La bécasse et la substance non identifiée

Huguette de Broqueville,

Sommes-nous entraînés vers le chaos comme le pense le rédacteur en chef du Sacré Peuple ? Tout va mal, le chômage, la crise, le pouvoir d’achat, l’incertitude du lendemain, la récession, le mur du budget qui monopolise toutes les forces des États, la fragilité des banques, la faillite annoncée de la Grèce, celle de l’Espagne et du Portugal, de la France même et pourquoi pas de l’Allemagne sans oublier la petite Belgique…

Les instances supérieures qui gouvernent le monde n’ont trouvé jusqu’ici aucune riposte à la dégringolade. Tout se passe comme si elles étaient plongées dans la stupeur, l’incertitude figée, une inertie presque viscérale. Un animal énorme se ratatine devant l’inconnu qu’il ne peut maîtriser et qui aura raison de sa survie. Tout le monde dit c’est la crise, on ne sait plus très bien où la situer vraiment, mettre le doigt où ça grince, trouver une solution, provoquer un événement qui pourrait distraire l’humanité entière du marasme où elle s’enfonce, la sortir de là. Triomphante et belle. Éternelle… Quelle solution ?

Sous les instances supérieures qui nous dirigent, il y a le peuple. Il sait d’un instinct sûr qu’il court à la dérive, que bientôt, il n’aura plus de pain à se mettre sous la dent. Il s’insurge, invective, les banderoles fleurissent dans les manifestations, rien ne bouge là-haut où l’on est censé prendre les décisions. Le peuple flaire le danger mais d’où vient-il ? Des banques qu’on renfloue sans cesse ? Des riches toujours plus riches ? Des gouvernements ? De la morosité générale ? Le danger flotte autour du peuple qui ne parvient pas à saisir son émanation mais devine son approche visqueuse, irrépressible, paralysante. Le peuple n’a pas le nom de ce danger, par contre, il voit que, comme le dit si bien Edgar Morin, « quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade. Il se désintègre ». Ce constat d’un intellectuel, le peuple le fait sien. Oui, il sait qu’il dégringole, oui le pain coûte de plus en plus cher, il crie, il souffre, il veut sortir de cette déliquescence, mais il n’a aucun pouvoir sur les grands de ce monde sauf à révolutionner. Il n’en est pas encore là. La paralysie des cerveaux dirigeants le gagne.

La bécasse avec son petit cerveau de bécasse cherche, elle aussi, la solution, mais, elle aussi, ne la trouve pas. Il lui a fallu un cambriolage chez elle, un intense trauma pour saisir au vol, ce qui se passe dans le cerveau acculé, la faille où s’engouffre l’insoutenable :

21 heures. La bécasse est dans sa chambre. L’alarme sonne. Elle descend, éteint l’alarme, fait le tour du rez, personne. Tout semble normal. Pourtant elle sent une présence. Elle remonte dans sa chambre, s’empare du bouton panique, une souris prise au piège, un animal qui flaire une présence en bas, qui marche sans pensées, s’assoit sur le lit le bouton panique en main. Pas un bruit, pas un frémissement dans la maison.

Le cerveau refuse cette présence et donne des signaux rassurants : cette horreur dans sa maison, ce chaos pressenti, ne sont-ils pas le fruit de l’imaginaire ? Dès lors, s’il n’y a personne, ameuter les policiers ? Les déranger… ? On ne dérange pas les gens pour des queues de cerises. Elle pense au tohu-bohu que provoquerait son appel de détresse, peut-être pour rien, se dit-elle et ce peut-être, en deçà de toute certitude, la paralyse. Le doute s’est introduit entre son instinct qui sait la vérité, et sa raison qui refuse de la connaître. Les intrus sont-ils là, ne sont-ils pas là ? Pousser ? Ne pas pousser ? Pousser ? Ne pas pousser ?

Montant du salon, un effluve paralysant traverse le tapis plain, se plaque sur son corps, envahit ses sens et lui fait deviner les hommes en bas qui s’affairent à croire qu’ils projettent autour d’eux les hormones de la peur, car eux aussi crèvent de peur. Elle attend quoi ? Que les voleurs terminent leur travail dans le salon sous ses pieds ? Qu’elle soit complètement dévalisée, dépouillée ? Elle reste là, bêtement, le cerveau en veilleuse, aveugle, refusant de voir et d’accepter cette horreur, le viol de sa maison par des inconnus. Pourquoi ce refus ?

Mais à un petit bruit, en bas, la bécasse n’y tient plus, elle veut en avoir le cœur net, comme un automate elle descend, le bouton panique à la main, elle entre dans la cuisine dont elle allume la lumière, elle sent un courant d’air froid sur ses jambes et, de la salle à manger, elle voit la porte-fenêtre du salon ouverte, elle se précipite pour la fermer, sachant que si elle ne les voit pas dans le noir, eux la voient dans le faisceau lumineux. En tirant brusquement la porte, elle entend un mouvement tout près d’elle sur la terrasse, elle pousse frénétiquement sur le bouton panique, remonte dans sa chambre, appelle le 112. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle voie l’évidence pour enfin réagir ? Existe-t-il un diaphragme entre le cerveau supérieur et celui des affects comme entre les poumons et l’estomac ? Pour la bécasse c’est clair : son instinct savait, son intelligence refusait de savoir. Aucune compatibilité entre l’intelligence et l’instinct. Mais pourquoi ce refus alors que tous les indices, l’alarme et son sixième sens criaient l’intrusion ? C’est l’ultime question qui a peut-être sa réponse : ce long dépouillement consenti, ensuite la volonté d’affronter les voleurs au risque d’être tuée… serait-elle suicidaire ? L’instinct de la bécasse a eu raison de son intelligence. L’instinct de mort ?

Y a-t-il compatibilité entre nos dirigeants et le peuple ? Oui, parce qu’ils font partie de la même humanité. Pourtant, un diaphragme invisible semble les séparer tout en les maintenant soudés.

L’inertie de la bécasse devant l’événement stupéfiant est bien celle des Européens aujourd’hui qui ne savent où donner de la tête, ne trouvent aucune solution à cette crise née en grande partie des actions toxiques dont se gorgeaient les banques. Mais la capacité de résilience de l’humain est immense. De la bêtise qui l’a mené à ce chaos, il pourra rebondir avec une élasticité surprenante. Pour obtenir ce résultat, un superman est nécessaire (pas le surhomme sinistrement connoté), une sorte de James Bond dont le cerveau supérieur serait perméable à l’instinct et dans lequel aucun diaphragme ne ferait obstacle à la souveraineté des talents. Un cerveau maître des affects et de ses bagarres avec la raison raisonnante. Un cerveau secrétant une substance ouvrant sur le lieu prodigieux de la création. Cette substance, non encore identifiée, donnerait aux dirigeants du monde un tout autre spectacle que celui lamentable des deux coqs de l’UMP François Fillon et Jean-François Copé. Substance pénétrant les failles des systèmes mis en place par les hommes pour gouverner le monde et qui étalent aujourd’hui leurs défaillances. Substance vif-argent où êtes-vous ? Sortez du fouillis de vos neurones pour électriser la masse humaine et en faire un tout harmonieux au service du beau, du bien du vrai. Donnez à un fabuleux James Bond d’exploiter enfin cette substance lovée paresseusement encore dans sa matière grise. Ne vous laissez pas aveugler par l’inconnu, faites comme la bécasse (avec retard sans doute), levez-vous, poussez le bouton, agissez.

La bécasse a dénié la réalité. Elle a su que l’horreur était entrée dans sa maison, elle l’a su de tout son corps, mais elle s’est protégée de l’horreur en entrant dans le doute : si c’était mon imaginaire ? Elle a fait appel à son imaginaire pour ne pas mourir de la vérité, aurait dit Nietzsche en parlant de l’art. Elle a douté de son instinct pour ne pas voir l’horreur de la réalité, le viol de sa maison. En même temps, elle a voulu en avoir le cœur net et elle est descendue pour voir ce qui la tenait prisonnière de l’inertie comme une bête affolée dans sa tanière. Quand elle a vu, elle a poussé le bouton. Elle était enfin dans la réalité. Il lui a fallu voir pour croire. Elle n’est pas un James Bond. Les voleurs l’ont humiliée.

Où est le Superman qui agirait au quart de tour, qui verrait la réalité dans toute son épaisseur et sa transparence, débrouillerait les écheveaux, aplanirait les obstacles, redresserait la Grèce et l’Espagne, amènerait l’Europe à chanter à nouveau le refrain de l’euro, face à la Chine, à la Russie, face aux États-Unis ? Le Superman qui convaincrait les humains d’être fiers d’eux-mêmes ? Où est-il ce porteur de la mystérieuse substance née de la crise ? Il arrive, on l’entend presque, il tapote ses méninges, il découvre un territoire qui recouvre le cerveau et la moelle épinière et protège les affects, les sensations, l’intelligence dans l’éblouissement de la connaissance sans obstacles. Il gratte, il perce le diaphragme invisible et découvre un petit organe inconnu, la matière crise, toute grise et couturée d’un treillis de neurones, nichée entre le thalamus et l’hypothalamus, sous les membranes de la dure-mère et des doux-pères (dits pies-mères). Cette matière crise dort en tout un chacun. On attend juste son INVENTEUR.

Le Superman est prêt.

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