C’était très épique

Maud Joiret,

Le divan ne ressemble à rien. Je n’ai jamais considéré qu’il avait une quelconque allure.

Le tissu est grossier, la forme inexistante.

Je le déteste parce que je ne parviens pas à le haïr franchement.

Je suis allongée dedans.

Je m’ennuie.

C’est super.

Je m’imprègne de sa couleur crème d’asperge en imaginant un paysage relaxant.

Je vois la pochette du CD zen qu’a reçu ma mère avec des chants d’oiseaux et des flûtes de pan.

Mes parents sirotent, discutent, se couchent eux aussi dans les fauteuils. Tout est parfait. Je garde les yeux ouverts et je visualise des atomes de bonheur : des masses rondes, translucides, bleutées virant au nacre, avec de la fumée dedans. Comme quand je dupe mes parents sur la durée de jeu passée avec ma Game Boy. Je dis : une heure ! En fait, ça fait une heure trois quarts (je suis une fille sage). Instantanément, je suis shootée aux atomes de bonheur.

Depuis la prohibition, je cache la console sous l’accoudoir du divan. Tout à l’heure, je la glisserai entre l’élastique de mon pyjama et ma hanche pour la faire passer en douce. Dans ma chambre, ce sera l’extase, la défonce totale. Parfois, la musique du jeu me hante pendant la moitié de la nuit et je dois lutter pour ne pas devenir moi aussi un ninja pixelisé dans un décor virtuel avec des cactus qui dansent.

Pour l’instant, on est trois et demi. Il y a mon père qui digère, ma mère qui lit son magazine et Thatcher qui se lèche les coussinets. Je n’ai pas vu ma sœur entrer dans la pièce et se diriger vers la cuisine. J’étais trop concentrée sur ma tâche quotidienne : paraître totalement absorbée par ce qui se passe à la télévision. Mais quand elle s’est jetée sur le divan que j’occupais, je n’ai plus pu prétendre que sa présence était superfétatoire.

Non seulement elle est ma sœur.

Non seulement elle m’ignore.

Non seulement elle n’a aucun égard pour mon intégrité physique.

Mais en plus

on est en décembre, ça pèle, un souffle froid court sur les surfaces, je ne sais même pas si on a déjà inventé le chauffage par le sol, c’est la bérézina et la chasse à la chaussette de yeti, la cuisine est carrelée

Et ma sœur a fait exprès d’y aller pieds nus.

Je suis glacée. Je me retourne sur l’accoudoir, je tente de trouver un appui pour échapper, par rehaussement, au contact sadique de la plante de ses pieds. C’est comme si elle avait mis un scratch.

Je bouge, en mode mineur.

Je ne suis pas brusque.

Je scrute.

J’attends le minimum de considération de sa part : une étude même approximative de son environnement ne saurait m’effacer de sa ligne de mire. Et puis il y a ma Game Boy.

Je remue plus fort.

Je deviens visible.

Les parents jettent un œil vers nous, vaguement mécontents. Ma sœur ne manque pas d’anticiper leurs verbes et aussitôt s’offusque, s’indigne, ils parlent mais ne disent pas grand-chose. Je finis par céder du terrain conquis, un demi-mollet. Je le laisse glisser vers ses orteils.

Ça se répand. Merde. Une sensation de chaleur grandit à l’endroit de notre rencontre sous les coussins et gagne du terrain sur mon corps impuissant.

Je ne veux pas de sa chaleur.

Je suis humiliée.

Tandis que je rumine la perte de mon territoire et l’invasion plus que méprisable de l’ennemi, je regarde devant moi sans bien entendre ni voir ce qui se passe dans l’écran de télévision. Comme d’habitude, des gens vont et viennent sur la surface rectangulaire et bombée et, bien sûr, ils m’indiffèrent totalement.

Je regarde le journal pour ne pas perdre des heures précieuses d’éveil. C’est-à-dire que l’extinction des feux est fixée à 20 heures. Je mets un point d’honneur à manifester ma présence jusque-là. Après qu’on m’eut fait remarquer que c’était l’heure, je quitte les lieux de mon bannissement et regagne les hauteurs de la maison. Je planifie dans l’escalier une nouvelle stratégie pour que dure plus longtemps le temps de l’occupation du salon, le lendemain soir. Vu qu’on en est à l’actualité internationale, je prends très mal le fait que ma sœur vienne s’immiscer dans l’exercice de bonheur que j’étais en train de pratiquer intensément. Le temps m’est compté ; à elle, moins — l’injustice est flagrante et je bouillonne.

Le présentateur, un type avec une barbichette et une bonne tête, baragouine des mots très ennuyeux. Je n’y entends pas grand-chose. Mais il finit, comme souvent, par capter mon attention à force de buter sur le « r » dans un mot qu’il égrène en boucle à chaque émission — et les journalistes après lui. Jusqu’à l’écœurement. C’est la crise. Contre la crise. En ces temps de crise. Puisque la crise. Putain de crise, je me dis. L’arrachement des vocables bouche mes envolées oniriques. Je m’énerve. Quelle crise ? Fallait pas déconner. L’argent sortait du Bancontact quand mes parents mettaient leur carte dedans. On partait en vacances. Pas loin, la France, à chaque fois. Mais on s’en allait et on s’en irait toujours. On allait repeindre la cuisine. Et ma chambre. J’aurais une chaîne hi-fi. Alors ? Crise de mes poils de Barbie, ouais.

Le plaid est trop court pour nos quatre jambes. On tire, sournoisement, le tissu à nous, jusqu’à ce qu’il soit plus lisse que la surface de nos non-dits. Je finis par remporter la partie, en arguant que le coussin supplémentaire dont ma sœur dispose peut très bien couvrir la surface de sa peau exposée à l’air nu. Elle crise, sans doute. Je me concentre.

L’écran renvoie des images. Un Russe m’est très sympathique. Ses joues sont toutes rouges, ses yeux toujours plissés, il sourit et même quand il dit apparemment quelque chose de grave on a envie de rire avec lui. Il est aussi question du Zaïre et je prends l’air grave. Mais l’Afrique, c’est pas dans mes cours de géographie, alors, comme ce n’est pas spécialement beau à voir (la caméra bouge beaucoup trop — on ne voit pas bien l’histoire), ça me passe largement au-dessus de la tête.

Le gentil barbant parle aussi du cours boursier. De toute façon, j’ai décrété que j’allais pas faire banquier, ni ministre, ni Zaïrois. Je serai maîtresse. Comme Mme Ferrère, j’aurai des pompons au bout de mes gants en hiver et je serai une sirène qui viendra me délivrer quand je me noierai dans la piscine de Molenbeek (j’ai le sens de la dualité)(j’imagine l’équivalent de la Guerre des étoiles et de Splash)(c’est très épique)(parfois, c’est vrai, c’est moi qui la sauve et elle est reconnaissante, et puis s’arrête le rêve).

Le temps s’est dangereusement écoulé. Pour le coup, Mamie Nova ne m’aide pas à rendre les images de mes pensées canapé. Ni à rattraper le temps perdu. Ses gaufriers prennent toute la place et personne ne porte une jupe aussi plissée. En même temps, si juvabien, c’est Juvamine.

Je me fais capter, évidemment.

Il est l’heure de monter.

Je sens le contact froid de la Game Boy contre mon ventre. Ça ne produit pas de chaleur. Thatcher me regarde du haut de sa toute fourbitude. Je l’empoigne par le collet.

— Bonne nuit tout le monde.

Je gravis les marches en enfonçant mes doigts dans son pelage et c’est chaud et joli comme un duvet de nuit sans âge.

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