Assiette champêtre

René Hénoumont,

D’aucuns affirment que l’on n’a jamais mangé aussi sainement. Je crains qu’ils ne confondent qualité et quantité, en ces temps de grande bouffe que d’autres qualifient de mal bouffe. Le pouvoir d’achat a engendré la consommation, la crise génère l’envie, d’où la violence, autre problème lié à une société condamnée à la productivité.

Il y aura bientôt cinquante ans que je vis à la campagne et suis très proche, par mes racines et mes goûts (et mes dégoûts), du monde rural. Ce que je vais vous conter ne relève ni de l’écologie, mot passe-partout, ni de l’observation scientifique, moins encore de la statistique, mais plus simplement du témoignage direct. Enfant des prés et des bois, chasseur juvénile, pêcheur solitaire, jardinier toujours, je ne puis qu’évoquer des paradis perdus, gâchés, par aveuglement total dans l’appropriation de la terre nourricière et des eaux de nos rivières.

Qu’y a-t-il dans notre assiette et dans notre verre, sinon la campagne, bêtes, fruits, produits de la culture assurés par un paysannat endetté, matraqué par les machines, menacé de disparition par la domestication de la nature et l’urbanisation sans limites ? J’oserais dire qu’a priori tout est suspect dans cette assiette où la fourchette se fait de plus en plus hésitante… Il va sans dire qu’il y a des exceptions : je sais ce que je mange lorsque je croque mes salades… J’ai même bu longtemps en toute sécurité l’eau de mon puits plusieurs fois centenaire. On l’a bêtement abandonné lors de l’adduction d’eau dite potable qu’un mien ami paysan appelait « l’eau de ville », bonne pour les bêtes, pas pour les gens.

L’eau sans quoi la vie n’est pas possible. Les médias avides de catastrophisme ont complaisamment répercuté le fait que la Belgique, pour ce qui est de l’état de ses eaux, était lanterne rouge. Il y a vingt ans, sinon plus, que je tape sur ce clou comme le marteau sur l’enclume du forgeron : nos rivières de basse et moyenne Belgique sont des égouts à ciel ouvert et cyniquement utilisées comme tels pour l’égouttage. Au sud du sillon Sambre et Meuse, ne croyez pas que l’Ourthe, la Lesse, la Semois soient épargnées. Où sont les eaux de cristal de mon adolescence penchée sur la mouche artificielle tendue à la truite ? Où sont les perches et les ombles, et tant d’autres variétés de poissons et d’habitants de la rivière ? C’est à partir des années soixante que nos plus belles rivières ont été contaminées par le tout-à-l’égout et, en période estivale, par le camping-caravaning, ce tourisme de la chiotte ! Ce qui fut plus fatal, c’est l’apport des engrais, d’où par écoulement la présence de sulfate dans le moindre ruisseau…

C’en fut fini des variétés de poissons les plus délectables, en premier lieu les salmonidés, la truite fario se nourrissant de minuscules crustacés donnant à sa chair sa belle couleur rose, sans oublier les vairons en voie de disparition. De telle sorte que la truite qu’on vous sert au restaurant est calibrée, élevée en pisciculture et nourrie aux farines animales. Elle n’a pas la chair rose et la robe de la fario, c’est une « arc-en-ciel » d’origine Scandinave, variété s’acclimatant aux eaux calmes. S’il n’y avait que le tout-à-l’égout, par temps de crue la rivière peut s’auto-épurer, mais les nitrates des engrais épandus sur les champs vont au ruisseau ou pénètrent les sols par infiltration.

Ce n’est pas une station d’épuration par-ci par-là qui va rompre le cycle de la pollution. Je vous donne un exemple. En bas de mon jardin, au bout d’une prairie passe la Haute-Senne, la rivière la plus polluée de notre bassin fluvial et, au-delà, tombe la pluie (acide ?), montent les eaux qui recouvrent les prairies, y déposant les alluvions cancérigènes. En avril, on remet les vaches en prairie après un nouvel apport d’engrais, et quelle belle herbe elles broutent, nos cornues ! Beurre, lait, fromage sont pour le moins suspects.

Je connais des gens de plus en plus nombreux qui s’adonnent à l’eau minérale. Avec quoi la ménagère fait-elle soupes et potages, et la cuisine ? Pas avec du Spa Reine !

Va pour l’eau ! Je pourrais en conter davantage, voyons les légumes hautement recommandés par la faculté et d’un si beau vert dans les rayons du supermarché. Hélas, ils sont forcés sur coussin d’eau et feuille de plastique, et bien sûr engraissés artificiellement. Les meilleures terres maraîchères aux portes des grandes villes, celles que l’homme a travaillées durant des siècles, ont été sacrifiées à l’expansion urbaine, loties, la banlieue court toujours… Sans pulvérisation, la pomme de terre succomberait à diverses maladies, dont le mildiou ; céréales, betteraves, maïs sont traités depuis la semence par les pesticides et les insecticides. Les semis de maïs sont traités au temix, dont un seul grain dans une boîte d’aliment foudroie un chat de cinq kilos ; ainsi font les chasseurs obsédés par les chats et les chiens errant sur leur territoire. Plus d’herbes parasitaires, plus d’insectes, partant plus d’oiseaux. Notre ciel est de plus en plus silencieux, déserté par les moineaux et les hirondelles. Certes, on ne mange pas de ces oiseaux-là, mais l’homme est le seul être vivant ignorant qu’il est un animal, dès lors que son espèce est appelée à disparaître. Lorsque les machines aux grandes ailes mobiles, tels des monstres préhistoriques, pulvérisent les terres, fermez vos fenêtres et ne sortez pas, ainsi font mes voisins dont les enfants font des allergies et souffrent des pulvérisations déportées par le vent.

On m’a offert une caisse de pommes, de ces grosses pommes étrangères dont le goût se partage entre le navet et la carotte. Parlez-moi des fruits ! Les vergers autour du village, comme les haies, ne sont plus. En cause, la non-cueillette des fruits (pas le temps !), les parasites pour les fruitiers échappés au massacre à la tronçonneuse dont le grand prêtre fut le Hollandais Mansholt (bon Européen) qui ordonna une prime de deux cents francs par arbre abattu dans les funestes années soixante (les glorieuses sixties, tu parles !).

Et pour en terminer, la viande ! On mange mieux ! Oui da, depuis quand ? Ce n’est pas moi qui ai inventé la dioxine et la maladie de la vache folle. Et pourtant, l’émission Autant savoir de la RTBF nous avait mis en garde. Marianne Mangeon a effectué deux, sinon trois, enquêtes en Angleterre, au moment où la maladie, inconnue en Europe, battait son plein outre-Manche. Il est question, pour équilibrer un marché en perdition, d’abattre deux millions et demi de vaches cet été. Il me semble que le temps des Mansholt est revenu. Les hormones ? J’ai vu dans des étables des taureaux entravés pesant plusieurs centaines de kilos qui n’avaient jamais vu la prairie de leur vie carcérale. Ils se tenaient à peine debout sur des sabots mous, et le fermier me les montrait : « Quelles belles bêtes ! »

J’allais oublier le gibier, nos kermesses au gibier… Eh bien, c’est du faisan d’élevage que vous mangez, nourri à la farine animale. Et si vous appréciez le lièvre, il sera trop tard pour lui demander (dans votre assiette) s’il vient de Pologne comme les délicieuses petites cailles traitées comme de vulgaires poulets en batterie.

Six cents fermes disparaissent chaque année en Belgique. Davantage dans les jours à venir, jours sombres pour le paysan pris entre la productivité, les épidémies et l’endettement. Les conséquences des épidémies sont incalculables. Une ferme en moins, c’est un jardinier du paysage en moins. Que va devenir l’aménagement d’un territoire en l’absence d’un monde rural ? C’est l’affectation des sols qui peut en être modifiée.

Allons, je vous laisse, je vais pulvériser préventivement mes rosiers pas encore remis de la maladie de la tache noire, qui les a défeuillés l’été dernier.

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