud sous les couvertures, que géographiquement entre Bush et Saddam, s’entre-tuent Israël et la Palestine. Le fort contre le faible. La même volonté d’anéantissement. Sharon qui découpe le territoire palestinien, dynamite des ponts, arrache des maisons, rase des quartiers, tue des jeunes gens à la face du monde immobile et indifférent. Bush est derrière lui. Il approuve cet allié puissamment armé, détenteur de la bombe atomique et des armes chimiques, en plein cœur de l’Islam. Bush défenseur de la démocratie, de la morale et du bien trahirait-il les droits de l’homme ? Oui, par dictateur interposé. Il les trahit également dans son propre pays, par l’application de la peine de mort. Des centaines d’hommes et de femmes dans les couloirs de la mort : puis l’injection ou la chaise électrique. Coupables ou innocents. Des Noirs en majorité. Le visage du supplicié offert aux voyeurs. Le hoquet de la peur… Le rictus de la souffrance… l’âme à fleur de peau. L’indécence montrée à tous. Il faut des témoins à l’insoutenable. Ensuite, quand tout est fini, les témoins vaquent à leurs occupations.

Bush le modèle du bien ? Son acharnement contre l’Irak fait de lui le plus grand dictateur de la démocratie.

Quelles questions poser à un dictateur, qu’il soit Bush ou Saddam ?… pense la bécasse qui se retourne pour la centième fois dans son lit… la question qui les ferait sortir de leurs gonds, éructer le tréfonds de leurs ambitions. Montrer à la face du monde cet envers occulte, le démoniaque et la folie. L’être humain dans son fondement sanguinaire sous les sourires et les paroles de paix.

7 heures du matin. La bécasse se lève, se lave, déjeune, et les mots tournent dans sa tête, tandis que sa cuillère tourne dans la tasse. C’est l’affect, pense-t-elle, cette molle et sournoise méduse des bas-fonds, qui tire les ficelles de l’histoire. Ce n’est pas tant l’économique ou le politique, ce sont les sentiments dans leur violence cachée. Une psycho-géo-politique est encore à écrire.

Entre Saddam et Bush, son cœur balance. Elle joue à « une poule sur un mur. » Deux hommes si différents, mais si pareils en somme dans leurs injures, et peu séduisants. Car la bécasse est sensible à la séduction. Poutine, avec son regard de loup et sa lèvre inférieure si sensuelle l’avait fait rêver dans sa prison moscovite…

Après cette nuit agitée, la bécasse se rend chez son rédacteur en chef. Elle a fait son choix et le lui dira.

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