La dinde au miel

Jack Keguenne,

Je me souviens de cette amie dont la cuisine regorgeait de trésors. Elle déménageait, moi aussi. Je n’avais rien, et elle ne pouvait pas tout emporter. Elle m’avait préparé des sachets, des flacons, des petits pots… Tout un matériel de campagne dont je n’étais pas sûr d’avoir un jour l’usage, mais qui m’intriguait et que je considérais d’un œil absent en rêvant qu’il aurait pu changer ma vie.

Je n’ai pas bonne mémoire mais elle m’expliquait pourtant bien la destination de chacune de ces herbes, de toutes ces poudres. Évidemment, je n’en ai rien retenu sinon le moment où elle m’a dit : « Ça, c’est pour quand tu feras de la dinde au miel ». De la dinde au miel ? Pour tout dire, je ne sais même pas à quoi cela ressemble une dinde, ni vivante ni morte. Quant au miel, je dois bien en avoir un pot qui traîne mais, pour que je l’utilise, il faut vraiment que j’y pense, et c’est tout au plus pour sucrer mon café, quand il fait grand froid.

Le jour où je ferai de la dinde au miel, je crois que je devrai me méfier, elle aura sûrement des dents.

Entre les poêles et moi, le courant n’est jamais passé. Je suis tombé tout petit dans la critique historique et, depuis, ce qui relève de l’alchimie m’est resté étranger, ou suspect. La preuve sur les cartes des grands restaurants ; il faut être initié, sinon on risque de manger froid. Du temps où on ne brûlait pas la crème, les manuels d’histoire attestent qu’on a passé bien des sorcières au feu de bois pour des grimoires moins amphigouriques. Je dois avouer que cela n’enlève rien à ma fascination ; transformer le plomb en or ne laisse pas indifférent, mais le grésillement d’un fond de margarine manque de grâce, et je ne suis pas touché par l’esprit des poireaux émincés, même si la soupe me convient.

Pourtant, je trouve ça beau une casserole. Je me demande si je suis comme un gosse qui se rêve astronaute en regardant un vieux coucou pétaradant ou si on ne sacralise pas toujours un peu les objets dont on ne sait pas quoi faire, surtout quand les cuivres brillent. Depuis que je suis fatigué des bibliothèques, la cuisine est l’endroit que j’admire le plus et pour lequel j’ai une sorte de fascination craintive. J’ai remarqué que c’est toujours un mixte d’ordre et de désordre, la meilleure manière, pour moi, de se perdre en terrain connu. Je veux dire qu’on y retrouve presque systématiquement les mêmes ustensiles et les mêmes ingrédients mais toujours disposés différemment. Dans le même rapport qu’entre l’alphabet et la tour de Babel. Chaque cuisine m’est une langue étrangère.

Cela me rappelle cet ami chinois qui s’agaçait d’un chien un peu remuant dans une réception et qui avait lancé : « Les chiens, chez nous, on les mange ! » Je crois qu’il n’y a pas pire comme menace, malgré la réincarnation. Et comment peut-on faire son deuil d’un animal qu’un autre a bouffé ?

D’ailleurs, je ne voudrais pas être éleveur. J’imagine le gars qui couve – enfin, couver !… – son bétail jour après jour pendant des années puis qui, un beau matin, doit mener sa Blanchette ou sa Marguerite à l’abattoir.

Ça doit être dur, pire même : déchirant. C’est pas comme avec les poules. Les poules, je les ai toujours trouvées bêtes, sûrement parce qu’il n’y a pas trop de sentiment dans leurs yeux. Mais, au moins, elles, elles ne sont pas devenues folles. Enfin, il faut dire que, maintenant, elles n’ont plus vraiment la place.

N’empêche, elles arrivent à faire des œufs. Je suppose que ça doit leur faire un peu mal, mais c’est parfait un œuf, même s’il faudrait voir à renforcer un peu la coquille qui se fragilise ces temps-ci. Ou à restructurer des couleurs qui deviennent un peu pâlottes. J’admire la forme idéale des œufs, moi qui, à une époque, réussissait tout juste à les brouiller. Même si j’ajoutais du cumin, brouiller, c’est tout dire.

La langue est l’organe du goût et elle joue bien des tours. Ainsi, je n’ai jamais pu m’empêcher d’associer « cordon-bleu » et « cordons du poêle ». Mais je vois aussi qu’on parle toujours de la vache folle alors que, dans les boucheries, enfin… celles qui restent, il n’y a jamais qu’une étiquette « bœuf ». L’histoire repasse les mêmes plats : entrecôte pour monsieur, faux-filet pour madame et le tartare d’eunuque.

Je fais mes courses comme d’autres passent dans les musées, en regardant seulement quelques cartels, et je suis toujours surpris de me retrouver avec un cabas aussi pauvre après avoir fait des kilomètres de rayons. Je sais bien que je manque de finesse et de délicatesse, mais on ne me fera pas injure en me traitant d’homme de ragoût. Je n’ai pas de passion pour les menus du genre « aliments pour lapins », mais je ne m’évanouis pas non plus d’horreur en apprenant qu’une queue de cochon a servi à graisser la soupe. À ceux qui veulent bien m’inviter, je signale toujours que j’ai de l’estomac, sans restriction, et que je suis curieux de nouvelles expériences.

Du reste, je suis assez simple et, comme on ne signale aucune maladie sur les olives ou sur le saucisson, mon avenir s’annonce serein. Et j’espère bien qu’au paradis, je retrouverai le parfum de la coriandre.

Partager