La roue, le codex et le pianiste

Véronique Bergen,

pour Jacques

 

La nuit touche à sa fin. Le pianiste improvise dans une veine jazz manouche une parade musicale, rythme syncopé de l’amour. Une femme rousse le suit du regard, a reconnu l’homme qui fait danser la nuit, se lever l’aube. Surnommé l’homme-orchestre, Jacques a tant de casquettes, de fonctions, de passions, écrivain, dramaturge, traducteur, journaliste, conférencier, secrétaire de l’Académie, professeur, rédacteur en chef… Elle le savait flâneur, polyglotte, traducteur des faits et des âmes mais elle ignorait sa face cachée, pianiste de bar qui étire ses airs, distille ses notes dans des nuits moites. Sous ses doigts, un fantôme s’agite, celui de sa mère. Les mains de sa mère pianiste pulsent son jeu qui séduit les femmes. Il joue pour son père, le peintre Luc De Decker, pour sa mère, pour son frère Armand, pour George Steiner, Anthony Burgess, André Delvaux, Charles Aznavour, Évariste Galois. La femme rousse note la présence d’une créature mince, aux cheveux noirs, qui prend des notes lorsque la musique repasse par les mêmes chemins, les mêmes motifs. 

 Le jeu de Jacques est codé. Quand il répète une cellule mélodique, un analogon de la petite phrase de la sonate de Vinteuil, la femme aux cheveux de jais décrypte les hiéroglyphes musicaux qui délivrent des clés sur la vie, la mort, les affaires criminelles non élucidées. Est-elle son amante, son alliée, sa muse ? Dans la langue de Shakespeare, Jacques rêve, dans la langue de Gracq et de Claus, il écrit, dans la langue de Kleist, il fait l’amour. Fin limier, il est sur la piste des commanditaires de l’exécution d’André Cools, fin limier, il persévère, solitaire, afin de démêler l’affaire du Kazakhgate. Pour son frère Armand, il joue du jazz, improvise ragtime, be-bop, jazz gangsta rap, soulève le voile de la pègre de la jet-set belge qui a condamné son frère à mort. Il ouvre le ventre des notes, dévoile les cadavres de la Realpolitik. La petite phrase qui revient de façon cyclique n’est pas l’hymne amoureux de Swann et d’Odette. Elle lâche des bombes maquillées dans un tempo qui swing. Comme Bach, comme Alban Berg, Jacques dépose des messages secrets dans sa musique qui envoûte les joueurs de poker, les couples imbibés de mixtures spéciales, les piliers de bar accrochés à leur esquif. Dans les noires, les croches, les anacrouses, les pianissimi, les da capo, il loge des indices, doublant le champ sonore par une grammaire secrète et une écriture subliminale, la première à l’attention de la femme élancée, la seconde à l’attention des clochards célestes qui, chaque soir, hantent le bar.

 

Hier en rentrant chez lui, sa serrure avait été forcée. Des inconnus avaient dérobé deux objets, un tableau de son père, une partition de sa mère, Lohengrin du magicien Wagner, tous deux codés selon un chiffre que les cryptanalystes les plus finauds auront du mal à briser. Seul un homme de la trempe d’Alan Turing trouverait le sésame. 

La semaine passée, sur les rives de la Tamise, il a déclamé du Marlowe, du Shakespeare, des tirades de ses propres pièces, lui, le fou de théâtre qui, dans sa jeunesse a usé les planches, qui a adapté Tom Stoppard, Brecht, Botho Strauss, Woody Allen, Schnitzler, Strindberg, Ibsen, Tchekov, Marie Laberge, qui a mis en scène l’irreprésentable, l’enfance, le pouvoir, l’amour, les revenants, les âmes damnées, les âmes de lumière. La nuit suivante, à Berlin, il apporta à un compositeur un exemplaire crypté de Lulu d’Alban Berg, renfermant des preuves accréditant la piste X dans les affaires criminelles non élucidées qui ont ébranlé la Belgique. À Berlin, la femme qu’il étreint a un je-ne-sais-quoi qui lui rappelle Ingrid Caven, à Berlin, sous les draps, elle lui chante Lili Marleen. Au creux de l’oreille de son amante, il dépose une tirade de son livret Frühlings Erwachen, L’Éveil du printemps, adapté de Wedekind, il dépose des bribes de son passé, sa passion d’enfance pour Babar, ensuite pour Bob Morane. Naître six jours après Hiroshima a laissé des traces. 

 

Les derniers noctambules quittent le bar. Le pianiste offre un dernier morceau, Rosencrantz et Guildenstern, un blues qu’il a composé pour son frère Armand, un blues de dunes et d’eau salée qui flinguera les meurtriers directs, indirects, leurs complices. La nuit touche à sa fin. Sur le chemin qui mène à sa demeure, Jacques songe à son ami Hugo Claus, à Sylvia Kristel, au Théâtre de l’Esprit Frappeur, aux Henri, Henri Plard, Henri Ronse, à Jacques Huisman, à Rubens, à la dialectique de la liberté et du destin, à la roue du consul d’Au-dessous du volcan. Il n’a pas de goût pour les archétypes littéraires, Faust, Don Juan, pour ceux qui scellent un pacte avec le diable, qui tombent sous les foudres d’un Commandeur. Il pénètre dans sa maison, se dirige vers l’aquarium où nage un couple d’axolotls. À l’arrière de l’aquarium, il s’empare d’une boîte de nourriture pour poissons, en sort un livre. Le Codex Leicester de da Vinci que Bill Gates a acquis pour la somme rondelette de trente millions de dollars n’est qu’un faux de génie conçu par un disciple de da Vinci, peut-être par son amant infernal, Salai. L’authentique Codex Leicester, Jacques l’a déniché au Marché aux Puces de Bruxelles, au milieu de photos, de journaux jaunis, le jour où il découvrit une gravure de Hans Bellmer chez un brocanteur de la rue Haute. L’écriture spéculaire n’a plus de secret pour lui qui lit à l’endroit, à l’envers, sur les visages, sur les corps des femmes, sur l’écorce des siècles. Dans les septante-deux pages couvertes de dessins, de diagrammes, de théories sur les mouvements de l’eau, la magnitude de la lune, les fossiles, Jacques cherche le chaînon manquant, le rosebud de la tectonique des plaques politiques belges. La vie est un vieux grimoire qui nous souffle des vérités fragiles, des enseignements secrets.

 

Solitaire, il sent une présence, perçoit un bruissement d’étoffe. Calme, Jacques se cale dans un fauteuil de velours, attend comme Parsifal le pur. L’homme qui se dirige vers lui n’est ni Godot ni Méphistophélès, ni Dieu ni le magicien d’Oz. C’est à peine un homme, tout juste un enfant en qui Jacques se reconnaît, en qui il retrouve Armand. Fluet, le jeune garçon décline son prénom. Jacques. Son état civil. Fils de bateleur, fils de rien, enfant de la balle. Prenant Jacques par la main, il chantonne un lied de Schubert, Einsamkeit, « Wie eine trübe Wolke », les mène dans un Voyage d’hiver, dans une ambiance de neige et de fête foraine, d’ogre et d’orgue de barbarie, de jeux de marelle, de cadavres exquis et d’assassinats programmés en haut lieu. Le conduisant vers la fenêtre, l’étrange garçonnet pointe l’index vers l’immeuble d’en face, s’attardant sur les fenêtres éclairées. L’ordonnancement des zones lumineuses révèle deux initiales clairement découpées, taillées à la hache sur le corps de la nuit. Deux initiales qui donnent la clé des affaires André Cools, des Tueurs du Brabant wallon, de Dutroux et des ballets roses, du Kazakhgate. La main de l’enfant se retire de la sienne. Révélation païenne. Annus mirabilis. D’emblée, sans hésitation, sous l’effet d’une Voyance rimbaldienne, l’esprit de Jacques convertit les deux initiales en un nom et un prénom. Le réel ne tremble plus sur ses bases. Des années de soupçons, de doutes se brisent sur une certitude aussi irréfragable que le cogito d’un certain Descartes. Un enfant l’a mis sur la voie du Graal. Se dirigeant vers l’aquarium, Jacques cherche des yeux le garçonnet. L’appartement est vide. Le petit Prince a pris la clé des champs. 

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