Les armées allemandes envahirent le royaume de Belgique, dont la neutralité était garantie par les grandes puissances de l’époque, le 4 août 1914, par la frontière de l’Est, un patelin appelé Gemmenich. Lequel fait maintenant partie de la commune de Plombières, dans le Nord de la Province de Liège, à quelques kilomètres de la frontière avec les Pays-Bas. Le premier soldat belge que les envahisseurs tuèrent sur leur chemin était un cavalier appelé Fonck, qui a donné son nom à une caserne située à Liège, en bordure du quartier d’Outre-Meuse.
À Strivay, hameau de la commune de Plainevaux, à quelque vingt-cinq kilomètres de Liège, on a dressé une stèle en l’honneur du premier officier belge tué le 5 août 1914. Il s’agit du baron Merten de Herne, qui commandait ce jour-là un escadron du deuxième régiment des lanciers. Strivay, qui se trouve pas loin du lieudit Hoûte si ploût (« Écoute s’il pleut »), fait actuellement partie de l’hinterland cossu de la ville de Liège, lieu de résidence pour professions libérales et dirigeants d’entreprises. On suppose que l’endroit était déjà huppé au début du xxe siècle, quand y habitait la famille du baron Merten de Herne. Les lanciers belges, on s’en souviendra, se couvrirent de gloire quelques jours après la mort du baron, le 12 août, quand deux mille d’entre eux, assistés de quatre cents carabiniers cyclistes, mirent en déroute une troupe allemande trois fois supérieure en nombre, composée de uhlans. Ce fut sans doute la dernière bataille rangée de cavaliers en Europe. Le lieutenant général De Witte, qui commandait les troupes belges, fut plus tard fait baron De Witte de Haelen, du nom de la commune près de laquelle eut lieu la bataille, devenue Halen, sortie 25 sur l’autoroute A2, pas loin de la ville de Diest.
Le baron, dont j’ignore le prénom, fut tué vraisemblablement alors qu’il se trouvait à cheval, dans son uniforme composé d’une tunique bleu foncé et d’une culotte blanche. Il portait sur le chef un chapska à la polonaise, une espèce de casque surmonté d’un carré sur pointe, que portèrent aussi les lanciers français sous le Second Empire. On trouve une représentation d’un membre de cette troupe d’élite à la rubrique « Belgique » du Larousse universel en deux volumes, édition 1920 (celle que je possède, précieux héritage de ma grand-mère paternelle), à la page 222 du premier volume. Le baron Merten de Herne fut-il un héros ? Est-il mort le sabre à la main, alors qu’il chargeait, à la tête de son escadron, les troupes ennemies ? A-t-il été tué à l’arme blanche, sabre ou lance, ou d’une balle tirée à bout portant, à moins qu’il ne s’agisse d’une rafale de mitrailleuse ? Je ne sais pas si l’histoire le dit, et si elle le dit, je n’en ai pas pris connaissance, n’ayant rien d’un rat de bibliothèque, et mon ordinateur étant resté muet, ou plutôt blanc sur le sujet.
Comment la mort du baron fut-elle annoncée à madame la baronne ? Son corps fut-il ramené à la demeure conjugale ? À moins qu’il n’ait eu droit qu’à une sépulture de fortune, dont il ne fut extrait qu’après la guerre pour être transféré dans le caveau familial ? Du reste, je ne suis pas certain qu’il était marié. Chef d’escadron, il était assez âgé pour l’être, mais peut-être avait-il préféré les plaisirs de la garnison aux morosités du couple ? Je suis peut-être inamical en parlant de morosités car, pour être officier, on n’est pas interdit de véritable passion pour son épouse.
J’ai un peu rêvé devant la stèle érigée à Strivay, tentant d’imaginer la vie d’un noblion faisant le métier des armes à cette époque, pas loin de cette ville de Liège qui était alors un des plus hauts lieux de l’industrie sidérurgique. On se représente une existence de provinciaux pas nécessairement tous très fortunés, avec des « gens » plus ou moins stylés, des frous-frous de robes en taffetas sous les frondaisons d’un parc, à la manière d’un tableau de Monet, des séances de chant imposées à des auditeurs ennuyés par des dames de la bonne société, du genre de Mme Verdurin mais sur un pied plus petit. Le baron préférait peut-être la compagnie des chevaux et de ceux qui les montaient. Officier, il avait droit à une ordonnance, qui se mettait aussi, quand on le lui commandait, au service de Madame. Et peut-être plus, si affinités, mais ici je délire un peu, et me laisse emporter par des rêveries polissonnes. Quoique… Si le baron tringlait les bonniches, pourquoi Madame, à son tour, ne se serait-elle pas fait tringler par un robuste cavalier flamand amateur de peaux bien blanches ? Sans compter le côté revanche de classe.
C’est qu’en ces temps les distinctions de classes, et les distances qui les accompagnaient, étaient encore impérieuses dans un royaume devenu dixième puissance économique mondiale. La classe ouvrière était remuante, parfois révoltée, et à l’occasion on lui tirait dessus. Monsieur le baron approuvait-il que l’on réprimât durement les insurrections des crapuleux en casquette ?
Ce 5 août, il était simplement appelé par son devoir. Sans doute était-il un vrai patriote ; Il avait de bonnes raisons de l’être, face à un envahisseur qu’on n’avait pas sonné. Les intrus, on les chasse et l’indignation est légitimement vertueuse. À les chasser, il arrive qu’on risque sa vie. Ce que fit le baron ce jour-là, et ce risque se transforma en réalité. Il mourut, et au pied de la stèle qui rappelle cette mort, comme sur les tombes de tous les combattants de cette guerre si meurtrière, j’ai déposé en pensée des fleurs. Qui ne sont pas de rhétorique.