D’un mouvement délicat de l’index, qui s’était déplacé en arabesque au-dessus du poêlon, Roberto – dit « les doigts d’or » au temps de sa splendeur – goûta avec délectation la sauce qu’il venait de lier. Il y ajouta un filet de citron. Même s’il concoctait ses recettes avec la même inquiétude que s’il s’était agi d’un cocktail Molotov, il retrouvait un plaisir intact, entier, une intime exaltation de marier les victuailles, les parfums, les arômes, les couleurs, les formes. Ces quelques gouttes de citron se faufilaient comme une touche de couleur dans un tableau : elles donnaient du relief à l’ensemble, lui apportaient une touche jaune de mystère. Les amis de Roberto s’étaient rassemblés en grand secret dans la pièce voisine et simulaient une réunion anodine qui ne permettait pas d’imaginer la raison première de leurs retrouvailles. Ils avaient été triés sur le volet, de crainte qu’un traître ne se glissât parmi eux. Roberto versa la sauce onctueuse, douce comme le velours, sur la peau dorée et encore crépitante de la caille.
Il était assez fier du discours qu’il avait prononcé quelques minutes auparavant, alors que ses amis s’étaient installés autour de la table : Camarades, avait-il commencé, en retrouvant le ton et l’accent de ses harangues syndicales, il ne nous est plus permis de vivre nos plaisirs de table d’antan. L’époque, les circonstances, le marché, la production, le pouvoir, que sais-je encore, tout a contribué à nous enlever l’un des derniers espaces où pouvaient s’exprimer nos libertés. Partons donc à la reconquête de ces plats qui nous font vivre et vibrer. Créons une Internationale du bon goût, rassemblons les derniers irréductibles face à l’invasion des plats aseptisés, édulcorés, hygiénisés. Manifestons nos différences, nos spécificités. Refusons d’être fondus dans le même moule. Cessons de voter en mastiquant, en actionnant les mâchoires de la collaboration, pour cette uniformisation alimentaire. Mous, nous ne sommes plus nous ! Peu importe qu’on nous traite de terroristes : vivons, Camarades, pour le plaisir retrouvé. Résistons à la perte du goût culinaire, au déclin de la papille. À nos fourneaux pour combattre la mondialisation !
Alors qu’il captait vers lui les regards de ses convives enthousiastes et conquis, ses pensées vagabondaient quelques jours en arrière. Il accompagnait ses enfants dans un restorap, une de ces grandes surfaces en restauration rapide qui se généralisaient sur l’ensemble du Continent. Chaque jour, sur la planète, il s’en ouvrait une nouvelle, au Nord comme au Sud. Toutes les cinq heures pour être précis, naissait un de ces temples de la bouffe calamiteuse. Leur succès était colossal malgré les critiques qui ne manquaient pas de fuser de partout. À grand renfort de publicités, de promotions, de cadeaux-gadgets, de manifestations sportives, de sponsorings, les chaînes alimentaires avaient conquis un territoire de plus en plus important. Insidieusement, elles s’imposaient peu à peu dans toutes les villes, puis à leur périphérie, et avaient fini par envahir les endroits les plus reculés. Leurs dirigeants avaient leurs entrées auprès des gouvernements et des institutions supranationales : les décisions prises dans le secteur calquaient de plus en plus celles que ces magnats de la bouffe préconisaient. Retournés les âmes et les goûts. Tout le monde consommait désormais la même nourriture. À la base, un petit pain rond brun clair, doux comme une peau de femme, chaud comme un oiseau palpitant, une viande reconstituée, à base de graisse intégrée aux fibres pour que la cuisson puisse se faire sans huile, frites sucrées-salées, sacrées en un mélange mathématique de saveurs insipides. Un plat proportionné, propre et acidulé, conditionné. Ils avaient poussé la simplification à l’extrême en supprimant les couverts. Chacun mangeait avec les doigts, comme des petits enfants ou les hommes de la préhistoire. Tous ensemble, autour des mêmes tables, dans des décors identiques, rouge, jaune, vert… quel que soit l’endroit de la planète.
Il n’est pas peu fier, Roberto, quand il se présente devant ses invités, sous sa toque du plus bel effet, en arborant le menu de la soirée : croquettes de ris d’agneau au coulis de tomates, croustillantes dehors et fondantes dedans ; darne de cabillaud poêlée à la crème d’oignons rouges sur lit de poireaux et d’épinards ; salade chaude de langoustines couchées sur des émincés de topinambour sauce curry ; rosace de saumon fumé aux épices orientales et parterre de jets de soja ; caille grillée en crapaudine à l’orange et poivre vert nappée de sauce citron ; chou farci aux rouelles de lotte, à l’embeurrée de tomates crème de safran ; suprême de pintadeau farci au foie gras et sa fricassée de champignons des sous-bois en persillade ; coucou de Malines rôti avec sa petite escorte de pommes de terre, courgettes, poireaux, asperges ; charlotte de poires confites au miel de thym, le tout au choix, étalé devant ses invités, largement commenté, apprécié, jaugé, évalué, le plaisir des mots s’ajoutant à celui des mets…
C’est au moment précis de saisir fourchettes et couteaux qu’une brigade de contrôle fit son irruption dans la salle de réunion. Serrés dans leur uniforme frappé d’un grand M, le big Mac de la cuisine unique, les policiers interpellèrent chaque participant, réclamèrent les papiers d’identité, saisirent les plats comme pièces à conviction, demandèrent les formulaires de traçabilité… Leur chef donna des ordres, vociféra, ne décoléra pas : Emportez-moi tous ces produits illicites, cultivés au noir, en dehors des circuits officiels, probablement truffés de germes toxiques… Rien ne doit nous échapper. Vous savez qu’on ne nous le pardonnerait pas. Et passez donc les menottes à ces rebelles, ces graines de terroriste qui veulent rétablir l’ordre ancien, rendre à leurs congénères l’attrait des fruits défendus, la dépendance aux plaisirs, le péché de gourmandise. Ainsi se termina la dernière manifestation culinaire de l’histoire. Les usines alimentaires et les grandes surfaces de la distribution amplifièrent leurs activités hégémoniques.
Et le mot restaurant fut supprimé des dictionnaires par l’Académie linguistique, qui n’était plus littéraire depuis des décennies.