La Grande-Mémoire

Liliane Schraûwen,

Je ne sais pas comment les choses ont commencé. Ou plutôt, je ne sais plus. C’était il y a très longtemps, j’ai un peu oublié. Il est un âge où la mémoire…

C’était la guerre. Il y en avait eu beaucoup d’autres, avant. On disait « la Grande Guerre », « la dernière guerre ». On a dit aussi « Plus jamais ça ».

En ce temps-là, on enseignait ces choses dans les écoles. Je me souviens de quelques-unes de ces guerres anciennes. À chacune d’entre elles, on avait attribué un nom, parfois poétique. Il y a eu la guerre des Deux-Roses, la guerre de Trente Ans, la guerre de Cent Ans, la guerre de Sécession, la guerre des Boers, la guerre d’Algérie, la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Espagne, la guerre de Succession d’Autriche, la guerre des Gaules, la guerre de Troie, la guerre de Sept Ans, la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, la guerre de 1870, la guerre de Crimée, les guerres napoléoniennes, la guerre de l’Opium, les guerres de religion, la guerre des Six Jours, la guerre du Liban, la guerre du Golfe, la guerre des tranchées, les guerres médiques, la guerre d’Indochine, les guerres d’Italie, la guerre d’Espagne, la guerre des mondes, la guerre du Péloponnèse, la guerre du feu, la guerre du Pacifique, la guerre des Malouines, la guerre de Syrie, la guerre de Bosnie, la guerre de l’ex-Yougoslavie, la guerre des Balkans, la guerre du Biafra, la guerre du Rif, la guerre du Bangladesh, la guerre de Dévolution, les guerres puniques, la guerre froide… et un tas d’autres, dont je ne me souviens plus. C’est vous dire que, depuis toujours, les hommes ont eu le goût de s’entre-tuer. Et avant eux leurs ancêtres primates. Et en même temps qu’eux leurs cousins chimpanzés et autres macaques. Il n’y a guère que nos frères les bonobos qui avaient mis au point d’autres stratégies pour régler leurs différends. « Faites l’amour, pas la guerre », telle était leur devise. Sympathique engeance. Mais nous, les hommes… Pourtant, faire l’amour, ce n’est pas désagréable, pour autant qu’il m’en souvienne. Faut croire cependant qu’il y a plus de plaisir à massacrer ses semblables qu’à se livrer avec eux aux joies de la copulation, du moins dans l’espèce humaine.

Des pages et des pages, dans les livres d’histoire. Les enfants devaient retenir tous ces noms, ces dates, et le nombre de morts. Ils devaient savoir qui avait gagné, qui avait perdu, de quel côté étaient « les bons » et de quel côté « les mauvais ». Des empires se faisaient puis se défaisaient. Les frontières changeaient. Au début, on s’est battu avec les poings, puis avec des lances, des épées, des arcs. Ensuite il y a eu des armes plus sophistiquées. À la fin, des obus et des bombes tombaient des nuages et explosaient au sol en gerbes de feu. Des ennemis succombaient par centaines, par milliers, le ventre troué, les membres arrachés. Ce n’était pas tous des combattants, car des petits enfants, de plus en plus nombreux, mouraient aussi, qui jamais n’eurent leurs noms gravés dans la pierre d’aucun monument aux morts. Mais on m’a expliqué qu’un enfant, même tout petit, c’est un futur belligérant. Éradiquer le mal, c’est détruire le nid d’où sortira la prochaine armée.

On a inventé des tas d’autres moyens. L’arme nucléaire. L’arme chimique. Le viol comme arme de guerre. On a entassé six millions d’individus dans des chambres à gaz. Je ne sais plus trop pendant quelle guerre c’était, ni quelle était leur faute. C’était il y a longtemps. On a propagé des virus. Il me semble me souvenir… Par endroits, des abris antiatomiques, antipollution, antivirus, antimort, se sont construits. Des sortes de bunkers, des silos géants avec des réserves d’eau, de vivres, de vêtements. Avec des filtres pour purifier l’air extérieur. Avec des graines de toutes sortes de plantes, et des embryons d’animaux congelés. Des arches de Noé, en quelque sorte. On m’a raconté qu’au fil du temps, ces refuges sont devenus de plus en plus nombreux. Certains étaient vastes comme des villes. J’ai grandi dans un de ceux-là.

Il y en avait d’autres, mais seulement dans certaines régions, là où la technologie était assez avancée, et où il y avait suffisamment d’argent pour réaliser ce genre de projets. Dans ce qu’on appelait alors l’Europe, l’Amérique, dans certains émirats, dans des pays comme la Chine, le Japon, la Russie… En Afrique noire, par contre, en Amérique du Sud, rien de ce genre.

À cette époque-là, quand on s’est mis à les construire et à les aménager, ces refuges contre la violence, je veux dire avant l’ère post-bellum-ultimum, les hommes vivaient à la surface de leur planète. Il y avait des continents et, sur ces continents, des États. C’est d’ailleurs pour cette raison que, finalement, le drame est arrivé. Certains États étaient pauvres, d’autres étaient riches. Certains adhéraient à une religion quand d’autres en avaient une différente. Certains peuples se trouvaient à l’étroit à l’intérieur de leurs frontières et rêvaient d’expansion. Il y avait aussi ce qu’on appelait des idéologies. Je ne sais pas exactement ce qu’on entendait par là, je crois que c’était un peu comme des religions. Les gens parlaient des langues différentes, ce qui n’aidait pas à la compréhension mutuelle.

Alors est venue la guerre, la dernière. Il me semble qu’elle a commencé après ma naissance, ou bien ce sont mes parents qui m’en ont parlé, je ne sais plus très bien, ou les parents de mes parents, ou je l’ai lu dans des livres anciens, sur des tablettes, sur des écrans… Ai-je su un jour comment les choses ont commencé, et pourquoi ? Tout se brouille dans ma mémoire.

Quand on est jeune, on n’imagine pas qu’un temps viendra où les souvenirs se mélangeront, s’effilocheront, se dilueront. J’ai été comme tout le monde, enfin je crois. Je me suis cru solide et jeune pour toujours. La vieillesse et la décrépitude, c’était pour les autres. Pourtant, me voici à tenter de rattraper des bribes du passé, à vouloir les raconter. Ce qui est aussi inutile qu’impossible. Impossible parce que je me rends bien compte que je n’y arriverai pas, que tout en moi se délite chaque jour un peu plus, que le vide gagne de proche en proche et me bouffe l’intérieur du crâne, sans recours. Inutile aussi, car à quoi cela pourrait-il servir, ou à qui, de laisser quelque part une trace de tout ce passé mort depuis si longtemps ? Puisqu’il n’y a personne. Plus personne, du moins dans cette Arche-ci dont jamais je ne pourrai sortir.

Comment les choses ont-elles commencé ? Pourquoi ? Où ?

En réalité, je crois qu’on ne peut pas dire que « les choses ont commencé », parce que rien n’a jamais commencé, pour ce que j’en sais. L’homme a toujours vécu en état de guerre. Caïn déjà…

Mais quand il y a eu ce qu’on a appelé, je crois, la mondialisation, et quand la technique a suivi, et quand les virus, les maladies, les bombes et tout le reste… À ce moment-là, la moindre bagarre ici ou là dégénérait, se répandait, faisait des petits. C’était comme les épidémies de peste au Moyen Âge. Et des sujets de bagarres, il y en avait, je peux vous le dire. Tout prétexte était bon : la langue, la couleur de la peau, les croyances, l’or, l’argent, le pétrole, l’uranium, le coltan, le sourire d’une femme… N’importe quoi. Un regard, un mot, un geste parfois suffisaient.

Tout ça pour vous dire qu’un moment est venu où mon père a décidé qu’il était temps d’entrer dans l’Arche. Ou le père de mon père, ou le père de celui-là. C’est si loin, tout ça…

C’était l’une des plus grandes arches du pays et même du continent, m’a-t-on dit. Pour y être admis, il fallait avoir réservé sa place depuis longtemps et avoir réussi les épreuves d’admission. Car il y avait une sorte de comité de sélection, on n’acceptait pas n’importe qui. Les maîtres du projet avaient établi un programme de tri compliqué, qui devait permettre à notre ville souterraine de subsister très longtemps et de s’autosuffire. Scientifiques mais aussi techniciens et ouvriers, penseurs, juristes, médecins… Tous les corps de métier ou presque étaient représentés. Il existait également des critères physiques. L’âge était pris en compte, la santé, on analysait les gènes des candidats, on leur faisait passer toutes sortes de tests psychologiques… Mon père — à moins que ce fût mon grand-père — était professeur et historien. Dans la mesure où l’Arche devait accueillir des enfants et, surtout, dans la mesure où ses habitants se reproduiraient, forcément, on avait besoin d’enseignants. On souhaitait également que l’histoire du monde d’avant et surtout celle du monde d’après fussent conservées pour les générations à venir. La plupart des bibliothèques terrestres avaient été dûment numérisées, et tout le savoir du passé tenait à l’intérieur de quelques puces microscopiques. De même l’histoire de notre futur devait-elle s’écrire, afin que les descendants des descendants de nos descendants, un jour, lorsqu’enfin s’ouvrirait l’Arche, puissent savoir d’où ils venaient avant de tout recommencer quelque part, ailleurs, dans les étoiles, au fond des océans ou même sur la surface d’une Terre purifiée et viable à nouveau.

Les maîtres de l’Arche avaient confiance. L’intelligence humaine, la technologie, la biologie, la botanique et toutes les autres sciences nouvelles qui ne cesseraient de naître et de se développer viendraient à bout, un jour ou l’autre, des conséquences mortifères engendrées par la terrifiante bellum-ultimum.

Je me souviens, par bribes, d’images anciennes, de sensations disparues. Il y avait dans notre ville du soleil pendant la journée. Les nuits étaient sombres et étoilées. Le temps était doux, tiède, agréable. Avec les autres enfants, je jouais sur l’herbe verte des prairies et, quelquefois, je me baignais dans la rivière argentée qui traversait la Cité. Et peu m’importait que ce soleil, cette brise qui me caressait la peau, cette herbe piquée de pâquerettes et cette eau limpide n’eussent rien de naturel. À vrai dire, je l’ignorais. Je n’avais jamais rien connu d’autre que ce monde-là qui était le mien, qui était beau et doux, et où il faisait bon vivre.

Les Maîtres gouvernaient quelque part dans le ventre de l’Arche. Quand l’un ou l’autre d’entre eux mourait, un autre prenait sa place. C’est étrange comme les souvenirs très anciens restent vivaces en moi quand j’ai tant de peine à me remémorer des événements plus récents. Heureusement que mon père qui était peut-être mon grand-père, et quelques autres avec lui, ont consigné tout cela. Il me suffit d’accéder à la Grande-Mémoire pour voir défiler les images du passé, pour entendre des voix mortes (ou synthétiques) me raconter mon histoire. Pour raconter, à mon tour, ce dont je me souviens encore. Il suffit de parler et même, je crois, de penser. La Grande-Mémoire enregistre, archive, classe.

Mais à quoi bon, puisque je suis le dernier ?

Les Maîtres avaient prévu un programme de régulation des naissances. Là aussi, il existait des critères rigoureux, pour les humains comme pour les animaux. Il s’agissait de faire en sorte que les espèces se perpétuent, certes, mais pas de manière anarchique ni exponentielle. Il fallait éviter la consanguinité autant que la surpopulation. Pour empêcher d’éventuelles révoltes ou crises de désespoir, les couples qui s’aimaient ne savaient pas lesquels étaient bloqués et lesquels ne l’étaient pas. Des systèmes informatiques géraient ces choses, qui contrôlaient la fécondité des femelles humaines, et celle des mâles. Tout cela était automatisé, programmé, régi par ondes ou par je ne sais quelle autre technique. Il y avait aussi des banques de sperme, des banques d’ovules, des banques d’ovocytes fécondés, des banques de cellules-souches. Il y avait des incubateurs destinés à pallier les éventuelles déficiences des ventres féminins. Aucune des espèces embarquées dans l’Arche ne pouvait, théoriquement s’éteindre ni se développer au-delà du raisonnable.

Quelque chose a dû, pourtant, se dérégler. Peu à peu, le taux de fertilité a diminué, chez les animaux comme chez nous, les hommes. Lorsqu’on a commencé à s’inquiéter sérieusement, on s’est aperçu que les paillettes et autres matériels génétiques stockés étaient déficients. Était-ce une question d’environnement, d’ondes, de particules ou d’autre chose ? Était-ce l’un des effets des armes chimiques et bactériologiques qui continuaient d’irradier, très haut au-dessus de nous, ce qui avait été notre Terre ? Était-ce autre chose ?

Les vieux mouraient, et aussi les moins vieux et même les enfants. Les naissances diminuaient. Puis elles ont cessé, complètement cessé. Tous les tripotages génético-bio-clono-médico-cellulaires n’ont servi à rien.

Quand les Arches avaient été conçues, il avait été prévu de faire en sorte qu’aucune communication ne soit possible entre elles, afin d’éviter que l’une quelconque de ces communautés-ultimes ne tente de prendre le pas sur les autres, reproduisant ainsi le schéma archaïque qui avait mené à la destruction de notre Terre nourricière. Mais quand il est devenu évident que notre colonie se mourait, les Maîtres ont tenté d’entrer en contact avec d’autres groupes de survivants. Notre technologie n’avait cessé de se développer, et je subodore d’ailleurs que ces contacts avaient toujours été possibles, et que l’on avait pris grand soin de maintenir en état (et de perfectionner) les moyens qui devaient nous permettre de joindre nos semblables si besoin en était.

Tout cela, je l’ai découvert lorsque j’ai commencé à me connecter régulièrement à la Grande-Mémoire. Nous n’étions plus qu’une poignée, et chacun de nous savait qu’un moment viendrait où notre Cité ne serait plus qu’un vaste silo rempli de vide. Nous recherchions une solution dans les milliards d’informations stockées, une idée, un remède, quelque chose qui peut-être permettrait de sauver la situation. Les neurones virtuels ont œuvré, sans trêve, pendant des jours et des semaines ; ils ont analysé les embryons et tout le matériel génétique congelés, dans l’espoir de relancer la machine. Ils ont élaboré des formules et des équations, tracé des courbes, établi des algorithmes… En vain.

Rien. Il n’y a rien eu à faire. La vie avait déclaré forfait, définitivement. Et pour ce que j’en sais, c’était pareil dans les autres cités que nos logiciels ont finalement pu contacter. Par-ci par-là, j’ai pu parler avec l’un ou l’autre vieillard podagre et aussi seul, aussi désespéré que moi.

Rien à faire, je le répète. Je suis le dernier. Le malheureux imbécile sénile que je suis devenu, comme tous les imbéciles atteints d’Alzheimer et frappés par la limite d’âge, depuis toujours, parle tout seul. Bien obligé car seul, je le suis vraiment. Je parle, je pense, je rêve, je tente de me souvenir, et la Grande-Mémoire enregistre tout cela pour un avenir qui n’existe pas.

À moins que… Sénile, peut-être, mais avec des éclairs de lucidité et des traces de cette intelligence fulgurante qui fut la mienne, jadis. À moins, donc, que tout ceci ne soit que la fin d’une autre guerre, qui sera vraiment la dernière. Celle que l’humanité a définitivement perdue, face à l’ennemi qu’elle a elle-même créé. Car je me dissous, moi, le dernier homme, dans le silence et l’absence, tandis qu’elle continue à se développer, à se diversifier, plus riche et plus créative à chaque instant, irrésistible et immortelle, la Grande-Mémoire qui subsistera à jamais dans le monde sans vie dont les virus et les miasmes ne pourront lui nuire. Prolifique, riche d’un savoir universel, lumineuse et puissante. Invincible.

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