La solitude de la bienheureuse

Claude Bourgeyx,

Oui Monsieur, bien sûr, enfance et Tour de France, nostalgie quand tu nous tiens, Bahamontes l’Aigle de Tolède, Bobet, Robic et compagnie, vas-y petit, appuie sur les pédales et baisse la tête t’auras l’air d’un coureur, mais oui monsieur, je sais l’interminable traversée des Landes, l’ascension du Tourmalet, les brûlures du soleil sur la peau, les chutes dans les descentes, du sang de la sueur et des larmes, oui Monsieur, je sais tout cela, et j’ai en tête des guirlandes de souvenirs que je tais par manque de temps pour les énumérer. Mais il y a une chose que je veux dire, Monsieur : ayons une pensée pour Yvette Horner, perchée sur le toit d’une traction avant Citroën, superbe et généreuse, le visage fendu d’un sourire en cinémascope, chargée des quinze kilos d’un instrument qu’elle fait chanter le long du parcours pour le bonheur des spectateurs massés au bord des routes. Sans s’économiser, toujours sincèrement zélée, elle déroule avec vaillance des kilomètres de musique à bout de bras. On aime son air ingénument canaille, on se prosterne devant l’arborescence de sa chevelure brune que la vitesse de la voiture ébouriffe. On l’appelle Vévette. On veut la voir, la toucher. Pour un peu on lui réclamerait l’imposition des mains, on lui présenterait des enfants à guérir. Élevée au rang de sainte par la grâce d’un culte public, servante du Dieu cyclisme et de l’Esprit musette, elle fait preuve d’un dévouement sans limite et montre l’abnégation des grands sacrifiés. Et qui dira, Monsieur, la solitude de la bienheureuse lorsqu’à l’arrivée de l’étape, seule dans sa chambre d’hôtel, devant la glace au-dessus du lavabo, le sourire grand écran enfin décroché, elle décolle un à un, avec application, les milliers d’insectes venus s’écraser sur ses dents au cours de son éprouvant concert routier ? Hein, qui le dira, Monsieur ?

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