En ce temps-là, les choses étaient bien différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. C’était un autre monde…
Il y avait de la neige au sommet du Kilimandjaro, et des animaux actuellement disparus vivaient dans le Grand Nord, sur d’immenses blocs de glace agglutinés autour du pôle. Ce n’était pas vraiment un continent même si l’étendue de cette chose que l’on appelait « banquise » était à peu près aussi vaste que l’Afrique. Dans l’hémisphère septentrional, de nombreux pays bénéficiaient d’un climat tempéré : hivers relativement cléments, étés sans excès et parfois pluvieux. Certains États existaient alors qui ont disparu aujourd’hui, envahis par les eaux, tels le pays des Terres Basses et ses voisins maritimes. Leurs habitants — ceux qui ont survécu aux tsunamis et autres cataclysmes de ces temps anciens — ont fui vers le centre de l’Europe, souvent mal accueillis par les populations locales. Ce fut le début de ces bidonvilles de plus en plus gigantesques qui ont donné naissance, dans les siècles suivants, à Noright One puis Noright Two. De nos jours, heureusement, ces nations sans lois ni règles d’aucune sorte, autoconstituées dans la violence que l’on sait, sont closes sur elles-mêmes et leurs bornes sont dûment surveillées depuis l’espace ; nous le savons tous, leurs frontières sont désormais parfaitement hermétiques. Il me semble avoir lu quelque part que, dans les temps anciens, nos ancêtres ont ainsi édifié des murs hérissés de barbelés et de miradors pour des raisons plus ou moins semblables. Il y a même eu, pour ce que j’en sais, l’une ou l’autre tentative d’éradiquer de la planète des peuplades entières. Il est difficile aujourd’hui de connaître la vérité sur ces faits archaïques car la plupart des documents ont disparu dans les cataclysmes qui ont ravagé le monde, guerres ou catastrophes naturelles de toutes sortes. Des siècles se sont écoulés depuis, personne ne sait exactement combien. Tout cela est tellement loin… Bien sûr, nous sommes les descendants de tous ceux-là dont nul aujourd’hui ne sait plus rien de précis, tout comme on ne sait rien de ceux qui survivent comme ils peuvent à l’intérieur des limites de Noright One et Two. La technologie dont nous disposons nous permet de les ignorer, aussi loin de nous au centre de l’ancienne Europe que s’ils vivaient aux confins de la Galaxie. Aucun risque de jamais en voir l’un ou l’autre sortir de leurs gigantesques réserves. Toutes les précautions ont été prises. Plus besoin aujourd’hui de fusils mitrailleurs ni de gardes. Tout est automatique, programmé, organisé. Génétique et informatique se sont conjuguées pour les maintenir où ils sont, et personne ne sait vraiment comment ils vivent ni à quoi ils ressemblent après tant et tant d’années passées en vase clos. Leur technologie vaut-elle la nôtre ? Certains le croient, fondant leurs certitudes sur l’impossibilité pour nous de survoler leurs régions ou de visualiser quoi que ce soit de ce qui se passe là-bas. Aucune importance, à vrai dire. L’essentiel est que chacun reste chez soi. Toujours est-il que je prétends, quant à moi, qu’il convient de se méfier, de se protéger, de prendre des mesures. Si leur science vaut la nôtre, ne seront-ils pas capables un jour de nous envahir, de nous détruire peut-être ?
Mais je m’égare. Mon propos n’était certes pas de vous rappeler la naissance des Noright, ni de digresser sur nos étranges cousins inconnus. Notre passé commun, à eux et à nous, voilà le sujet de mon discours. Je vous disais donc que tout était fort différent en ces temps reculés : le climat, la forme des continents, la structure des États… Vous me rétorquerez peut-être que rien de ce que je pourrai vous dire ne présente le moindre intérêt, vu l’ancienneté de cette forme de société qui a engendré la nôtre. Certes. D’autant que, je le répète une fois encore, nous avons perdu la plus grande partie des traces écrites, iconiques et numériques de tout ce qui a précédé le début de notre civilisation actuelle. Il y a eu les cataclysmes naturels, il y a eu L’Invasion Pacifique puis la Guerre Ultime qui a suivi, il y a eu cette lente et difficile gestation dont nous sommes issus, qui s’est étendue sur plusieurs centaines d’années. Les langues mêmes que l’on parlait alors et que l’on écrivait ont sombré dans l’oubli. Mais il reste quelques traces cependant. Tous les bâtiments ne se sont pas écroulés. Certains écrits ont subsisté, fragmentaires sans doute, mais moins rares qu’on ne le croit. Nos linguistes ont utilisé toutes les ressources des outils lectrocyb les plus pointus, et quelques traductions naissent qui se greffent aussitôt dans le fonds commun des connaissances auquel nous sommes tous connectés. Bientôt donc notre mémoire collective aura assimilé tout cela, bientôt nos enfants sauront dès la naissance ce que furent leurs aïeux primitifs tout comme ils connaissent de science infuse tout ce que jadis on mettait vingt ou trente ans à apprendre, au prix de quels efforts parfois.
Moi qui vous parle, j’ai eu le privilège de découvrir en primeur ces choses étonnantes que l’on greffera bientôt dans les consciences de nos descendants. Et c’est de cela que je voudrais vous entretenir aujourd’hui, tant je trouve fascinant ce monde révolu.
Univers étrange, en vérité, varié, changeant. Je pourrais vous raconter les mythes bizarres qui fondaient ces civilisations disparues. Je pourrais vous parler de leurs dieux, de leurs angoisses, de leurs joies. Je pourrais évoquer pour vous ce qu’ils nommaient « art » et que personne à ce jour n’est encore arrivé à bien définir. Je pourrais vous dire leurs rêves et leurs luttes, et je pourrais me pencher longuement sur leurs types de communication que nos spécialistes commencent à décoder. Je pourrais vous éclairer sur leur mode de reproduction et sur une réalité plus incompréhensible encore que leur « art », une réalité que nos meilleurs traducteurs lectrocyb n’arrivent pas à élucider, et que l’on nommait « amour ». Je pourrais vous montrer ces images fulgurantes d’avions en flammes ou de puits de pétrole incendiant la nuit, je pourrais vous narrer leurs tentatives de pénétrer l’espace où nous nous mouvons si facilement. Croyez-moi, ce ne sont pas les sujets d’étonnement et peut-être d’admiration qui manquent.
Mais c’est autre chose que je vais tenter de vous faire comprendre ce soir. J’ai choisi l’aspect le plus totalement étrange et étranger de leur mode de vie, celui qui sans doute vous paraîtra le plus incompréhensible, le plus mystérieux, le plus ridicule aussi.
Figurez-vous donc que les hommes de ce temps ne pouvaient satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, je veux parler de l’habitat, de la nourriture, du plaisir, de la santé, qu’en échange d’une sorte de… comment nommer cette chose immatérielle que l’on ne pouvait obtenir qu’au prix d’efforts parfois très durs et quelquefois inutiles ? Eux, en tout cas, appelaient cela « l’argent ». Rien à voir avec le métal du même nom, que nous connaissons encore actuellement. Il s’agissait de minces feuilles de papier ou de piécettes, souvent remplacées par des morceaux de plastique dont la seule possession donnait accès à tous ces biens dont je vous parlais tout à l’heure. On « payait » pour manger, pour boire, pour copuler, pour voyager, pour dormir. Tout avait un prix, les choses matérielles comme les sentiments, et même le temps. Ces prix variaient en fonction de règles incompréhensibles, et le même objet pouvait se négocier tantôt très cher, tantôt très cheap.
Je vois à vos réactions que vous avez du mal à comprendre. Je vais donc vous donner un exemple. Imaginons quatre hommes que nous nommerons Pierre, Paul, Jean et Jules. Pierre est boulanger, Paul est médecin, Jean est plombier et Jules est avocat… Mais qu’est-ce qu’un boulanger, un médecin, un plombier et un avocat ? Je me vois contraint ici d’ouvrir une nouvelle parenthèse. Les individus se nourrissaient de toutes sortes d’aliments ; les protéines leur étaient fournies par la chair d’animaux morts. Les plantes leur apportaient certaines vitamines et autres oligo-éléments… De très nombreux métiers étaient donc centrés sur la récolte, le conditionnement et la vente de toutes ces nourritures alors indispensables à la survie. Le pain était l’un de ces produits, le plus commun à vrai dire et l’un des moins coûteux, préparé avec de la farine, du sel, de l’eau. C’est le boulanger qui fabriquait le pain et qui ensuite le vendait aux consommateurs. Bien sûr, le fait même d’absorber tant de substances diverses et mortes engendrait divers dysfonctionnements anatomiques et biologiques chez nos ancêtres : on nommait ces troubles, parfois très graves, des « maladies », et nombre d’entre elles conduisaient à la mort. D’autant que l’atmosphère elle-même se trouvait envahie de miasmes et de nuisances générées le plus souvent par les hommes eux-mêmes, sans parler des facteurs internes au corps humain que l’usure fragilisait. C’est le médecin qui soignait, comme il pouvait, les malheureux atteints par la maladie. À vrai dire, il ne faisait que reculer l’échéance ou apaiser la souffrance, mais c’était mieux que rien. Les hommes vivaient dans des sortes de niches plus ou moins spacieuses et plus ou moins bien aménagées que l’on appelait « maisons ». Soit dit en passant, ces maisons s’achetaient et se vendaient comme tout le reste, et bien des gens n’en possédaient pas, obligés d’errer dans les rues ou de se terrer en d’insalubres logements à l’abandon. Toujours est-il que, dans ces maisons, l’eau, la lumière, la chaleur se trouvaient transportées à partir de moteurs centraux via tout un système de tuyauteries qui se croisaient et s’entrecroisaient dans le sous-sol des régions habitées. Il arrivait que ces tuyauteries se détériorent, et c’est le plombier qui était chargé de les réparer. Les avocats, quant à eux, ne fabriquaient rien, ne réparaient rien, ne vendaient rien, sinon leur temps et leur voix. Vous imaginez bien, en effet, que les conflits ne manquaient pas. Les individus s’agressaient pour les motifs les plus futiles. Les avocats alors intervenaient, défendant celui qui se trouvait attaqué, tentant d’éviter à un coupable le juste châtiment de ses crimes, instiguant parfois eux-mêmes antagonismes et disputes à seule fin de justifier leur existence et leur activité. Car telle était la règle en ce temps-là : fabriquer quelque chose, le vendre, lutter contre la maladie, défendre victimes et coupables, tout cela était un « travail », et générait donc les revenus — l’argent — qui seuls permettaient aux individus de subsister. Impossible en effet de se procurer du pain ou de la chaleur sans donner en échange un peu de cet argent que l’on avait reçu préalablement en échange d’autre chose.
Mais revenons à notre exemple. Pierre, le boulanger, fabrique et vend son pain, et l’argent « gagné » de la sorte lui permet d’acquérir une maison ainsi que toute une série d’autres biens indispensables à sa vie et à celle de ses proches. Paul, Jean et Jules font partie de sa clientèle. Mais voici que notre ami Pierre s’affaiblit. Son organisme dysfonctionne. Il n’est plus capable de travailler et donc de se procurer l’argent dont il a besoin. Il rend alors visite à Paul qui l’examine et lui prescrit soins et remèdes. Notez au passage que, pour bénéficier des services de Paul, Pierre doit lui rendre une partie de l’argent que celui-ci lui donne chaque matin en échange du précieux pain. Oui, je sais, c’est bizarre… La suite l’est davantage, jugez-en. Paul informe Pierre que ses ennuis de santé sont liés à la tuyauterie qui alimente en eau ou en autre chose la maison qu’il occupe. Peut-être les matériaux utilisés sont-ils trop anciens, ou bien une fuite de je ne sais quelle substance ignorée aujourd’hui a-t-elle des effets nocifs sur les poumons de notre ami. Toujours est-il que celui-ci fait appel à son client plombier. Jean se rend au domicile de Pierre et y effectue divers travaux en échange, une fois de plus, d’une partie de l’argent que lui-même dépense chez son boulanger. Quelques jours après la fin desdits travaux, une terrible explosion cause de graves dégâts dans la demeure de Pierre : de toute évidence, Jean a mal fait son travail. Le boulanger demande donc à Jules, l’avocat, de le conseiller sur ce qu’il y a lieu de faire et, dans la foulée, de le représenter en justice. Toujours en contrepartie d’argent précédemment donné à Pierre par Jules en échange du fameux pain dont nous avons déjà parlé. On peut supposer que, au terme de toutes ces aventures, notre ami boulanger se trouvera capable à nouveau d’exercer son métier, et les trois autres comparses lui rendront, chaque matin, un peu de l’argent qu’il leur a donné en échange de soins, de travaux et de conseils…
Cet exemple vous a permis de comprendre le fonctionnement incohérent des sociétés de ce temps. Un « argent » qui n’avait plus aucune matérialité passait sans cesse de main en main ou plutôt de compte en compte (et ce terme-là ; faut pas l’expliquer ?) en contrepartie de toutes sortes de » travail ». Précisons brièvement que le « compte » était le lieu virtuel et individuel où se trouvait conservé le non moins virtuel mais indispensable argent. Il existait même des personnes qui se faisaient rémunérer — très cher paraît-il — seulement pour écouter leurs semblables. Car la solitude alors était grande au sein des mégalopoles comme au fond des campagnes ; les humains vivaient en groupes, mais personne ne s’intéressait à personne. L’on pouvait mourir dans la niche voisine d’une autre, très peuplée quant à elle, sans que quiconque s’en aperçût. Qu’était-ce donc que ce monde où les gens se sentaient tellement seuls et perdus que, pour être simplement écoutés, il leur fallait aller trouver des spécialistes que l’on payait pour cela ?
L’argent, on l’a vu, était au centre de tout. Certains, fort rares il est vrai, en possédaient d’énormes quantités symbolisées par une longue suite de zéros qui clignotaient sur les écrans de leurs… comment appelait-on ces ancêtres de nos lectrocyb, je l’ignore. Ceux-là avaient eu de la chance, tout simplement ; nés de géniteurs eux-mêmes « blindés de thunes » (c’est comme cela que l’on disait), le travail leur était inconnu, et ils pouvaient passer tout leur temps de vie à acquérir non seulement le pain et la maison indispensables à chacun, mais aussi et surtout une profusion d’objets et de services totalement inutiles. La majorité des hommes cependant se devaient de « travailler » non pour vivre, comme quelques-uns l’affirmaient, mais pour obtenir un peu de cet argent dont nous avons peine aujourd’hui à imaginer la valeur et la signification. Les « travaux » n’étaient pas tous rémunérés selon les mêmes règles, et dès lors certains étaient plus honorables que d’autres. Le médecin et l’avocat cités plus haut étaient plus « fréquentables » que le plombier et le boulanger ; ils vivaient en des lieux plus agréables, aimaient les choses de l’esprit comme la musique et la poésie (encore des notions difficilement traduisibles et dont on ne sait pas exactement ce qu’elles recouvraient), et traitaient avec une certaine commisération les classes dites « socialement inférieures ».
Certes, ce système nous paraît bien incompréhensible. Mais sans doute aurait-il néanmoins perduré s’il avait fonctionné dans une relative équité, du moins jusqu’à l’avènement de l’Universelle Sécusoc qui désormais assure à tous plaisir, bien-être et survie sans rien exiger en retour. Hélas, ce ne fut pas le cas. Ceux qui avaient du travail souvent s’en plaignaient, attendant avec impatience l’âge où ils deviendraient incapables d’encore l’assurer et tentant, dans l’intervalle, d’en faire le moins possible. Quant à ceux qui n’en avaient pas et qu’on appelait « chômeurs », ils cherchaient sans cesse à en trouver. De terribles crises se sont ainsi produites, émeutes, révoltes, révolutions même, guerres quelquefois ; l’on se battait et s’entretuait pour le seul droit au travail. Pauvres gens, en vérité, prêts à mourir et à tuer pour le droit de se fatiguer et de se soumettre à toutes sortes de règles et d’obligations aussi injustes qu’épuisantes ! Mais ne perdons pas de vue que sans travail, pas d’argent, et sans argent, pas de vie possible, ou alors une vie médiocre et petite, sans aucune de ces jouissances qui en font tout le prix et qui jadis s’achetaient. Et je ne vous parle ici que de ce qu’à cette époque on nommait « Europe », car l’argent et le travail manquaient plus cruellement encore en d’autres contrées. L’Afrique presque entière rêvait des terres nordiques et l’on pouvait craindre, à terme, une guerre plus terrible que les précédentes. La nature heureusement fait bien les choses, et un dysfonctionnement biologique majeur a résolu le problème, y tuant des millions d’individus. Quant à l’Asie… et bien, vous savez tous ce qu’il en fut. Le travail n’y manquait pas, ni l’argent ; mais nos aïeux de là-bas pensaient et vivaient autrement que les Européens. L’invasion a donc eu lieu. Une Invasion pacifique et quasiment idéologique, qui fut le début de notre civilisation actuelle, juste avant que survînt la Guerre Ultime dont nous sommes tous issus.
Voilà comment est né notre monde d’équilibre et de tranquillité. Il a fallu tout cela, ces luttes, ces injustices et ces soubresauts de bête à l’agonie pour que les hommes se construisent une identité nouvelle. Vous me rétorquerez peut-être que notre aspect ni notre nature n’ont pas grand-chose à voir avec ceux de nos prédécesseurs, pas plus que notre manière de vivre ou de penser. Le nom d’« homme » lui-même peut-être ne convient plus exactement à ce que nous sommes. Nous sommes leurs descendants cependant, des descendants génétiquement automodifiés certes, mais plus « humains » que quoi que ce soit d’autre. Même si la part de bonobo que nous portons en nous est sans conteste ce qui explique le caractère pacifique de notre tempérament, tout comme nos parcelles génétiques de rattus norvégicus et de rattus feliceus nous ont permis de nous adapter aux nouvelles conditions climatiques de la planète, tandis que l’élément formica rufa a annihilé les notions de profit individuel et donc rendu obsolète l’existence de cet « argent » dont je vous ai entretenus. Si vous m’avez néanmoins compris malgré la complexité de mon sujet, c’est sans nul doute grâce aux éléments de Xenopsilla Cheopsis[1] Electronica qui font désormais partie de notre nature. Quant aux autres améliorations apportées à notre base humaine, nous en reparlerons lors d’une prochaine conférence.
[1] Xenopsilla Cheopsis : nom scientifique de la puce du rat.