Sur la grande bleue démontée, un navire en perdition dévie vers la côte. Une haute falaise érigée de rochers pointus menace l’embarcation qui tangue furieusement, malmenée par la tempête. La mer courroucée déroule sa colère, démonte sa houle et ses vagues violentes éclatent de tous côtés. En butant sur la paroi rocheuse, inébranlable mur, elles se fracassent et renvoient vers le ciel l’écume rageuse. À peine plus au large, un frêle esquif lutte aussi contre les vagues. À la vue du bateau, une lueur d’espoir s’allume dans les yeux des migrants entassés dans le fond de l’embarcation. Frissonnants et déboussolés, ils invoquent leurs ancêtres. Des appels au secours montent en chœur des gosiers assoiffés, mais les cris de détresse de ces gens en quête d’un eldorado mythique n’arrivent pas aux oreilles des occupants du bateau.

Le bateau ne les entend pas car il a perdu le nord. Sur le pont, pas de capitaine pour tenir la barre et mener l’embarcation à bon port. Celui qui devrait être au four et au moulin, occupé à encourager ses hommes, s’est calfeutré dans sa cabine pour jouer aux cartes avec deux croquants prêts à le dépouiller de sa cargaison. Il ne se préoccupe pas de ce qui se passe à l’extérieur, ne songeant qu’au gain qu’il pourra acquérir s’il plume ses adversaires, sans penser qu’il n’aura sans doute pas l’occasion de le dépenser, car son bateau aura sombré avant la fin de la nuit. Sur sa porte il est écrit : « Ne pas déranger ! » Dans la pièce attenante, quelques vieux routiers de la marine, entourés d’appareils, se trouvent réunis autour de la table et discutent sur la marche à suivre, sur les vents, les courants, le climat, l’heure d’été et l’heure d’hiver. Ils sont penchés sur des cartes qu’ils se disputent comme des enfants, des cartes qui perdent peu à peu leur contour, certaines terres étant comme immergées sous une couche de liquide brunâtre. Mais ils n’en ont cure. Surtout ne pas se mouiller. Sourds et aveugles, ils ont abandonné les commandes à leurs sous-fifres, qui profitent de la situation pour tirer la couverture à eux. Leurs instruments intelligents, privés d’alimentation, sont devenus aussi stupides que des carpes. Comme s’ils jouaient dans une pièce de théâtre burlesque, ils ressemblent à des pantins exécutant des gestes de façon saccadée, des gestes appris, des gestes mille fois répétés. Une pantomime qui n’a plus de sens face à la tempête qui gronde au dehors. Ils sont déjà sans consistance, des fantômes avant le trépas.

Au dehors, quelques matelots essayent encore, tant bien que mal, de maintenir le cap en virant vers le nord, la terre rêvée, perdue, possédée, abîmée, ravagée. Ils courent de droite à gauche, déroulant et enroulant des cordes, tirant sur des ficelles, criant des ordres contradictoires. Tout autour du bateau nagent d’étranges créatures aux seins nus et à longues chevelures entremêlées d’algues. De leur bouche menue et nacrées comme de jolis coquillages monte une mélopée envoûtante qui leur fait peu à peu perdre l’esprit. Certains, pris déjà de folie, se sont jetés dans l’onde pour répondre à la séduction des voix cristallines. D’autres résistent encore. Ayant des lettres, ils ont mis des bouchons dans leurs oreilles.

Sur le pont, une très vieille dame assise dans un fauteuil à bras aux dorures rongées par le sel regarde la tempête derrière ses grandes lunettes démodées. Ses cheveux blancs sont protégés du vent décoiffant par un foulard Hermès à motifs de chasse. Elle a demandé à un matelot d’être attachée au grand mât, elle et son fauteuil, afin de voir sa fin en face. Digne, inoxydable malgré l’eau salée qui la fouette de toutes parts. Issue d’un autre âge, elle a traversé le siècle, vécu des guerres, des drames, des révolutions, qu’elles soient sanglantes ou technologiques. Des époques révolues. Elle a perdu les siens, ses chiens, puis sa couronne. Plus rien ne peut lui arriver désormais, sauf perdre sa vie qui, à son goût, a assez duré. Elle est lucide. Elle attend son heure. Dieu ne la sauvera pas cette fois. Le chant des sirènes ne l’émeut pas, ne la grise pas. Elle a tout connu au cours de sa longue vie : les serments et les trahisons, la prospérité, le glamour, la cruauté, la bassesse, les promesses, l’horreur absolue et les lendemains qui chantent. Ce qui l’émeut, c’est de voir son monde partir à la dérive. Un si beau trésor englouti dans les flots, quel dommage !

Son vieux domestique, le dernier fidèle, danse d’un pied sur l’autre devant sa patronne, sa livrée à boutons armoriés dégoulinante d’eau, une tasse de thé fumant à la main. Il s’adresse à sa diva, à sa raison de vivre : « Majesté, c’est l’heure du thé ». Sa voix nasillarde se perd dans le fracas de la tempête. Le grand mât a fait entendre un craquement sinistre, il s’est brisé en partie. Un morceau de bois vient frapper la nuque du dernier serviteur de la vieille reine. « Oh, pauvre James ! C’est mieux ainsi, il n’aurait jamais supporté de me voir partir avant lui. » À peine a-t-elle dit ces mots, qu’un lambeau de tissu bleu piqueté de jaune, lourd d’embruns et de crasse, tombe sur la tête de la vieille femme. Étant attachée, elle ne peut s’en débarrasser. Elle étouffe. « Enfin, a-t-elle le temps de se dire, je vais tirer ma révérence, la comédie a assez duré. God, implore-t-elle, don’t save the Queen, please!». Et elle pousse enfin un dernier soupir d’aise… Le drapeau a eu raison de ce monument d’un autre temps. Flottant sur le grand mât, il a mis un peu plus de temps que le morceau de bois à descendre des nués dans lesquelles il aurait dû continuer à flotter fièrement.

Et le navire, dans tout ça ? Attendons la fin de la nuit… Peut-être une plage salvatrice l’accueillera-t-elle en définitive ? Peut-être les sirènes cesseront-elles d’importuner les matelots ? Peut-être le capitaine gagnera-t-il sa partie de poker, retrouvera-t-il ses esprits ainsi que son équipage, afin de remettre le bateau dans le droit chemin ?

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