Nos heures sont des minutes

Lorsque nous désirons savoir

Et des siècles quand nous savons

Ce qui se peut apprendre.

 

Antonio Machado

 

Il était une fois, dans un lointain pays, un bon roi qui se lamentait : on ne le tenait jamais au courant des affaires du royaume. Les comtes, disait-il, lui en contaient de belles, les barons le barraient, les ministres le minaient. Il avait bien essayé de parcourir ses terres, déguisé en moine, mais il avait dû maintes fois relever sa cuculle et prendre ses jambes à son cou dans les rues sombres des villes. Un beau jour, ayant appris qu’un petit garçon accomplissait des miracles, il le fit mander au palais.

− Petit garçon, dit le roi, je voudrais savoir ce qui se passe en mon royaume à chaque heure du jour. Pourrais-tu réaliser ce vœu ?

− Bien sûr, Sire, répondit le petit garçon.

Soudain le roi sentit ses oreilles et ses yeux grandir, grandir. Alors il vit tout, entendit tout ce qui se tramait dans son royaume : les ministres se disputaient, les courtisanes jasaient, les domestiques intriguaient, les savants péroraient, les écrivains se grattaient le nombril avec un bruit d’enfer, les bébés pleuraient, les cloches de mille villages sonnaient l’angélus, les manants rotaient, les manantes jacassaient, dix mille loups croquaient dix  mille brebis dans dix mille prés, cent mille coccinelles gobaient cent mille pucerons sur cent mille boutons de roses. Sans compter toutes ces âmes serviles qui devant lui s’inclinaient jusqu’à terre et qui, une fois le dos tourné, disaient de lui pis que pendre. Et tout cela faisait un insupportable vacarme : grouillements, chuintements, crachotements, craquements, craquettements, crissements, grincements, ricanements, grondements, hurlements…

− Arrête, arrête ! dit le roi, j’ai mal à la tête ! Toutes ces visions, tous ces bruits m’assaillent comme une armée de reîtres dans une ville à sac. Fais cesser ce sortilège, petit garçon, je t’en supplie !

Et le petit garçon fit ce qu’on lui demandait. Le roi retrouva son calme et décréta : « Il n’est pas possible à l’homme de tout voir et de tout entendre à la fois. J’y renonce. D’ailleurs, je n’ai pas le pouvoir d’intervenir partout en même temps. Ce pouvoir, seule la richesse pourrait me le donner. Ah, si j’étais riche, si j’étais fabuleusement riche, je pourrais distribuer mon or et mon peuple trouverait le bonheur ! Pourrais-tu réaliser ce vœu ? »

− Bien sûr, fit le petit garçon, à qui personne, au grand jamais personne, n’avait promis la fortune.

Et le roi se retrouva au pied d’un paquet d’or. Qui devint un pont d’or. Qui devint un mont d’or. Qui devint une montagne d’or tellement gigantesque qu’elle ensevelit le palais. Des rivières d’écus débondaient par portes et fenêtres. Les pièces d’or se répandaient au pied des murailles comme feuilles mortes sous un arbre.

Il fallut creuser des douves, élever de nouveaux remparts, lever des armées pour tenir à distance les foules qui se ruaient sur le magot. Le roi résolut alors de gérer lui-même ce pactole, le temps que ses sujets apprennent l’art d’user modérément des biens temporels.

Mais son or donnait tant de travail au monarque qu’il ne trouvait plus le repos. La nuit, il rêvait qu’il était  condamné à compter une par une les pièces de mille montagnes d’or. Il ne mangeait plus depuis qu’il s’était cassé les dents à mordre les écus. Son teint devint jaunâtre. Il délaissa ses courtisanes  qui languirent à en mourir. Elles se voûtèrent bientôt sous le poids de leur parure d’or.

Alors le roi tomba gravement malade et promit de donner toutes ses richesses au guérisseur qui lui sauverait la vie.

− J’ai mal à la tête, j’ai mal à la tête, gémissait le roi.

Ce fut le petit garçon qui guérit le roi. En faisant disparaître tout l’or du royaume.

La fortune ne compte pour rien, c’est la connaissance qui importe à l’homme, dit le roi. Petit garçon, je t’en prie, donne-moi la connaissance.

− Qu’entendez-vous par là, Majesté ? dit le petit garçon.

− Je veux dire : la connaissance des fins dernières. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Y a-t-il quelqu’un là-haut ?

− Cela fait un gros paquet de vœux, dit le petit garçon à qui jamais, au grand jamais, on n’avait promis la connaissance. Mais en me concentrant très fort, peut-être parviendrai-je à accomplir ce vœu puisque toutes ces questions se tiennent par la main.

Il y eut alors un grand éclair et le roi reçut l’illumination tandis qu’un chœur d’anges invisibles entonnait un extrait choisi des Onze Mille Vierges de Hildegard von Bingen. Alors, le roi sut d’où il venait, qui il était, où il allait et s’il y avait quelqu’un là-haut. Désormais il ne croyait plus,  il savait ; il n’espérait plus : aucun espace ne subsistait entre son espérance et ce qu’il espérait. Par charité, il retint la Vérité par-devers lui, se bornant à consigner ce qu’il avait appris dans une lettre cachetée qu’il fit remettre à une nonne portugaise.

Mais bien vite le secret lui devint insupportable. Il se désintéressait de tout. Plus de mystère à percer, plus d’énigme à élucider, plus de questions à poser. Tout était dit.

Il se complut dans un mutisme effrayant et devint inerte, amorphe, apathique. Il ne riait plus : ce qu’il avait appris n’était pas drôle. Il ne pleurait plus : ce qu’il avait appris n’était pas triste.

La cour ne parvenait pas à lui arracher une parole. C’est à peine s’il parvenait encore à poser sa bague sur le sceau royal. Les médecins le soumirent aux saignées et aux lavements. Les astrologues se perdirent dans son horoscope qui était devenu transparent comme un rayon de lune. Les mages multiplièrent les abracadabras. Rien n’y fit.

De guerre lasse, on fit mander le petit garçon.

En sa présence enfin, le roi parla.

− Je sais désormais pourquoi je suis sur terre, dit le roi. Pour trouver le bonheur et rendre mes sujets heureux. Mais je ne puis être heureux si un seul de mes sujets souffre. Pourrais-tu nous donner la joie, à moi et à mon peuple ?

− Cela je ne le puis, répondit l’enfant à qui jamais, au grand jamais, on n’avait promis le bonheur. Comment connaîtriez-vous votre bonheur si le malheur n’existait pas ?

− C’est vrai, dit le roi. Il faudra que je me sacrifie. Puisqu’il faut conserver un malheureux, je veux bien être celui-là. Je serai malheureux mais j’aurai toutes les raisons d’être heureux car tous mes sujets nageront dans le bonheur. Pourrais-tu réaliser ce vœu ?

− Bien sûr, dit tristement le petit garçon à qui jamais, au grand jamais, on n’avait promis le bonheur.

Et ainsi fut fait. Le royaume tout entier retentit de rires, de soupirs d’extase, de cris de plaisir. On s’en donnait à cœur joie. C’était un temps de kermesses breughéliennes, de foires et de carnavals, de fêtes et de bals. C’était un temps de parfaite insouciance. Certes, on fréquentait encore les églises : les hommes ne savaient toujours pas d’où ils venaient, qui ils étaient ni où ils allaient, mais ils croyaient ferme au paradis pour tous et, dans les cathédrales, les chants grégoriens prirent des allures sautillantes tandis qu’aux frontons rehaussés de couleurs, les saints et les anges souriaient.

Seul le roi malheureux contemplait les hommes et les choses, tout secoué de sanglots longs. Il pleurait des rivières. Il mouchait des torrents. Il aurait fait peine à voir si ses sujets avaient encore été capables d’éprouver de la peine.

− Réjouissez-vous, Majesté ! Tout est pour le mieux, tout baigne, la vie est belle, youppie ! lui répétaient-ils sans cesse.

Ils l’invitaient à leurs fêtes, lui baisaient les pieds et les mains, l’entraînaient dans leurs farandoles, le gavaient de mets, l’abreuvaient de vins gouleyants. Rien à faire, les sanglots royaux redoublaient.

Le roi faisait tache. On le détrôna. Au cours d’une grandiose cérémonie, on le remercia entre deux alléluia et on l’emmena tout larmoyant en grande pompe dans un endroit clos où les pensionnaires riaient plus fort encore que les autres, sauf quand ils se prenaient pour le roi.

Sa Majesté mourait de chagrin. Elle voulut voir le petit garçon. Elle dut remplir dix formulaires intitulés « demande de visite » où on l’invitait à s’identifier, à préciser les nom, prénoms et adresse du visiteur, l’objet de l’entretien sollicité et bien d’autres détails encore.

Quelques semaines plus tard, on l’attendait au parloir.

− Petit garçon, dit le roi déchu, tu as exaucé jusqu’ores tous mes vœux les plus fous. A présent, je me meurs de chagrin tant j’ai mal à la tête. Fais que tout redevienne comme avant, je t’en supplie à genoux ! Ma croix est bien trop lourde pour un seul homme !

Mais le petit garçon, rayonnant de bonheur, contemplait stupidement la détresse de celui qui avait été son souverain. On aurait dit qu’il regardait un poisson rouge dans un bocal. Le roi se sentit devenir transparent comme ces mendiants que les passants croisent sans prétendre les voir.

Et puis, à bien y regarder, le monarque désormais sans couronne réalisa que celui qui se tenait devant lui était devenu bien grand pour un petit garçon. Avec le temps, l’enfant s’était transformé en un jeune homme bel et grand qui lui répondit avec un tutoiement qui crissait comme une craie malmenée sur un tableau :

− Tu m’as demandé l’omniscience et je te l’ai donnée. Tu n’en as plus voulu, je te l’ai retirée. Tu m’as demandé la fortune et je te l’ai donnée. Tu n’en as plus voulu, je te l’ai retirée. Tu m’as demandé la connaissance et je te l’ai donnée. Tu n’en as plus voulu, je te l’ai retirée. Tu m’as demandé le bonheur de ton peuple, quitte à en payer le prix, et je le lui ai donné. Mais jamais, au grand jamais, tu ne t’es inquiété de mes rêves à moi, de mes rêves d’enfant. Pourtant ils n’étaient pas bien ambitieux, mes rêves ! Un seul geste de toi eût pu les exaucer. Je ne désirais pas devenir omniscient, je cherchais simplement des bribes de savoir. Je ne poursuivais pas la fortune, mais juste de quoi vivre sans trop me préoccuper du lendemain. Je n’aspirais pas à la révélation, il me suffisait de talonner mon Graal. Je ne prétendais pas au bonheur : je me serais contenté de quelques grandes joies et d’un maigre troupeau de plus petites. Mais, par ton prodigieux sacrifice,  tu nous as offert la félicité. Tout ton peuple rayonne. Ma famille ne ploie plus sous le fardeau. Le dos de mon père, quand il revient des champs, n’est plus couvert d’écume comme ces chevaux éreintés par un galop trop long. Et moi je suis heureux, je vis dans un rêve. Et tu voudrais que nous en revenions à la vie pénible d’avant, au temps des malheurs et des miracles, pour assécher les pleurs d’un seul homme ?

Le monarque répliqua :

− Soit, je mourrai de chagrin. Et plus personne jamais ne saura ce qu’est le bonheur.

− Cela nous changera peu. Avant nous connaissions la joie, mais nous ne savions pas ce qu’était le bonheur. A présent, nous le savons. Demain, nous l’aurons oublié. Mais nous vivrons heureux et nous aurons beaucoup d’enfants (dit le jeune homme bel et grand en prenant congé).

 

Le roi déchu pleura beaucoup. Mais cette nuit-là, il dormit comme un charme. Avant de sombrer à nouveau dans la tristesse, il eut juste le temps de crier au miracle. Le petit garçon – ce qui subsistait du petit garçon dans le cœur du jeune homme bel et grand – avait réalisé le seul vœu qu’il pût encore exaucer : il lui avait rendu ses rêves.

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