I

Je me réveille avec un mal de tête terrible. J’arrive péniblement jusqu’au canapé où je m’affale, une aspirine à la main. J’essaye de me souvenir de la veille mais tout cela est un peu confus.

On s’est fait une petite soirée entre filles, avec ma meilleure amie Sylvie. J’avais amené pas mal de bouteilles, on a assez bien bu et déconné. Je ne me rappelle pas tout.

Je sais qu’à un certain moment, on s’est mises à faire des paris stupides, avec à la clef des gages tous plus infantiles et humiliants les uns que les autres. J’avais l’impression d’avoir encore douze ans.

La sonnerie du téléphone me déchire les oreilles. C’est une erreur, je raccroche.

Je ne me remémore pas tous les sujets de nos paris, je pense qu’on a dû démarrer avec des choses comme l’orthographe correcte d’un mot pour finir sur des choses plus personnelles.

Oh, non ! Par contre, et à mon grand mécontentement, je me souviens très bien du gage dont j’ai fini par hériter : Sylvie a voulu m’obliger à écrire une petite annonce pour un magazine afin, selon ses mots, « d’enfin me trouver quelqu’un ! » J’ai refusé il me semble mais elle n’a pas fléchi. Je l’ai suppliée, ça n’a pas servi.

J’ai tenté de prendre ma revanche, et j’ai à nouveau perdu. Elle a sauté sur cette occasion de laisser parler sa nature sadique et a décidé de m’imposer deux annonces, plutôt, « pour me laisser plus de chances ». Je lui ai dit que je ne le ferais pas, elle a dit qu’elle vérifierait.

Je me fais couler un bain, et je m’y endors à moitié.

Il est quatorze heures, et je me trouve tout de même devant cette page depuis une demi-heure. Tout ce que j’arrive à faire, ce sont des petits dessins ridicules, et dès que je m’essaye à écrire un mot, je le raye aussitôt.

Je me penche à la fenêtre. Les voitures dans la rue font jaillir l’eau sur leur passage.

Quels mots pourraient me décrire ?

Les deux enveloppes ont été avalées par la boîte aux lettres et, à moins que je n’aille harceler un postier pour qu’il me les récupère, elles seront envoyées.

Sylvie a gagné : mes deux annonces seront sûrement publiées lundi. Car bien sûr elle n’avait pas cédé. C’est tout juste si elle ne m’avait pas accompagnée jusqu’à la poste. Elle m’a tout de même autorisée à les écrire sous des faux noms pour ne pas que des proches me reconnaissent, ou pour pouvoir prétendre à une erreur si je me ramassais des types trop lourds. C’est pas gentil une meilleure amie ?

II

Le serveur me dépose mon thé avec un sourire, je le remercie. Je suis une demi-heure en avance, je fouille dans mon sac et en ressors une enveloppe un peu froissée d’où je tire une lettre que je relis.

J’ai reçu deux réponses, une pour chaque publication, arrivées toutes deux le même matin. Pascal et Benoît. J’ai bizarrement ressenti un petit frisson d’excitation en les voyant. Du premier, âgé de 43 ans, j’ai eu un mot concis, d’une écriture classique et un peu solennelle, un peu froide. Il me demandait, avec le style de quelqu’un qui a l’habitude de prendre des rendez-vous professionnels, de le recontacter si j’étais intéressée. Ça ne m’a pas transportée d’enthousiasme, mais c’était dans mon « contrat » avec Sylvie de rencontrer les candidats, du moins je pense. C’est lui que je vois aujourd’hui. Je lui ai faxé l’heure et l’adresse du café.

Je soupire, je termine de mettre en miettes l’emballage du biscuit qui accompagnait mon thé. Le soleil me chauffe le dos à travers la vitre mais je ne peux m’empêcher de frissonner. Tous les hommes qui passent la porte me font lever la tête mais aucun ne correspond.

Le second, Benoît, 22 ans, a été plus brouillon. J’ai eu du mal à comprendre dans quel journal il m’avait lue. Ses phrases n’étaient pas très claires : il me proposait un ciné, ou un verre, puis se reprenait et disait que ce serait comme je voulais. Je lui ai laissé un message sur son répondeur pour lui donner rendez-vous demain, à la même heure et au même café qu’aujourd’hui.

— Lise ?

Je sursaute. Il me faut un quart de seconde pour reprendre mes esprits : Lise est le prénom avec lequel j’ai signé la première annonce.

— Oui…

Il se présente, me serre la main. Il n’est pas vraiment beau, mais une sorte de charme mêlé d’assurance s’en dégage.

On essaye de lancer la conversation, un peu trop vite, on ne trouve pas vraiment quoi dire. Il me parle de son métier : il est photographe. Je m’exclame « Ça alors, je fais des études d’histoire de l’art et la photo m’intéresse tout particulièrement », et je me sens immédiatement stupide. Il ne relève pas.

On enchaîne là-dessus, on parle un peu d’art. Apparemment il a souvent été en Italie et il commence à me décrire toutes ces choses superbes que je n’ai jamais eu l’occasion de voir.

Quand il parle, j’ai l’impression de m’entendre raconter une histoire. Je lui demanderais bien de me faire un cours sur les dieux grecs mais je crois que c’est hors sujet.

Le serveur nous fait poliment comprendre que si nous voulons rester plus longtemps, il serait préférable de reprendre quelque chose à boire. D’un même geste, nous regardons nos montres : cela fait plus de deux heures que nous discutons.

Sur le chemin du retour, je marche d’un pas léger. Je bouscule quelqu’un et j’oublie de m’excuser. Je n’en reviens pas. Avoir trouvé de cette façon quelqu’un d’aussi intéressant me paraît impensable. Et l’idée même d’avoir une histoire sérieuse ou juste une aventure avec un homme rencontré comme cela, presque dégradante. De toute façon on n’en est pas là, on s’est juste dit qu’on s’appellerait…

Ah, c’est malin ! Toute à ma nervosité, j’ai complètement oublié de lui dire que je ne m’appelais pas Lise.

III

Je marche rapidement en direction du café, j’espère qu’il ne va pas trop se presser parce que là je suis presque en retard. Il fait meilleur qu’hier et j’aurais bien envie de me mettre en terrasse, mais je lui ai dit que je serais à l’intérieur.

Le serveur d’hier a l’air content de me revoir. Malheureusement pour lui, je ne vais pas rester aussi longtemps. J’ai bien l’intention de l’expédier rapidement, celui d’aujourd’hui.

Je ne suis même pas encore servie quand débarque un jeune homme plutôt mignon. Il me voit, fait un pas vers moi, trébuche et atterrit maladroitement devant moi. Je rigole, lui aussi mais plutôt jaune.

On se présente. Il m’appelle Fanny, comme au bas de l’annonce, et je ne le corrige pas. On bavarde un peu. Contrairement à hier, c’est moi qui me mets à lui poser des questions. Je lui raconte une ou deux blagues pour le mettre à l’aise.

Il répond à mes questions avec application. Je me sens à l’aise et je me fiche de ce que je raconte et de ce que je laisse paraître. Lui est gentil, drôle, un peu enfant et de très agréable compagnie. Je me sens avec lui un peu comme en position de force, presque de supériorité, et ce n’est pas désagréable. Je m’étire, ça me fait du bien une fois de temps en temps de parler librement.

Je crois que pour une fois je suis avec quelqu’un en face duquel je n’ai pas ce petit malaise, cette sorte d’inhibition qui rend si difficiles les relations entre hommes et femmes en général.

Et évidemment je n’ai pas pensé à lui donner mon vrai prénom et je ne m’en suis aperçue qu’après qu’on eut prévu de se faire un ciné la semaine prochaine. Et de nouveau, ce qui devait être une entrevue unique semble parti pour avoir une suite.

IV

C’est dimanche matin. Je suis agréablement fatiguée. Je traîne un peu dans mon lit, puis, prise d’un soudain regain d’énergie, je me mets à me préparer un super petit-déjeuner avec jus d’orange, toasts, fruits, œufs, confitures, yaourts, etc., au bout duquel je n’arriverai jamais.

J’appelle coup sur coup Benoît et Pascal. Je pense que j’ai réveillé Benoît mais il n’a pas l’air de m’en vouloir. Il me dit qu’il m’aime avec sa voix tout embuée de sommeil et je rigole. Je m’attendais à sortir avec lui, c’était comme une évidence. J’ai rarement eu ce genre de complicité avec un garçon de mon âge, il est presque comme un frère, le côté physique de la relation en plus, maintenant.

Par contre Pascal restait cette espèce de figure quasi fantasmatique et inaccessible pour mon insignifiante personne jusqu’à hier. Ça sonne et alors que j’attends qu’il décroche, je le revois hier soir, m’annonçant avec son air sérieux et professoral qu’il n’était pas contre l’idée d’« approfondir » notre relation. Il avait peut-être trop bu, ce qui expliquerait cet épanchement soudain, mais alors tant pis pour lui.

Apparemment ce n’est pas le cas : il me demande au téléphone quand nous nous revoyons.

Il faut absolument que j’appelle quelqu’un de proche pour en parler ! Mais pas Sylvie, elle serait trop contente de pouvoir me dire que c’est grâce à elle que tout ça est arrivé ! Et je ne me vois pas non plus expliquer à ma mère que je suis heureuse parce que je suis amoureuse de deux mecs à la fois. Je suis donc condamnée à faire des bonds de joie toute seule dans mon salon… triste sort qu’est le mien !

V

Dans une petite brasserie proche de l’université où ils ont leurs habitudes, Pascal et Benoît sont attablés autour d’un spaghetti.

— Donc tu penses sérieusement arrêter ?

— Arrêter le droit oui, mais faire autre chose à la place, je ne me vois vraiment pas travailler maintenant.

— Tu en as parlé à ta mère ?

— Non. Ça m’embête parce que ça lui plaisait que j’étudie ça. Et en plus recommencer d’autres études, c’est encore de l’argent, et avec son salaire à elle toute seule, ça risque d’être un peu court.

— Si c’est juste une question d’argent, je peux…

— Non, c’est gentil de proposer mais ce n’est pas à toi à faire ça, je ne vais pas non plus faire reposer ma vie entière sur toi.

Ce n’est pas que ça n’arrangerait pas Benoît, mais il estime que Pascal a déjà fait énormément pour lui. Peu d’hommes prendraient sous leur épaule de cette façon le fils de leur meilleur ami, même après sa mort. Il estime qu’en étant aussi présent et aussi à l’écoute pendant toutes ces années, il a fait bien plus pour lui que n’importe qui, et il n’a pas besoin d’argent pour le prouver.

Pascal voudrait dire à Benoît que l’argent, il s’en fiche. Que ce qu’il veut c’est que Benoît soit bien, et que s’il a besoin d’années d’études en plus pour se fixer, l’aider serait la moindre des choses. Il voudrait que Benoît n’en soit pas gêné, il estime qu’on a des responsabilités envers un fils ou un filleul, même sans liens familiaux.

Il change de sujet :

— Et les filles ?

— Hein ?

Benoît ne voit pas tout de suite le rapport avec ce qui a précédé.

— Non, enfin, je voulais juste savoir comment ça allait pour toi en ce moment… avec les filles entre autres.

— Ah.

Benoît esquisse un sourire.

— Eh bien justement tu vas avoir du mal à le croire, mais j’ai rencontré une fille vraiment bien… qui me plaît et à laquelle je plais aussi apparemment.

— Ah oui, effectivement, j’ai du mal à le croire !… Non, je plaisante… c’est bien !

Benoît n’a jamais eu de relation amoureuse véritable et durable, Pascal le sait. Mais Benoît a envie d’y arriver avec Fanny.

Pascal espère qu’il a enfin trouvé quelqu’un qui le prendra au sérieux et l’aidera à se construire. Et si cette fille peut l’aider à s’épanouir et à s’ouvrir, ce qui semble être le cas, il s’en réjouit.

— Et toi ? lui demande Benoît.

— Quoi moi ?

— Tu me demandes des nouvelles de ma vie amoureuse alors je te renvoie la question : et toi, quoi de neuf de ce côté-là ?

Il rougit un peu, ce qui d’habitude ne lui arrive jamais, et Benoît se marre doucement.

— En fait je viens aussi de rencontrer quelqu’un…

— Ah, ah ! Elle est comment ? Jolie ?

— Oui assez, plutôt intelligente, intéressée… Ça m’étonne, je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un maintenant, ni de cet âge-là… ah, oui, elle a ton âge à peu près… ça ne te choque pas j’espère ?

— Non, non, pas du tout. Et quel est le prénom de cette charmante personne ?

— Lise.

VI

Pascal me fait remarquer que j’ai l’air tendue.

— Ce n’est rien…

Je prétexte une accumulation de boulot, de fatigue, je me force à un sourire.

J’ai dû échanger trois mots avec lui depuis le début du dîner.

Cela fait cinq jours que je n’ai pas eu de nouvelles de Benoît. J’ai essayé de l’appeler, plusieurs fois, de passer chez lui, j’ai laissé des messages sur son répondeur, rien. Ce n’est pourtant pas son genre d’être parti de chez lui si longtemps, et il n’a pas beaucoup d’amis avec qui il pourrait être.

Pascal qui s’était replongé d’un air concentré dans son assiette renverse le sel sur la table en voulant le prendre. Il en ramasse les grains éparpillés méthodiquement et a l’air soucieux. Les deux sillons qui lui barrent le front se font plus profonds, comme souvent ces derniers temps, il me semble.

J’entends pour la énième fois le répondeur de Benoît délivrer son message d’accueil. « Vous êtes bien chez… », je raccroche. J’allume la télévision, je zappe un moment, tout me semble encore plus mauvais que d’habitude et je l’éteins rageusement. Je trouve ma réaction ridiculement excessive. Je ne le connais que depuis peu de temps Benoît, ce n’est pas comme si c’était l’homme de ma vie ou que je ne sache pas vivre sans lui. On a déjà passé plusieurs jours sans se voir et je n’en suis pas tombée malade.

Le concierge m’a dévisagée pendant plusieurs secondes puis, ne m’ayant finalement rien trouvé de suspect, m’a répondu avec un air de soulagement :

— Ah, ben ça tombe bien que vous m’en parliez parce que moi, il y a deux semaines, il m’a emprunté mon aspirateur, et je ne l’ai toujours pas récupéré !

— Vous ne l’avez plus vu depuis deux semaines ?

— Ben oui. Mais c’est pas ça qu’il vous avait dit ?

— Si, enfin, il m’avait prévenue qu’il partait quelques jours chez des parents à la Côte mais il ne m’avait pas donné la date exacte de son départ. Je peux y aller alors ?

— Ben… oui… mais vous êtes sûre qu’il ne dira rien ?

— Oui, oui ! Il sait bien qu’il y a des documents dont j’ai besoin pour mon mémoire sur la disquette que j’ai oubliée. Mais seulement il ne m’a pas donné la clef.

— Moi j’ai un double de tous les kots, alors…

À l’intérieur, c’est la pénombre : les rideaux sont fermés. Le chauffage a dû être coupé, je frissonne. Je fais mine de chercher dans les armoires : il n’y a pas grand-chose, deux trois pulls, chemises, quelques objets ménagers.

— Je prends mon aspirateur alors ?

— Oui, oui, allez-y.

Il me dit de lui ramener le trousseau quand j’ai fini et me laisse. Le frigo n’est pas très rempli, le lit soigneusement fait. À voir l’état des lieux, on pourrait effectivement croire qu’il est parti pour quelques jours et qu’il a l’intention de revenir. Je prends un de ses pulls et j’y enfouis ma tête. Son odeur elle-même a presque disparu.

Je referme soigneusement la porte et je m’en vais, un peu rassurée. Dehors la lumière m’éblouit un peu. Je ne sais toujours pas où il est mais au moins, il ne semble pas être mort ou quelque chose de ce genre.

VII

Je regarde Pascal sans vraiment l’écouter. Ma main bat sur la table le rythme d’une chanson dont je ne parviens pas à retrouver les paroles.

Sa conversation me fatigue. J’ai parfois l’impression qu’il ne cherche qu’à me parler de choses qu’il est sûr que je ne connais pas, pour bien me faire sentir le terrible écart de culture et de vécu entre nous. Je ne comprends pas, dans ce cas, quel plaisir il peut encore trouver à me voir. Parfois il pose ses yeux sur moi et j’ai l’impression d’y lire de l’affliction. Ça me rend agressive envers lui, et cette agressivité l’énerve.

Il a posé sa main sur la mienne et je l’ai retirée pour faire semblant d’écarter quelques cheveux de mes yeux. Il m’arrive de me demander ce que je fais dans ce rôle de passe-temps pour cet espèce de vieux beau. Je me demande aussi où est passée cette fascination que j’avais pour lui au début, et pourquoi elle s’est transformée en aigreur. Et en même temps je voudrais tellement qu’il m’aime. Mais il a certainement des choses plus importantes à faire. Et c’est cette position de faiblesse que je ne supporte pas.

Benoît n’a toujours pas donné de signe de vie. Ça me manque vraiment ces moments où je pouvais me laisser aller à raconter n’importe quoi avec lui, ces fous rires sur des idioties. Mais je me rends compte que je ne souffre pas tant de sa disparition à lui que de l’effet qu’elle a sur moi.

Je suis fatiguée d’essayer d’être quelqu’un de mûr ou d’adulte quand Pascal me renvoie toujours à mes complexes. Je ne suis pas vraiment ce que je suis quand je me trouve avec lui. Ni ce que j’étais avec Benoît non plus, bien que ce personnage-là était moins lourd à porter. Je ne m’aime pas comme ça. Je voudrais tellement qu’il puisse me voir comme je suis réellement, en dehors de toute contrainte et élément d’influence extérieur. Je me dégoûte parfois.

Ce petit geste de la main qu’il a toujours pour ponctuer ses phrases m’exaspère.

Rien que l’idée qu’il puisse me toucher ce soir me répugne presque. Je lui dis que je ne me sens vraiment pas bien et je rentre me coucher chez moi.

VIII

« Mais qu’est-ce qu’il fout ? D’habitude il me donne des nouvelles au moins une fois par semaine. J’espère que ce n’est pas sa petite amie qui le rend comme ça ! »

Pascal n’a plus vu Benoît depuis au moins un mois. Il a bien essayé de téléphoner mais ça ne répond pas. Si encore Benoît avait eu des amis proches, il aurait pu se renseigner auprès d’eux, mais ce n’est pas vraiment le cas. Il a aussi voulu appeler sa mère mais elle est partie pour un mois dans leur petite maison du Périgord et, évidemment, il n’y a pas le téléphone.

Il n’a pas vraiment le choix. Il prend le double de la clef de son kot, que Benoît lui avait donné en cas d’urgence. Si ça n’est pas une urgence, alors qu’est-ce qu’il lui faut ?

On est samedi et il n’y a pas grand monde. Pascal ne croise personne dans les escaliers. Il regarde autour de lui comme un voleur en tournant la clef dans la serrure.

À l’intérieur tout est rangé. Il n’y a même plus de draps sur le lit. Les armoires sont vides, les rideaux fermés, le frigo est même débranché. On dirait que plus personne n’y vit. Pascal s’assied sur le sommier.

Si Benoît était parti en vacances, il l’aurait tout de même prévenu ! À moins que ce petit con n’ait décidé de se lancer dans une crise postadolescente et de renier tout ce qui pourrait ressembler à de l’autorité parentale ! Mais pourquoi devrait-il s’en soucier alors que la propre mère de Benoît est, elle, en congé ?

— Et merde !

Pascal vient de renverser sur le sol de sa cuisine sa casserole d’eau bouillante. Il la ramasse et balance ses pâtes à la poubelle. De toute façon il n’a pas faim.

Pascal se dit que ce doit être ça les inconvénients du rôle de parents. Ne rien pouvoir faire d’autre que tourner en rond tant qu’on ne sait pas où le gosse est fourré. Il n’avait jusqu’à présent rien connu d’autre que le côté positif de la chose, et il doit être temps qu’il le paye.

Benoît n’est plus un enfant et Pascal le sait mais il ne peut s’empêcher de s’inquiéter. Il le voit déjà dans les pires situations et se met presque à se parler de lui au passé, l’enterrant déjà.

« Mais ça ne va pas non ? » Il se relève, met un peu d’ordre et va prendre une douche. Lise vient ce soir, ça devrait lui changer les idées. Mais bizarrement, cette perspective ne l’excite pas outre mesure. Il aurait presque envie de l’appeler pour lui dire de ne pas venir. Dans d’autres circonstances, il aurait tenté de savoir ce qui clochait entre eux en ce moment, mais aujourd’hui il est trop soucieux pour faire un effort. Pascal sort de la salle de bains et éteint.

Lorsqu’elle sonne, il hésite un moment, puis finit par lui ouvrir.

IX

Pascal a devant lui la lettre de Benoît. Il l’a trouvée ce matin dans sa boîte aux lettres. Le sursaut de joie qu’il a ressenti en reconnaissant l’écriture s’est estompé au fur et à mesure qu’il l’a parcourue.

Comme à leur habitude, Pascal et Benoît dînaient ensemble. Benoît avait juste dit :

— Ah, tiens, j’ai vu Le Dernier Métro hier.

Pascal lui avait demandé ce qu’il en avait pensé et ils avaient enchaîné. Ils s’étaient mis à parler des risques de traiter du ménage à trois au cinéma ou en littérature à cause des frustrations que cela entraînait souvent pour le lecteur ou le spectateur, les possibilités de fins étant réduites et se ramenant toujours à peu près à la même chose.

Pascal avait élaboré toute une théorie sur le fait que selon lui, il fallait bousculer la structure du triangle et la déséquilibrer pour peut-être arriver à quelque chose de mieux.

— Par exemple ? avait demandé Benoît.

— Euh… la mort d’un protagoniste peut-être…, je ne sais pas, ce n’est qu’un exemple… Encore que, non peut-être pas parce que là on revient avec le problème de la frustration puisqu’on supprime carrément un personnage… ou alors on s’éloigne totalement du sujet de départ, je ne sais pas… qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas…

Benoît avait regardé un instant par la fenêtre. Pascal avait relevé la tête.

— Comment on en est arrivé à parler de ça encore ?

— Je ne sais plus…

Pascal ne se souvient que vaguement de cette conversation, qui n’avait été pour lui qu’anodine. Il saisit la lettre et la relit pour la cinquième fois.

Benoît est parti à cause de lui. À cause de lui et Lise… non, comment s’appelle-t-elle en réalité ?… Ah, oui, Camille…

Benoît était enfin amoureux et Pascal a fichu cela en l’air. Benoît sentait enfin qu’il allait pouvoir vivre quelque chose, progresser, s’épanouir…

Il dit qu’il était seulement parti pour quelques jours au départ. Il dit aussi que Pascal n’a rien fait pour le retrouver. Mais c’est faux. D’un geste automatique et vif, Pascal décroche le téléphone et se met à composer le numéro de Benoît. Puis il s’arrête et repose le cornet.

Et merde ! Benoît s’est sacrifié pour lui ! Ce n’était pas à lui à faire ça, si l’un des deux avait dû se retirer, ç’aurait dû être Pascal ! Mais pourquoi ne lui a-t-il rien dit ? Pascal aurait bien voulu accepter de faire n’importe quoi, il aurait parlé à Lise… Camille. Sa vie sentimentale à lui, il s’en fichait. Il avait déjà vécu d’autres choses auparavant, ça ne lui était pas indispensable.

Pascal donne un coup de poing dans une porte et il réussit tout juste à se faire mal.

X

Ça fait une heure que je tourne en rond chez moi. J’ai déjà cassé deux verres en essayant de faire la vaisselle.

J’étais partie pour parler à Pascal, je n’en ai pas eu le temps. J’ai dû sonner trois fois et attendre cinq minutes à sa porte avant qu’il ne daigne m’ouvrir. Quand je l’ai vu, son visage était tellement contenu et vide d’expression que j’en ai oublié de lui dire bonjour.

Je l’ai suivi à l’intérieur, il ne me regardait pas, il a éteint d un geste sec une cigarette qu’il venait juste d’allumer. Il s’est retourné, j’ai voulu lui demander ce qui n’allait pas et c’est là qu’il a explosé. Au début je n’ai rien compris à ce qu’il me disait.

J’étais partie pour le quitter et c’est moi qui me suis fait jeter. Salaud. Il m’a presque insultée. Non, il m’a insultée ! Il ne s’arrêtait pas de me demander comment j’avais pu lui faire ça, leur faire ça, et il était dans une rage que je ne pouvais pas lui avoir causée moi uniquement : il ne m’aimait pas assez pour que je le blesse à ce point. Je l’ai apparemment touché à travers quelqu’un qui comptait bien plus pour lui.

Et merde ! C’est moi qui devais lui faire mal et pas lui qui devait me descendre à ce point.

Quand il m’a demandé de partir, j’ai tout de même tenu à lui préciser que Benoît n’était pas le seul à ne pas avoir toutes les informations en main, que jamais je n’avais voulu cela et que s’il était resté, j’aurais au moins pu m’expliquer.

Comme il ne réagissait pas, j’ai cru utile de rajouter :

— J’étais venue pour te quitter mais moi au moins j’avais l’intention de le faire dans le calme !

Au regard qu’il m’a lancé, j’ai cru qu’il allait me frapper.

XI

Le soleil filtre à travers la vitre. Jean-François entre et me propose du café. Je refuse avec un sourire. Je termine de mettre sous enveloppe toute une série de cartons d’invitation.

Jamais je n’aurais pensé trouver un boulot si vite après mes études. Comme quoi les relations, ça aide ! Cet emploi comme jobiste dans une galerie d’art ne me fait pas rouler sur l’or mais commence tout de même à me donner une indépendance financière. D’ici deux, trois mois, je pourrai peut-être commencer à chercher autre chose que mon mini deux-pièces.

Jusqu’à présent, tout ce que j’y fais c’est m’occuper de la paperasse, passer des coups de fil, etc., mais ça ne me dérange pas.

Oups ! Je viens de refermer une enveloppe sans rien dedans !

Il n’est encore que neuf heures moins le quart et la réunion est seulement à neuf heures trente.

Pour une fois depuis que je suis là, je vais avoir à faire un boulot un peu plus conséquent : je suis chargée de suivre l’exposition qu’on organise prochainement, m’occuper du programme, de l’organisation, voir avec le photographe pour la disposition des œuvres, etc. Je le rencontre tout à l’heure.

Je suis un petit peu à l’avance mais je me rends tout de même dans le bureau de Nancy. Elle est assise sur son bureau, en pleine discussion avec un homme en face d’elle, que je ne peux voir car il me tourne le dos. Je ne signale pas ma présence, j’attends qu’elle me remarque.

— Ah, Camille ! Tu tombes bien. Je te présente le photographe que nous allons exposer, Pascal Cottins…

XII

Il est passé dix heures, je planche depuis le matin sur le brouillon du programme de l’expo et je commence à ne plus y voir très clair. Je pousse un peu l’ordinateur et je m’étire en fermant les yeux un moment. Quand je les ouvre, Pascal est là, la tête dans l’embrasure de la porte. Il a l’air étonné.

— Tu es encore là ?

— Oui, je n’avais pas fini…

— Tu as mangé ?

Non, effectivement, je n’en ai pas eu le temps. C’est le moment que choisi mon ventre pour lancer un gargouillis bien prononcé.

— Je t’invite.

— À cette heure-ci ?

— Oui, on trouvera bien quelque chose.

— Je ne sais pas…

— S’il te plaît. Ça fait une semaine qu’on se croise presque tous les jours et on a à peine échangé trois mots… J’insiste.

La lumière orangée du couloir lui fait comme un halo mystique autour du visage. Ça me fait sourire. J’accepte l’invitation.

Attablés autour d’une assiette de crudités dans un petit restaurant italien intime et chaleureux qu’il a déniché je ne sais comment et qui accepte encore de nous servir à cette heure, nous commençons par échanger des banalités. Nous parlons du fait que j’ai trouvé ce travail, de comment ça marche pour lui en ce moment. Dès que la conversation pourrait s’orienter de près ou de loin vers notre situation sentimentale, l’un de nous prend bien le soin d’avaler une longue gorgée de vin ou de piocher dans son assiette.

Puis en milieu de repas, Pascal a ce geste étrange. Il tend la main par-dessus la table.

— Pascal Cottins.

— Pardon ?

— On recommence à zéro, tu veux ?

Il me regarde dans les yeux, Pair presque inquiet, presque démuni. Il doute et je n’avais jamais vu cela chez lui, et d’un coup, le voir là, comme cela, m’attendrit. Je tends également la main.

— Camille Siroul, enchantée.

Nous nous sourions et échangeons une poignée de main solennelle par-dessus la table.

Pascal essaye de demander l’addition à un serveur en étouffant un reste de fou rire. Assise en face de lui, j’essuie les larmes qui m’ont coulé des yeux à force de rigoler. Il se retourne vers moi.

— Sur les… quelque temps que nous avons passé ensemble, je ne me souviens pas que tu m’aies une seule fois raconté une blague, ou même fait rire de cette façon.

Je replie soigneusement ma serviette en prenant un air très concentré. Il me regarde avec un petit sourire, légèrement ironique.

— Content de te découvrir marrante.

— Contente que cela te plaise.

Il m’a déposée devant chez moi. Et on s’est quittés en souriant et en silence, comme à l’aube de quelque chose.

Sur les quelques heures que nous venons de passer ensemble, nous avons abordé des tas de sujets, d’apparence sans importance, mais qui en réalité font partie des fondements d’une relation réelle. Nous n’avions jamais parlé de nos familles, de nos chiens et chats, de l’endroit où nous partons en vacances. Je ne savais même pas ce qu’il avait fait comme études, ni où il était né. Il n’était même pas au courant que mes parents avaient divorcé quand j’étais petite.

Nous n’avions, en réalité, jamais vraiment pris le temps de nous découvrir. Et sous la muraille, la carapace de ce que je croyais connaître, il semble y avoir des tas de choses que je ne soupçonnais même pas.

XIII

Quelqu’un me tire par la manche.

— Maman…

Le geste se fait plus insistant.

— Maman !

Oh, je m’étais endormie ! Léa me fixe de ses grands yeux impatients. Je prends le reste de biscuit au chocolat qu’elle me tend. Il est presque six heures, Pascal s’occupe du repas, j’ai donc encore le temps d’aller faire une course avant de rentrer. L’air s’est un petit peu refroidi, je mets son manteau à Léa.

Je me penche pour ramasser ses affaires et j’aperçois en relevant la tête un homme qui me fixe. Je ne le vois pas bien, j’ai le soleil dans la figure, mais il me semble assez jeune, un peu barbu.

Ce regard insistant ne semble pas être de la drague, peut-être va-t-il me demander son chemin. Mais il ne bouge pas et ce face-à-face devient gênant. Je prends ma fille par la main et je m’empresse de quitter le parc.

Une demi-heure plus tard, Léa sous un bras, un sac sous l’autre, je tente de sortir mes clefs de mon sac. Elles tombent à terre et je me penche pour les ramasser. Et, me relevant, je le vois à nouveau : l’homme de tout à l’heure, qui me fixe. Je panique et ouvre précipitamment la porte.

Une fois à l’intérieur, reprenant mon souffle appuyée contre les rangées de boîtes aux lettres, je rigole nerveusement. Je l’ai vu trois secondes ce type, je ne peux même pas être sûre qu’il s’agissait du même. Et de toute façon rien ne m’indiquait qu’il me voulait quoi que ce soit de mal.

J’envisage de le signaler à Pascal. Mais je suis sûre qu’il se moquera de moi, alors je préfère abandonner l’idée.

Il a déjà mis la table et nous accueille avec un sourire.

Le repas est terminé, la petite couchée. Encore assise à table, je regarde Pascal aller et venir du salon à la cuisine. Puis il s’arrête, me faisant dos. Je sais bien qu’il va me demander quelque chose. Il se retourne. Je l’interroge des yeux.

— Euh… Ricault m’a appelé tout à l’heure…

Je lui fais signe de poursuivre. Et il m’annonce qu’il part couvrir un tremblement de terre en Inde.

— Je croyais que tu n’acceptais plus de reportage à l’étranger.

— Je sais, Ricault avait un type prévu pour le faire mais il vient de se choper une pneumonie, alors il a pensé à moi…

— Il me semble qu’il pense bien souvent à toi ces derniers temps. Et tu partirais quand ?

— Euh… dans trois jours.

— Ah d’accord ! Bon ben qu’est ce que tu veux que je dise ?

Il hésite entre sourire et garder son faux air désolé. Alors qu’il sait très bien qu’il est déjà pardonné. Il tente quand même de se justifier.

— Tu sais la photo d’art, c’est bien beau mais à court terme ça ne me rapporte pas grand-chose, et maintenant avec Léa… Ça ira d’ailleurs toute seule avec elle ?

Je rigole de le voir se débattre.

— Mais oui, ne t’inquiète pas, je t’embête. Et pour la petite ça ira, et s’il le faut je la déposerai chez ma mère si je dois sortir un soir.

J’aime bien le voir dans cet état de petite anxiété. Ça me rassure de le voir se soucier de ma réaction de cette façon. C’est comme une petite revanche sur l’époque où c’était moi qui m’en inquiétais.

XIV

— Camille, tu as vu ce type-là devant la galerie, de l’autre côté de la rue ? Ça fait trois jours que je le vois traîner…

— Ah, oui, possible…

Mais c’est pas vrai ! J’ai cru que je rêvais au début, que je me faisais des idées, un jour au supermarché, un autre en me rendant chez Sylvie. Mais maintenant à mon travail, ce n’est plus possible !

C’est la pause de midi, je pars m’acheter un sandwich. Je le cherche des yeux mais il a disparu.

Sur le chemin du retour, je bouscule un type, je me retourne et c’est lui.

— Mais vous allez me lâcher ? Qu’est ce que vous me voulez ? Ça fait une semaine que vous me tournez autour !

Les gens autour de nous s’écartent et me lancent des regards inquiets. J’ai dû crier un peu fort. Et lui, il ne bouge pas. Il continue de me regarder, impassible. Impassible ou effrayé, je ne saurais le dire. Je n’ai jamais vraiment pris le temps de le regarder.

— … Tu ne m’as pas reconnu… ?

Je ne sais s’il s’agit là d’une question ou d’une affirmation, le ton n’était pas très sûr. Je le regarde un peu mieux. Ces traits, ces yeux… Si je lui enlève la barbe naissante, que je recoupe un peu ses cheveux…

— Benoît ? !

Je le reconnais à présent. Il a pas mal changé. Les yeux surtout, le visage. Il a perdu quelque chose d’enfantin ou d’immature je ne sais pas, qu’on pouvait y lire auparavant, pour laisser place à une sorte de fatigue. Comme s’il avait vécu. En plus il a laissé au placard ses éternels pulls en laine. On dirait qu’il a pris cinq ans d’un coup. Réflexion faite, je me dis qu’il a effectivement pris cinq ans depuis la dernière fois où on s’est vus.

Je me rends compte que je le fixe bêtement sans rien dire. Sans que j’aie le temps de bien tout comprendre et réaliser, il m’a glissé un numéro de téléphone, m’a dit que nous devrions nous voir un de ces jours pour en parler et s’est échappé.

Tout cela s’est passé très vite. Je reste plantée au beau milieu du trottoir.

Instinctivement, j’ai mis la table pour deux. Et puis je me suis souvenue que Pascal était absent et je n’ai pas retiré l’assiette en trop, comme pour sentir sa présence.

J’ai eu du mal à me concentrer sur quoi que ce soit au travail aujourd’hui et maintenant je sens que je vais en avoir autant pour dormir.

Je voudrais en parler à quelqu’un mais Pascal n’est pas là. De toute façon, je ne suis pas sûre que je lui aurais raconté.

Le petit papier sur lequel est inscrit le numéro de téléphone traîne sur la table depuis que je suis rentrée. Je décroche le téléphone… et je repose le combiné.

Je range le papier dans mon portefeuille.

XV

— Et tu étais parti où tout ce temps ?

— J’étais dans le nord de la France, chez des anciens amis de mes parents. Mais je ne pensais pas y rester au départ parce qu’eux et ma mère n’étaient pas restés en très bons termes…

Mais Benoît s’était souvenu qu’enfant il s’entendait très bien avec leur fils, Benjamin, du même âge que lui. Et il s’était rappelé un projet qu’ils avaient tous les deux : Benjamin jouait de la guitare et Benoît aurait rêvé d’en faire également. Il avait passé tout un été à lui apprendre, ils devaient avoir onze ou douze ans à l’époque. Et ils avaient eu l’idée ensemble d’ouvrir, une fois grands, une espèce de café-concert, où ils se produiraient eux-mêmes, et où ils verraient tous leurs copains se réunir. C’était un peu fou mais ils y croyaient.

Puis l’été s’était terminé et Benoît était rentré chez lui. Il n’avait plus jamais joué de la guitare parce que cela donnait mal à la tête à son père.

Ensuite ce dernier était mort, et Benoît n’avait pas osé en reparler à sa mère. Il n’avait pas voulu l’embêter avec cela et il savait, de plus, que les cours de musique étaient chers.

Mais lorsque Benoît était retourné chez eux, au départ pour une simple visite, il avait pu constater que Benjamin avait mené leur projet à bien. Avec une bande de copains, des économies et pas mal de crédits, il avait racheté un petit établissement, qu’ils avaient retapé et transformé en café-concert où tous travaillaient, jouaient et invitaient également d’autres groupes, qui cherchaient à se faire connaître.

Benjamin avait proposé à Benoît de se joindre à eux. Celui-ci avait un peu hésité à l’idée de lâcher complètement ses études. Il en avait parlé à sa mère qui, enchantée de le voir s’intéresser réellement à quelque chose, n’avait pas émis d’objection. Il était donc parti vivre tout près de la frontière française pour ne pas avoir de problèmes de papiers à régler, et voilà.

— Donc tu vivais à peine à cent kilomètres et nous, on t’imaginait à l’autre bout de la terre, impossible à retrouver ! Je te voyais déjà parti couvrir une mission humanitaire au fin fond de l’Afrique, ou perché au sommet d’une montagne avec un groupe de moines bouddhistes…

Je termine mon café. Il est temps que j’aille reprendre la petite.

— Je vais devoir y aller.

Je me suis levée.

— Et Pascal, ça va ?

Il a dit ça d’une voix peu assurée.

— Ça va plutôt bien…

XVI

— Voilà ce que j’avais oublié de te demander la fois dernière : comment as-tu su pour moi et Pascal ?

— Ah !… Tu te souviens de ta copine Sylvie ?

— Oui, c’est toujours mon amie, d’ailleurs. Je ne savais pas que tu la connaissais.

— Je ne la connaissais pas, je l’ai rencontrée ! Quand je m’étais rendu à une soirée droit, tu te souviens ? C’est toi qui avais insisté pour que j’y aille.

Effectivement, j’avais trouvé que Benoît ne sortait pas assez, je lui avais dit que ça lui ferait du bien, je l’avais pratiquement poussé dehors. Je ne sais plus si j’avais passé ce soir-là avec Pascal ou pas…

Toujours est-il qu’à cette soirée, il a croisé Sylvie, logique : elle était en droit. Sylvie avait l’alcool bavard d’après Benoît, et elle lui avait tenu la jambe la moitié de la soirée. Lui, trop gentil, n’avait pas osé lui dire qu’elle l’ennuyait, et il l’avait écoutée lui raconter sa vie. Elle en était même arrivée à lui parler de sa meilleure amie qui avait deux amants sous deux faux noms. Ça l’avait intéressé, il avait demandé plus de précisions.

Je m’étonne que Sylvie ne m’en ait jamais rien dit. Elle est parfois de mauvaise foi mais elle sait avouer ses conneries.

— Oh, elle ne doit sûrement pas s’en souvenir, vu l’état dans lequel elle était.

Je retrouve Pascal à la maison comme tous les soirs.

— Ça va Sylvie ?

Je me sens rougir.

— Ça va. Des petits problèmes de cœur, comme d’habitude, mais tu la connais, ça va passer.

Je commence à me demander si à chaque fois que je trouve une situation d’équilibre, Benoît va me la perturber d’une manière ou d’une autre, mais ce n’est pas très sympa pour lui.

À regarder Pascal et Léa, je me dis qu’il arrive un moment dans la vie où l’on doit se fixer des priorités, et les miennes sont toutes choisies.

XVII

— Tout de même, tu aurais pu nous donner des nouvelles, on t’a presque cru mort !

— D’accord mais vous n’avez fait aucun effort pour me retrouver… tu te rends compte que Pascal n’a même pas appelé ma mère !

— Mais s’il l’a fait ! Mais elle était partie en France ou quelque chose comme ça…

— Ah, oui ! C’est vrai !…

— Et puis après il a reçu ta lettre. Je pense qu’il a réessayé mais que ta mère n’a rien voulu dire puisque tu n’avais pas laissé d’adresse…

Benoît fronce les sourcils et regarde fixement le fond de son verre.

— Tu sais Benoît, partir n’a jamais été une solution…

— J’avais cru… j’avais cru que ça pourrait provoquer une réaction de votre part… et j’avais pensé que ça m’aiderait à y voir plus clair. Et au fond j’espérais… j’espérais…

— Que je quitte Pascal…

— … oui…

— J’ai quitté Pascal.

— Oui mais tu sais très bien que…

— Je sais.

— Quand je te disais que fuir…

— Oui, ça va !

Je ne suis pas habituée à ce ton sec de sa part. Il y a un petit silence gêné.

— Tu vas me la poser quand cette question ?

— Quelle question ?

— Tu sais très bien, celle pour laquelle tu es là.

Benoît reprend une gorgée de vin. Je crois que tout est bon pour détourner le regard l’un de l’autre. J’en fais autant. Et toujours sans me regarder il demande.

— Si… si ça avait été Pascal qui était parti… en serais-tu avec moi au même point qu’aujourd’hui avec lui ?

Je laisse passer un temps.

— Je me la suis posée des tonnes de fois cette question. Que ça ait été Pascal ou toi ne change rien à la base. Le problème venait de moi. Il fallait que j’arrive moi tout entière à aimer un homme pour ce qu’il était tout entier, sans me réfugier dans… dans quelque chose d’autre.

— Alors peut-être, si tu étais resté, j’aurais pu t’aimer, toi… mais peut-être pas…

— Satisfait de la réponse ?

— Ai-je vraiment le choix ?

Il a dit cela avec un sourire.

— Dis-moi seulement… tu es heureuse ?

Par automatisme, je me suis fendue d’un large sourire, puis tout de suite, je me suis reprise, gênée d’étaler cela devant lui.

Benoît l’a bien vu.

— D’accord…

Il ne dit rien pendant un moment.

— Ça ne va pas ?

— Si, je réfléchissais…

— Tu ne crois pas… qu’il serait temps d’y aller ?

— Maintenant ? Où ça ?

— Tu sais très bien… Ça serait pas mal que tu t’expliques aussi avec lui.

— Peut-être pas maintenant tout de suite. Je ne veux pas le déranger non plus, il doit avoir des choses à faire et…

— Non, il est à la maison toute la journée aujourd’hui.

Il devient pâle tout d’un coup.

— N’oublie pas : il faut affronter ce qui nous fait le plus peur…, lui dis-je en me levant.

— … et après ça va mieux, oui, je sais, mon père me disait ça tout le temps… À moins que ce ne soit Pascal…

Il se lève aussi et me suit.

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