L’otage

L’otage au loin se déclina, bouche en trompe-l’œil,

vision de sabre de qui se sait partir,

Au loin il déchira son nom,

radeau en errance serti de gloires inversées,

Couvant l’espoir d’une brutale conflagration, Lire la suite


pour Jacques

 

La nuit touche à sa fin. Le pianiste improvise dans une veine jazz manouche une parade musicale, rythme syncopé de l’amour. Une femme rousse le suit du regard, a reconnu l’homme qui fait danser la nuit, se lever l’aube. Surnommé l’homme-orchestre, Jacques a tant de casquettes, de fonctions, de passions, écrivain, dramaturge, traducteur, journaliste, conférencier, secrétaire de l’Académie, professeur, rédacteur en chef… Elle le savait flâneur, polyglotte, traducteur des faits et des âmes mais elle ignorait sa face cachée, pianiste de bar qui étire ses airs, distille ses notes dans des nuits moites. Sous ses doigts, un fantôme s’agite, celui de sa mère. Les mains de sa mère pianiste pulsent son jeu qui séduit les femmes. Il joue pour son père, le peintre Luc De Decker, pour sa mère, pour son frère Armand, pour George Steiner, Anthony Burgess, André Delvaux, Charles Aznavour, Évariste Galois. La femme rousse note la présence d’une créature mince, aux cheveux noirs, qui prend des notes lorsque la musique repasse par les mêmes chemins, les mêmes motifs.  Lire la suite


 

Extrait d’une fiction inédite

La fenêtre donne sur la guerre qui a décimé mon enfance, la fenêtre donne sur les cris de ma mère. Mes mains empoignent la crémone mais, vidées de leurs forces, elles retombent feuilles mortes. Je dois sauter dans le vide pour rejoindre le jadis. Peut-être suis-je au rez-de-chaussée car des massifs de roses et des sapins maigres me font face. J’ai l’âge de la pluie qui se met à tomber, j’ai cent fois l’âge du pigeon qui débusque des vers de terre entre les dalles de la cour, entre les dalles de ma mémoire. Un pas me coûte une vie. De la table au lit s’étend le désert du Sahara. Le plus têtu, c’est mon pied gauche qui fait mine de se diriger vers la droite puis suspend son vol. Certains de mes membres sont caractériels, surtout à l’approche du soir. Voulez-vous vous distraire, Sarah, prendre un bain d’images télévisuelles ? Comment expliquer à l’aide soignante que je ne veux plus du dehors ? Que plus rien ne filtre du monde, voilà mon souhait, que rien ne contrarie mon grand retrait. Je travaille à faire le vide en moi, à me dépeupler de tout. L’actualité politique, les faits divers, la météo, les livres, les connaissances, le genre humain, tout passe par-dessus le parapet. Lire la suite


Je suis un dieu qui n’a pas besoin de l’Olympe. À l’affût des mortels qui voient en moi une force ignée, je ne contrarie pas les esprits bornés qui me rangent au nombre des divinités ailées. Désireux de combattre mes pouvoirs, on a voulu me chasser de mes terres, limiter mon royaume. C’est oublier qu’à l’instar de la gravité qui vaut pour tous les espaces et tous les temps, mon action n’a ni frontière dans l’étendue ni borne dans la durée. Sans moi, les ébats de la fleur et du soleil, de la pluie et des racines d’arbres céderaient la place à une tragique indifférence. Sans moi, la bouche du nouveau-né vomirait le sein de sa mère, Roméo couvrirait Juliette de son mépris, épandant ses crachats en lieu et place de baisers, Rodin laisserait le marbre à sa solitude, Beethoven jouerait à la marelle avec les sons tandis que la musique se noierait dans la rivière… Sans moi, les pays, leurs frontières au tracé mystérieux, leurs lois, leurs institutions retomberaient en poussière. C’est ce drame que j’ai évité de justesse il y a peu, sauvant in extremis la Belgique de la faillite. On ne me perçoit nulle part ailleurs que dans mes œuvres : comme tout créateur, je tais ma présence au profit de celle de mes créatures et m’impose silence pour exploser dans les corps en fête. Lire la suite


Une nuit insolite, impromptue, vient de surgir au cœur du jour. La lune, qui un instant avant se tenait invisible, a jailli en plein ciel, toute de noir, de hâte et de puissance armée. La mer était si paisiblement lisse qu’à peine ourlait-elle les falaises d’un friselis d’écume. Dans la brume, au large, les navires lointains devenaient noirs. Tonalités du paysage : du brun au bronze, ciel abrupt, nuages bas, sol de perle aux ombres nacrées et aux reflets mauves. La silhouette d’un homme se profila ; simultanément des milliers. Il y en avait bien des milliers. La lune émergeait de la mer : c’était la vieille lune que la brume vêtait mi de soie noire et mi de blanche. La mer jusqu’à l’approche de ses limites est une chose simple qui se répète flot par flot. Le vent strie la grande vague de petites vagues obliques. La peau de la grande houle fondamentale est ridée régulièrement par la cause superficielle de la brise, qui irrite légèrement la surface ; et la puissante forme de provenance lointaine se complique, devient une masse à facettes, une figure solide cristalline en transformation incessante, d’où émane la rumeur d’une matière en ébullition par l’infinie quantité de cris intimes, de déchirements et froissements, de plissements et de mélanges entre les eaux. La mer est une épée innombrable et une plénitude de pauvreté. Au-dessus du cap stérile et sablonneux, à l’endroit où la rivière se jette dans la mer, un promontoire, ou falaise, se dresse à pic à des centaines de pieds pour former le dernier avant-poste de terre. Lire la suite


Pour Eléonore

Je pense que, depuis ma naissance, l’ennui m’a accompagnée. Un ennui qui avait la couleur des ciels de ma Russie natale, un gris blafard, sans grandeur, monotone. On me voyait ensoleillée, plongée dans une activité incessante, mais, au fond de moi, je ne parvenais pas à lutter contre le vide qui m’envahissait. Je m’avançais vers les choses pour mieux me retirer en moi-même ; j’explorais le dehors pour ne pas tomber dans mon désarroi central. Personne, je crois, ne décelait le combat que je menais contre moi-même. Lire la suite


Pourquoi Isa ?

Car, à la voir, j’intuitionnai la nuit d’opium, un pont d’absolu, connaissant un fracas sans nom, butant sur son corps sculptural. Tout fut sans hasard aucun. Sa voix frôlant l’aria soprano m’annonçait un visa pour la salsa du nu. Talons balançant dans l’air austral, irradiant un pur saphir du plaisir, Isa braqua ma narration, mon joyau, signa l’apparition du vrai. Son aura, son corps parfait, foudroyant, son parfum subtil coulant au finish, son cri kaki qui ricocha sur moi : tout indiquait mon sud, mon infini azur. Isa parut, jaguar sur moi bondissant, chuchotant « vingt ans d’amour pur, promis ». Moi qui captai son cristal vif, aigu, son tsunami qui charma mon la, moi qui pour Isa conçus mon oblation à l’optatif, lui soufflai « toi-moi pour un trip navigation jusqu’aux paradis à gogo, au fil d’un grand art marin. Tous nos sous-bois jouiront, hors Chronos, dans l’Orion natal ». Mais Isa n’avait pas lu Char.  Lire la suite


Exhumation d’une scène d’un Quarto pirate de Macbeth

Lande déserte ravagée par l’orage

Fléance, apostrophant les sorcières : Vous qui êtes plus que des femmes, moins que des déesses, vous qui vous emparez de l’esprit des hommes pour en diriger le cours, vous qui montez jusqu’à la lune pour parler aux étoiles, rendez-moi ce que vous m’avez ôté, celui qui m’a donné vie sans avoir eu le temps de m’apprendre l’usage du monde. Je ne suis plus celui que j’étais ; de n’avoir plus de père, je ne suis plus rien. Un fils sans père tombe hors des mains de la Fortune. Un fils sans père s’effarouche devant l’action et retourne aux mots qui creusent un berceau dans le bruit des siècles. Un fils sans père vous implore de faire revenir le jour où j’étais ce que j’étais. En ce moment, mon âme est plus noire que le ciel qui se déchire.

Première sorcière : Si Paddock s’appelle en réalité Graymalkin, le port du deuil, les lamentations d’un fils tournent au grotesque. Lire la suite


À la mémoire d’André Cauvin

Loup,

Ce matin, alors que je m’emportais en rêve dans le premier concerto de Prokofiev, j’ai senti qu’une corde de mon violon lâchait, je continuai un moment avec les trois autres puis me rendis compte qu’elles sautaient une à une. Bien qu’adepte d’une rationalité sans faille, je suis ouvert à la réception des signes : je compris. Je me mis à trembler sous le coup de la douleur, un grand vide s’installa en moi, l’univers poursuivait sa course mais s’était fissuré. Je m’étais préparé à l’advenue du choc, pas au déferlement de ses mille et un points d’impact. J’en avais anticipé le schéma, pas les couleurs et les sonorités. Instinctivement, j’ai repris mon violon et, un instant, j’ai cru que mes doigts m’étaient rendus : ils signèrent une brève mais éclatante chorégraphie avant de retomber dans ce qu’ils étaient devenus. Ta mère entra dans la pièce et me dit ce que je savais déjà. Ton grand-père n’était plus. Elle m’a dit que tu tenais sa main dans la tienne, ton visage penché sur le sien, observant les dernières paroles, l’ultime regard lorsqu’il sombra dans la nuit définitive et que ta tendresse l’a accompagné jusqu’à son dernier pas. Je n’ai modifié en rien cette lettre écrite avant l’événement. J’ose espérer qu’elle adoucira un peu ta peine. Ton grand-père a presque traversé un siècle, comme l’ont fait ou le font Pablo Casais, Wilhelm Kempff, Leni Riefenstahl, Martha Graham, Jünger, Blanchot, Gracq, Lévi-Strauss, Balthus, Gadamer… La disparition d’un Titan, c’est l’engloutissement d’un monde, parfois la débandade du tout du monde. Ma petite Loup, il te faut veiller à ce qu’une part de lui reste en toi plutôt qu’une part de toi ne parte avec lui… Il n’y a pas d’épreuves sans qu’il n’y ait passages. Sache qu’en quittant la scène, il avait dans ses bagages son panthéon de guerriers et de déesses et surtout ton sourire de lumière qui l’accompagne désormais où qu’il aille… La question n’est pas que l’heure vienne au bon moment, car aucun n’est le bon : l’essentiel est que, quelles que soient les régions où il chemine dès à présent, ton grand-père porte en lui ce soleil que tu étais pour lui. La vie n’est pas un métier même si, un jour, elle nous met au chômage, elle est une passion qui se reconduit au fil de la foi qu’on a en elle et, même parfois, à son insu. Et, cette passion, ton grand-père l’a portée à des sommets que peu d’hommes ont cultivés. Lire la suite