Lettre à Jacques au sujet de Justine

François de Callataÿ,

Mon cher Jacques,

Vous nous invitez, nous autres auteurs marginaux, à dresser sur fond de frivolité estivale le portrait d’une joueuse de tennis. Une « vas-y-que-je-te-lobes », une « tape-balle », une « han-han-le-long-de-ses-lignes », une « raquette-à-deux-mains-parce-que-c’est-joli » ou « à-une-main-parce-que-mon-dieu-c’est-encore-plus-beau », je ne sais plus. Et tout cela avec vos airs charmeurs, votre ton benoît, l’espèce d’embarras feint dont vous vous êtes fait une spécialité et qui n’invite à rien d’autre que de contempler le plissement de vos ridules encadrant la contraction de vos pupilles. Et, au-delà de cette malice, l’intense satisfaction du diablotin que vous êtes un peu moins que vous ne rêvez de l’être.

Et vos tortillements – ô vos tortillements ! – pour l’annoncer : « L’heure est grave », « le monde va mal » mais il est bon que nous autres intellectuels puissions laisser reposer sa misère un instant. D’ailleurs ne fait-il pas chaud dehors ces jours-ci. À la plage donc, ou au filet, pour un moment de détente bien mérité. J’appréhende déjà le genre de thème que vous mitonnez pour la rentrée ! Coup droit avec Bush, revers appuyé avec l’heure des leurres et lob avec Madame Henin-Hardenne. C’est un smash qu’il vous faut maintenant. Ou une amortie (après tout, demandez à l’intéressée ce qu’elle joue d’habitude dans cette situation).

Goethe est mort, Jacques. Vous pouvez retirer votre chapeau à bord plat et cesser de méditer sur fond de ruines romaines. C’est quoi cette caution à la posture de l’intellectuel témoin de son temps sur son rocher. Un « tribute-to-Thomas-Mann » dont les jeunes et égocentriques auteurs berlinois n’en finissent plus d’esquinter l’ombre tutélaire ? Moi, je vous aurais préféré sans cette entrée un peu convenue qui, d’ailleurs, ne vous ressemble pas. En tout cas pas au Jacques De Decker du troisième cercle, celui que je fréquente. Enfin, j’imagine que pour devenir secrétaire perpétuel des lettres françaises de Belgique, royaume dont je vous laisse le soin de déterminer la superficie, il faut avoir plus d’une brosse dans son sac et que vous savez ce que vous faites. N’en parlons plus. Tout de même, inviter à la construction d’un monument en précisant que c’est pour rire, le temps d’une grande vacance, c’est courir le risque d’une fâcherie au vernissage. J’arrête. Je ne veux pas vous mettre en difficulté. D’autant que j’ignore tout de vos intentions. Et si toute l’opération avait été conçue dans le but de rencontrer Juju de façon exclusive ? Et si c’était votre fatuité à vous de vous rapprocher de la meilleure sportive wallonne du moment ? L’on pense inévitablement à Louis Michel et Marc Wilmots, encore que, pour une série de paramètres, vos motivations aient des chances de différer. Je ne veux rien insinuer[1]. Et d’ailleurs Madame Henin-Hardenne est mariée et heureuse en ménage. Il n’empêche : si votre lettre lui tombe dans les mains, à Juju, elle est en droit de la trouver discriminatoire. Non à titre personnel mais collectif. Il est à penser que, aux États-Unis, une quelconque association de sportifs vous réclamerait des dommages. Ce n’est pas parce que vous avez la tête au-dessus de vos jambes que celles-ci valent moins que celle-là. D’ailleurs vous avez de très belles jambes, Jacques, que vous devriez davantage mettre en valeur. D’ailleurs aussi – c’est malin et c’est trop tard – en écrivant ceci et partant de la présomption raisonnable qu’un exemplaire de cet opus sera en effet offert à la sus-citée, je vous ai découvert. Sauf à refuser de me publier ou, pire forfait encore, à me censurer. Il va falloir choisir entre moi et Madame Henin. Je saurai à la prochaine parution où votre cœur a penché.

Ceci dans l’hypothèse de votre ébranlement personnel pour la plus célèbre des Rochefortoises. Avant c’était Amand Dalhem, le papa du festival du rire, dont on ne parle plus beaucoup (Grevisse laisse, je crois, la subordonnée libre de choisir ici son substantif). Mais il existe une alternative très attrayante à cette hypothèse dite « sportivo-émotionnelle ». C’est l’hypothèse « wallonne ». Vos hautes fonctions déjà évoquées n’iraient pas sans quelques contraintes politiques. Je ne sais pas si, comme on le rapporte, vous avez réellement déjeuné avec Jean-Claude Van Cauwenberghe – vous savez l’artiste (avez-vous vu sa vache Galerie de la Reine cet été ?) – pour fixer les quotas littéraires wallons à l’exportation ; mais je suis certainement inquiet d’apprendre que Cucublabla vous aurait menacé au dessert de sa fourchette en exhibant les performances des écrivains de Flandre. Vous avez cédé et promis de ne laisser peindre qu’un côté de la montagne. Une face du miracle. Rendez-vous compte seulement que, avec le sien paternel, si Kim avait été wallonne, elle vous aurait permis de faire d’une pierre deux coups : le foot et le tennis en un seul numéro !

Mais venons-en aux « fortunes de la vertu » : « Justine ou les fortunes de la vertu », dites-vous. Nouveau slice ! Je glisse sur Sade et les frétillements d’usage à l’évocation de son nom. Je passe sur le décompte de l’argent gagné à la minute. Il tombe sous le sens statistique que gagner un jour Roland-Garros représente une tâche beaucoup plus difficile, lorsque, du haut de ses six ans, l’on se propose un défi universel, que de devenir prix Nobel de physique. Simple rapport d’élus à appelés. La vertu dont il s’agit – on est d’accord là-dessus, je pense, en dépit de la formulation de votre propos – c’est la virtù du condottiere renaissant et par-delà celle d’Alexandre le Grand, à savoir d’abord et avant tout l’invincibilité sur le champ de bataille, marque tangente que l’on est aimé des dieux. Justine possède la virtù, même si – vous l’aurez noté – elle dédie moins ses victoires au Très-Haut que les sœurs de Los Angeles. Et que l’on n’essaye pas de me faire avaler que la référence à la mère disparue, vers laquelle s’élève la plupart de ses succès, procéderait d’un syncrétisme évoquant fortement la Vierge Marie.

« Brune, fort vive, une belle taille, des yeux noirs d’une expression prodigieuse, de l’esprit et surtout cette incrédulité de mode qui, prêtant un sel de plus aux passions, fait rechercher avec bien plus de soin la femme en qui l’on la soupçonne », Justine retourne les pêches, distribue les pruneaux et envoie aux fraises. Avec sa casquette de marchande de glaces, sa bouche tendue par la rage de vaincre – d’où petite rupture de symétrie qui fait la beauté des femmes wallonnes (dixit Marcel Moreau dont j’emboîte le raisonnement) –, ses belles jambes de grenouille et sa façon de croquer sa lèvre inférieure quand elle est au canon, Justine incarne comme jamais personne ne l’avait osé le génial slogan de sa terre natale : « une ardeur d’avance ». Bûcheronne des courts, reine de l’essartage des tableaux qualificatifs, Justine cogne, encore et encore, avec méthode et résultat, le râle des poupées russes en moins. Dommage pour les fantasmes, troussés si possible, dont on sent, mon cher Jacques, qu’il vous plairait d’en voir éclore quelques-uns dans ce numéro.

Enfin que vous dire, moi qui juge plus prudent de servir « à la cuillère » ? Que, derrière la fierté du terroir (saveur que je goûte peu) et derrière l’émerveillement unanime pour la beauté du geste pur (j’y suis très sensible), Justine Henin-maintenant-Hardenne (c’est-à-dire, comme je l’écrivais il y a un instant, Justine-une-ardeur-d’avance) occupe une place à nulle autre semblable dans mon temple des qualités : celle d’une très jeune femme, marquée doublement par la tragédie et le triomphe (qui n’est pas bête moins féroce), que j’ai vu mûrir à coups d’interviews. Un chemin de trente ans pour la plupart d’entre nous accompli en moins de vingt-quatre mois. Et, ainsi, comme vous, mon cher Jacques, je la trouve très belle.

[1] Le vrai bonheur sémantique, ce serait – mais non, l’œil me mouille – une idylle entre big Loulou et small Juju.

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