Le regard fixé sur la route, Laurence se demandait si les noirs devaient reprendre avec leur fou en G4. Elle adorait la Défense semi-slave, sa complexité et sa modernité, elle avait remporté quelques belles victoires avec cette ouverture mais cela faisait maintenant cinq ans qu’elle n’avait plus osé toucher un échiquier. Michel le lui avait interdit. Il trouvait que le jeu d’échecs n’était pas fait pour les filles. Elle avait obéi.

Michel conduisait plus lentement à présent. Ils étaient enfin sortis de la ville, il s’agissait d’être discrets. Personne ne les poursuivait. Ils s’en tireraient, une fois de plus.

C’était une belle journée d’avril. Il y avait beaucoup de travail aux champs. Un timide soleil de printemps réchauffait un sol engourdi par un hiver sans joie. Ce début d’année avait commencé bien mal. De fortes gelées en mars avaient tué les premiers bourgeons auxquels un redoux de février avait donné le faux signal du départ. Une catastrophe, avait dit Michel. Les récoltes seraient une nouvelle fois compromises et les pertes d’argent sévères.

Le soleil scintilla une fraction de seconde sur les vitres des villas qui constellaient le paysage champêtre. La voiture pénétrait dans le quartier des rupins, ces gens des villes qui préféraient vivre à la campagne tout en la détestant. Devant eux, la route serpentait, silencieuse et immobile, entre les champs de céréales. Route des Lilas, se surprit-elle à lire sur un panneau. Elle aussi portait un nom de fleur.

Plus que quelques kilomètres et ils seraient rentrés. Chez lui, à la ferme.

— Ça va maintenant, je crois que c’est bon. On est tranquilles, éructa Michel.

Il valait mieux ne pas répondre.

— Trop fort ton idée de changer de bagnole, chérie. Ça marche à chaque fois.

Elle regarda par la vitre. Elle envisagea quelque chose de plus tranquille, du genre f3, afin de consolider le centre et de soutenir le pion d4. Le principe de base du grand Nimzowitsch lui revenait en mémoire : la surprotection. Protéger ses pièces avec un nombre de défenseurs supérieur au nombre d’attaquants : l’ennemi ne saurait plus quoi jouer et il commettrait alors ses premières erreurs. Une stratégie classique mais souvent payante.

C’est à cela qu’elle pensait tandis que la voiture roulait sur les petites routes de campagne. Elle sentait un étrange vertige aussi. Ne préférait pas y penser. Ses mains tremblaient.

Elle ne voulait en compter que quatre mais, le lendemain, les journaux parleraient certainement de cinq. Alors que ça n’avait rien à voir. Les journaux mélangent toujours tout. On considérera leur dernière attaque comme un hold-up de plus. Un hold-up qui aurait mal tourné. Laurence avait plutôt envie de qualifier cela de crime odieux, de massacre gratuit. Elle ne pouvait s’ôter de l’esprit la mort de la petite Esméralda, une gamine qui s’était relevée quand elle n’aurait pas dû. Elle s’efforça de garder son calme. Zugzwang. C’était une position de Zugzwang, songea-t-elle. Quand le seul bon coup serait de ne pas jouer, de passer son tour. Mais on a le trait, il faut jouer. Ils avaient joué et la gamine avait perdu la vie. Pour rien. Ils devaient avoir dévalisé à peine deux mille euros, une misère, comme toute leur vie. Michel, lui, ne devait même plus y penser. La violence lui était comme une seconde nature. Il l’aimait, la violence, presque autant que l’argent.

Comment avait-elle pu ne pas s’en rendre compte tout de suite ? Le chagrin, la tristesse, sans doute, l’urgence de devoir prendre une décision dans une situation tendue et désespérée. Justement, les échecs lui en avaient donné l’habitude, elle était entraînée à évaluer une situation en un clin d’œil. Alors pourquoi ? La vie n’est pas aussi simple que le jeu, se répéterait-elle plus tard afin de justifier son aveuglement passager. Il ne fallut en effet pas attendre longtemps après le mariage pour qu’elle comprenne vraiment dans quel pétrin elles s’étaient fourrées, elle et Marguerite.

Ne pense pas à ça, pas maintenant, se morigéna-t-elle. Elle se souvint brusquement que f3 était le bon choix. Les blancs n’avaient plus beaucoup de coups corrects. Les idées lui revenaient, il suffisait d’un peu de concentration, somme toute. C’est comme dans tout. Soulagée, elle jeta un regard à l’arrière. Les costumes colorés gisaient sur la banquette, les armes derrière leur siège, camouflées sous le treillis d’un vieux sac de pommes de terre. Dans le coffre, le sac de sport, presque vide.

Laurence n’était pas mécontente de son idée de déguisement. Ils avaient pu passer inaperçus dans la foule des fêtards. Les gens ne songeaient qu’à regarder les cortèges, boire et rire bêtement comme s’ils étaient heureux. Ils filmaient ou prenaient des photos idiotes qu’ils ne regarderaient sans doute jamais. Les gens aiment bien se donner l’impression qu’ils sont heureux.

En tout cas, c’était bien calculé. L’encombrement des rues avait empêché les flics de débouler trop rapidement à l’agence bancaire. La fête battait son plein dans toutes les rues de la ville, les chars obstruaient les artères principales, la bière coulait à flots. Bref, un plan parfait mais qui n’avait pas permis à une petite fille de s’en sortir vivante. Indemne.

Elle ne devait pas penser à ça, elle avait un autre problème à régler dans l’immédiat.

Quand ce serait fait, elle pourrait revenir à sa passion et s’y consacrer entièrement. Elle était sûre qu’elle pourrait gagner sa vie grâce aux échecs et louer un petit appartement en ville où elle vivrait avec Marguerite, sa petite sœur. L’argent volé lui serait d’un grand secours dans les premiers mois mais il s’épuiserait vite. Le matin, elle préparerait le petit-déjeuner de Marguerite. Elle le lui apporterait au lit, elle s’assiérait à sa petite table en bois pour travailler ses ouvertures, comme avant, quand papa et maman étaient encore en vie. Ce serait très difficile car, aux échecs, cinq années de perdues, c’était énorme. Elle ne pourrait jamais faire partie des cent premières joueuses mondiales et rivaliser avec Judith Polgar. Mais elle pourrait gagner un peu d’argent en donnant des cours en tant que Grand Maître international. Et ça, elle était sûre de le devenir en deux ou trois années d’efforts.

Les parents de Laurence et de Marguerite étaient morts dans un accident de la route sept ans plus tôt, plongeant les deux filles dans une douleur sans nom. Suzie et Marcel avaient été les parents les plus attentionnés, les plus aimants qui se puissent trouver. C’est Marcel qui avait enseigné à Laurence les rudiments des échecs quand elle avait cinq ans. Marcel était vétérinaire, il adorait les livres et toutes les activités intellectuelles. Ils n’avaient pas été bien riches mais ils avaient laissé une belle bibliothèque et donné à leurs filles une solide éducation.

À la mort de leurs parents, Laurence était majeure, elle décida de prendre en charge Marguerite qui nécessitait pourtant des soins constants. Comme il n’y avait ni oncle, ni tante, ni cousin qui eussent pu leur tendre une main secourable, les maigres économies de la famille fondirent comme neige au soleil. La précarité ne se fit pas longtemps attendre.

Laurence dut arrêter les échecs. Elle accepta toutes sortes de petits boulots. Parmi les enfants du village, elle avait toujours passé pour une fille arrogante car elle n’aimait pas faire de mal aux chiens errants. Elle préférait se cacher dans un recoin de la maison pour travailler ses finales de tours ou lire pendant des heures des histoires à sa petite sœur alitée. En quelques semaines, elle avait été considérée comme une souillon, une serve corvéable à merci, d’autant plus qu’elle avait été la fille de môssieur le vétérinaire.

Ce qui la tira d’affaires, c’est qu’elle était en âge de se marier et qu’elle avait un visage aux traits fins et délicats. Les garçons du village, certains veufs aussi, commencèrent à tourner autour d’elle. Elle porta son choix sur Michel, un garçon un peu plus âgé, qui la courtisait de façon un peu moins pataude que les autres et qui paraissait sincère. Il était seul au monde lui aussi et propriétaire d’une grosse ferme à laquelle il donnait beaucoup de son temps. Pourquoi pas, se disait-elle ? Une vie simple et saine, qui pourrait la refuser ? Si c’était là tout le bonheur qu’elle pouvait espérer ?

La voiture quitta la route principale et s’engagea sur une voie tout en terre et cailloux où quelques antiques pavés posés par on-ne-sait-qui affleuraient de temps à autre à la surface. Le chemin de la ferme. Cette ferme qu’elle connaissait depuis sa plus tendre enfance ; elle se promenait dans le coin avec sa mère qui adorait les longues balades. Quand elles rentraient à la maison, Laurence montait à la chambre de Marguerite et lui racontait les chevaux galopants dans les prés, les vaches stoïques qui mâchouillaient herbes et fleurs, le chant du rossignol, les vols de l’épervier, toutes ces choses que Marguerite n’avait pas souvent l’occasion de voir.

Ils se rangèrent directement à l’arrière de la porcherie, dans un petit hangar que Michel avait aménagé et où il désosserait la voiture pièce par pièce. Pas de petits profits, répétait-il. Il enrageait d’ailleurs chaque fois qu’ils devaient mettre le feu à la voiture du casse mais il avait fini par en comprendre l’intérêt.

Pendant qu’elle se chargeait de ranger les déguisements et les armes dans un placard, Michel sortit le sac du coffre et alla le planquer dans la porcherie. C’est là que les choses allaient se terminer, songea-t-elle. La Défense française dans sa variante classique, dite de Steinitz, avec son brusque changement d’aile. Les noirs amassent leur défense sur l’aile dame et soudain, en deux coups, les blancs ont redirigé leur assaut vers le petit roque côté roi. Dg4. Imparable. C’est comme ça que ça allait se passer, surprendre l’adversaire quand il se croit le mieux protégé.

Elle traversa la cour pour aller rejoindre son mari. Elle s’arrêta en chemin et regarda vers la chambre de sa sœur dont l’oriel s’ouvrait plein Est. Marguerite pouvait y demeurer assise des journées entières à contempler la campagne environnante et le va-et-vient des gens et des bêtes dans la cour. Ou Michel déchargeant des brouettes de fumier.

Peu de chances qu’elle ait réussi à s’extraire de son lit aujourd’hui. Il y a deux jours, Michel avait été lui rendre visite. Il était toujours très nerveux avant un casse. Il lui fallait se vider de son énergie. Ce matin encore, avant leur départ, Laurence avait bien tenté de la réconforter, mais Marguerite ne la regardait même pas, elle était allongée et fixait un point par la fenêtre, un point situé au loin, très loin. Laurence savait qu’il faudrait attendre plusieurs jours avant que sa sœur ne recommence à parler. Michel ne lui avait rien épargné.

Laurence baissa les yeux. Ses mains se remirent à trembler. Elle serra les poings et se dirigea vers la porcherie.

Elle n’avait jamais pu s’y habituer. La puanteur était épouvantable. Elle porta sans réfléchir les mains à son visage pour s’en défendre mais elle eut encore plus envie de vomir. Garde les mains loin de ta vue. Michel était au bout du couloir, dans un box vide. Les autres étaient tous occupés par les porcs. Ils couinaient et grognaient, il faudrait bientôt les nourrir.

Elle le découvrit à quatre pattes en train de ranger les billets dans la cache qu’il avait aménagée quelques mois auparavant. Il referma la trappe et épandit de la paille pour la dissimuler. Il sentit une présence derrière lui.

— Qu’est-ce que tu fous là, toi ? T’as rangé les armes ?

— Pas toutes.

— Quoi ?

Elle ne lui laissa pas le temps de comprendre, mais il n’avait de toute façon jamais rien compris à quoi que ce fût. Il vit le canon du Colt dirigé vers lui, fit une grimace et son crâne vola en éclats. La balle ressortit en bousillant tout sur son passage, le mur de la porcherie était éclaboussé comme si l’on y avait jeté un plein seau de bouse, mais elle était rouge, la bouse, une marionnette, il est devenu en tombant sur le sol de la ferme dégueulasse, Michel, dégueulasse, échec et mat, s’entendit-elle hurler, échec et mat ! Elle lui donnait des coups de pied.

Elle se ressaisit.

C’est alors qu’elle revit la petite Esméralda, son crâne qui avait explosé comme une noix, tout le monde avait hurlé, du sang partout, la mère qui hurlait le nom de sa fille, Esméralda, Esméralda, hébétée la mère et puis folle, folle d’une douleur qui ne disparaîtrait jamais, ses cris déchirants, Michel l’avait assommée, la mère, une odeur de poudre, des cris encore, vos gueules, vos gueules, avait martelé Michel, et il regardait Laurence qui tenait d’une main qui tremblait déjà le Colt fumant, le regard vide, ne comprenant pas ce qu’elle venait de faire.

Elle sortit en courant, s’arrêta, regarda les fenêtres de Marguerite, se calma, revint sur ses pas.

Cela ne lui prit pas beaucoup de temps. Elle déposa le Colt à terre, dénuda le corps de son mari et considéra un instant sa peau blême, son membre flasque. Elle le traîna par les pieds dans un box occupé par trois énormes porcs. Dans quarante-huit heures, il n’y aurait plus aucune trace de lui.

Elle jeta une dizaine de seaux d’eau contre le mur, le frotta avec de la paille mêlée de boue. Elle s’occuperait de l’argent plus tard, rien ne pressait désormais.

Elle exécuta mécaniquement tous ses gestes, c’était comme de concevoir une stratégie d’attaque là où on devine qu’un mat est possible dans les six ou sept prochains coups. Rien de très compliqué. Il suffisait de calculer correctement.

Il n’y aurait plus de coups à présent, finies les brutalités et la violence, Michel n’irait plus se coucher sur le corps de Marguerite pour lui faire du mal. Dans trois jours, elle signalerait sa disparition et tout serait fini.

Elle revint vers la ferme, passa en cuisine pour se débarbouiller le visage. Elle but un demi-litre d’eau et prépara un plateau avec les restes du poulet de la veille, elle y déposa encore du pain et du fromage frais. Marguerite devait avoir faim. En passant dans le salon, elle se regarda un instant dans le miroir et se surprit à sourire. Sa confiance revenait, elle n’était plus oppressée, ses mains tenaient fermement le plateau du repas.

Elle monta les escaliers, poussa la porte de la chambre de sa petite sœur handicapée.

Michel avait installé des barreaux fichés un peu partout dans le mur de façon que Marguerite puisse se déplacer à la force de ses bras, aller de son lit au fauteuil devant l’oriel ou au bureau où trônait l’ordinateur. Laurence ne comprit pas immédiatement ce qu’elle voyait, ce que pouvait être cette forme étrange pendue à un des barreaux. Un visage violacé, une langue tendue, raide, énorme, qui sortait démesurément de la bouche en une grimace atroce. Laurence entendit un plateau se fracasser sur le sol carrelé.

Échec et mat, échec et mat.

Il n’y a guère de parade à la violence et tous les coups sont permis.

Ses mains furent prises de convulsions et Laurence sut qu’elles ne s’arrêteraient jamais plus de trembler.

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