La villa s’appelait Zonneschijn. C’était une des plus anciennes de Coxyde. Construite au début du siècle, elle était complètement ceinturée de dunes. Cette protection naturelle lui avait valu de servir de quartier général à l’armée allemande durant la Première Guerre mondiale et de rééditer cet exploit lors de la Seconde. Mais cette fois les dunes s’étaient creusées d’un blockhaus, resté intact après le départ des envahisseurs. Lieu interdit à toute exploration, ce blockhaus, béant et noir, encore truffé de mines car des mines il en restait partout à l’époque, donnait à nos jeux d’enfants un goût de mort et de sable. Les barbelés, à travers lesquels on voyait s’éloigner vers la plage les pensionnaires du sanatorium voisin, encerclaient la villa et les dunes. Mais nous n’étions pas plus prisonniers que les lapins qui sautaient dans les ajoncs. Le blockhaus, les terriers innombrables, nos cachettes dans les argousiers suffisaient à l’évasion. Une drôle d’évasion cependant : le paysage était troué, dévasté. D’une guerre à l’autre, le littoral belge a mis longtemps à se relever de ses blessures. Et dans la décennie qui a suivi la guerre, les airs de kermesse de Coxyde, ses moulins en celluloïd colorés, ses aubettes de Photo Hall, ses crochets radiophoniques qui rassemblaient des foules sur la place de l’Horloge, ne sont jamais parvenus à masquer totalement le goût crissant de la mort dans les tartines, le contact crissant du sable humide quand le pied s’y enfonce, insupportable comme la craie qui griffe le tableau noir.

J’ai gardé, jusqu’à ce jour, l’empreinte de cette guerre. Mais j’ai trouvé l’antidote. Quand la panique monte, je m’allonge sur le sol, et elle recule, comme une vague qui retourne à son lit. J’appartiens à la terre. Elle me protège. Il suffit que je la touche des épaules pour que la meute de mes rêves s’évanouisse dans la nuit. À la campagne, la clarté et les ombres, ces aubes interminables et ces soleils qui s’enfoncent comme des masses — et la nuit est là, brusquement quand on ne l’attendait pas —, à la campagne, je suis moi. À la mer, je suis une orpheline.

Mon beau-père avait un frère jumeau, comme lui blond et élancé. La villa appartenait à leur famille. C’étaient des Gantois, de la petite bourgeoisie, parfaitement bilingues, parlant le flamand entre eux mais se piquant de français dans les conversations. Ma mère devait faire partie de ces conversations, car après son remariage, nous avons tous été élevés en français. Les jumeaux, au cœur fragile malgré leur corps athlétique, avaient échappé à l’enrôlement dans l’armée. La guerre de 40 n’avait été pour eux qu’une parenthèse. Et sans ma présence obstinée, le bref mariage de ma mère avec un jeune résistant n’aurait été qu’une parenthèse de plus. Ils jouaient tous les quatre au tennis, radieux et insouciants.

De la guerre je n’ai d’abord connu que les dunes et le silence. Un silence aussi béant que la gueule du blockhaus. Aussi profond que la mer. Ce silence liquide, perfide, qui s’insinue en rigoles, qui s’étend, qui se creuse, ce n’est pas une flaque, c’est un gouffre. Il me paralysait. Il me vidait. J’étais une fillette fragile, névrosée. Avec, dès la petite enfance, des crises de nerfs qui bouleversaient toute la maison. Quand l’agitation quotidienne fléchissait, qu’on cessait d’épousseter, de faire les lits, de cuisiner ou de manger, quand j’étais supposée me reposer ou m’endormir, la mécanique de mon corps se déréglait. Mon cœur se mettait à battre, non pas plus vite, mais plus fort. Il se synchronisait progressivement au mouvement pendulaire de l’horloge dans le salon. De plus en plus fort jusqu’à faire éclater ma poitrine au moment où les deux rythmes se rejoignaient. Ma respiration naturelle se bloquait et je devais inspirer et expirer consciemment. C’était épuisant et à un moment donné, je lâchais prise et j’attendais la mort. Mais rien ne se produisait. Si, le néant.

Affolée, je me mettais à hurler : « Je peux vivre sans respirer ! Je peux vivre sans respirer ! » La bonne accourrait et appelait ma mère. « Cette petite est si nerveuse. Elle file un mauvais coton », marmonnait-elle.

J’ai cru longtemps que ma passivité devant la violence venait d’une enfance chaotique. D’un viol, de gifles perdues, dans un climat d’inceste et de mains baladeuses. Car la photo de ces deux couples sportifs échangeant des balles avec des raquettes en boyaux de chat, s’était écornée depuis longtemps, en même temps que les familles s’agrandissaient. La villa trop pleine se chargeait de lits d’appoints, prête à éclater. Il était difficile aux enfants d’échapper à tous les dangers. Moi j’avais pris le pli de disparaître. De me taire. Plus tard, il y a eu ces hommes qui me frappaient systématiquement et que je laissais frapper. J’ai cru longtemps que tout venait de là. Mais en fait, quand je remonte en arrière, je hurlais bien avant qu’on ne me touche. Quelque part, là-bas, entre ce ciel bas et cette mer noire, dans ce paysage désolé, dès l’enfance, dès l’origine, je me suis vidée. Je suis de la génération qui n’a pas connu la guerre, mais qui l’a absorbée comme un trou noir. Je la flaire, je la reconnais de loin.

Chaque guerre a son empreinte. 14-18, tranchées et gueules cassées, une bouillie d’os et de sang. Une guerre sans anesthésie. 40-45, la Shoah et des cheminées qui fument dans un paysage glacé. Ce ne sont pas des stéréotypes mais une identité déclinée de mille manières, à travers tant de livres et dans tant de souvenirs qu’on finit par croire qu’elle est unique. Et par conséquent finie. Point final et Jamais plus. Pourtant le Jamais plus n’est qu’un sarcophage pour nos morts. Pas pour la guerre. À peine se termine-t-elle que la suivante est déjà en embuscade ; elle s’esquisse et si le dessin manque encore de précision, il progresse. La seule question est : quelles mutations et quels invariants ? Quelle sera l’empreinte ?

On peut dire déjà : nous n’aurons plus ni tranchées ni chambre à gaz. On ne retournera pas en arrière. Mais peut-être la guerre est-elle déjà là. Il ne vous a pas échappé qu’aujourd’hui, il n’y a plus de formalités surannées, de véritable déclaration de guerre. On frappe avant d’être agressé. L’OTAN a d’ailleurs entériné la doctrine des frappes préventives. Et le devoir de protéger s’est transformé subversivement en droit d’ingérence. Humanitaire, certes, mais ingérence tout de même. Une ingérence subtilement dosée et qui tient la distance. Pas question de s’y frotter de trop près.

La guerre de 14 avait été un corps à corps, avec des baïonnettes et des grenades. Avec ses gaz moutarde qui ne faisaient pas dans le détail. Un artisanat de masse, en somme. C’était aussi une guerre familiale, où chaque enfant, chaque femme, participait à sa manière à l’effort patriotique. La Semaine de Suzette publiait des patrons pour habiller la poupée Bleuette en infirmière et même Bécassine s’engageait sur le front. C’était une guerre de sentiments, où la haine du Teuton, entretenue par la propagande, se mêlait à la vénération des héros. C’était une guerre avec une armée de conscrits. Chacun homme pouvait un jour être appelé à combattre. C’était une guerre au sol, d’une promiscuité douteuse avec l’ennemi. Il devenait ensuite plus difficile de l’éliminer. C’était une guerre si proche que son ineptie éclatait aux deux parties : fallait-il vraiment s’entre-tuer ? Aujourd’hui, on se pose moins de questions. On frappe à distance des ennemis anonymes et invisibles. Les guerres s’exportent. Les ordres se télécommandent. La guerre est devenue une spécialisation et les armes, des bijoux de technologie. Les satellites sélectionnent les meilleures scènes de crimes et les drones font le sale boulot. Aujourd’hui, les soldats professionnels se distinguent mal des mercenaires qui leur font face. Et les armes de destruction massive qui avaient fait trembler la planète ne sont plus guère employées. On ne peut répéter sans risque Hiroshima ou Nagasaki. Mais des avions de ligne s’abattent sur New York New York, et ramènent la charpie et les flammes. Une bombe artisanale, fabriquée à partir d’Internet, fait exploser une gare et ses passagers. Sans armée et sans armes, on peut encore faire chavirer le monde. Un ayatollah iranien déclarait récemment à Téhéran : « le Pakistan a deux bombes nucléaires : l’une, traditionnelle ; l’autre, son million de fanatiques. » Car chaque homme, chaque femme est une bombe potentielle. Chaque objet est une arme qui s’ignore. Tout est dans l’usage. Avant la guerre de 2003, les sanctions dites intelligentes qui frappaient le peuple irakien, interdisaient d’importer des crayons, car ceux-ci contenaient des mines de plomb ; interdisaient d’importer des machines à coudre car elles pouvaient servir à fabriquer des uniformes ; interdisaient d’importer du papier, pour éviter qu’il se transforme en tracts et en affiches. Depuis l’attentat du
11 septembre à New York, les pinces à épiler sont toujours interdites dans les avions de ligne aux États-Unis et en Europe. Quelle sera l’empreinte de la nouvelle guerre — la haute technologie ou la pince à épiler ? Les frappes chirurgicales ou la charpie ? Le drone ou la machette ? Ou plus vraisemblablement les deux dans une guerre asymétrique entre riches et pauvres, où il ne saurait y avoir ni vainqueurs ni vaincus.

Même si la guerre change de visage, même si on tente d’en atténuer l’horreur, elle revient. Comme ces rêves, répétitifs qui ont hanté mon enfance. Des rêves de mer, des rêves de feu, des rêves de loup. Les mêmes rêves, des centaines, des milliers de fois, avec des variantes légères. Parfois la mer au lieu de se soulever dans son lit, devenait un volet, immense qui s’avançait sur la plage, bloquant toute échappatoire. Parfois le loup était seul, parfois c’était un chien, parfois une meute. Quant au feu, il me poursuivait toujours dans des boyaux métalliques où ma peau collait aux parois chauffées à blanc

Quand la mort peut surgir d’individus qui nous ressemblent, d’objets quotidiens détournés de leur usage, frapper préventivement relève de la gageure. On ne connaît ni l’ennemi ni l’arme. Cette incertitude a secrété des systèmes d’intelligence complexes. Ils s’appuient sur une montagne de données satellites, sur un espionnage à large échelle et sur des systèmes d’information particulièrement discrets. Qui paradoxalement génèrent leur propre transgression : les Assange et les Snowden et leurs disciples anonymes, sont les chevaliers de la transparence totale. Ils appartiennent parfaitement au système.

Les deux jeunes couples jouaient au tennis dans des tenues immaculées que la belle-sœur confectionnait sur sa machine à coudre dans le couloir de la villa. Très mince, avec un visage pur, à la Audrey Hepburn, elle était toujours tirée à quatre épingles et faisait bénéficier ma mère de ses talents. À cette même époque, Juliette Greco et Boris Vian s’éclataient dans les caves de Saint-Germain-des-Prés et ma mère avec une petite bouche dédaigneuse les taxait d’« existentialistes ». Ce mot mystérieux qui fleurait la débauche me faisait rêver. Ailleurs, derrière une porte coulissante, il y avait une vraie vie. Ailleurs tout était différent. Je le pressentais sans pouvoir encore mettre d’image sur cet ailleurs. Mais l’été où ma mère fermait la parenthèse de sa guerre, il n’était pas question de s’éclater, de brûler la chandelle par les deux bouts ni même d’un quelconque devoir de mémoire. Ma mère ne parlait ni de mon père, ni de la Shoah, ni de politique : elle refaisait sa vie, comme en 14-18 sa mère avait poursuivi la sienne, avec ces magnifiques œillères de la bourgeoisie qui s’ignore. De mon père, jamais un mot. Simplement un : « Ma fille, n’épouse jamais un fils d’ouvrier ! » Comme sa mère lui avait dit autrefois : « Ma fille, n’épouse jamais un Flamand. » Triste oraison funèbre pour un mort de vingt-cinq ans.

On apprend, quand on survit, à se servir de ses infirmités. Je suis maladivement encline à détecter les mécaniques qui s’enclenchent. Les systèmes inquiétants qui se mettent en place, suivant des patterns familiers. Je suis un radar infaillible, mais qui devine le mur sans pouvoir l’éviter. Une vague impression de cauchemar éveillé. Une vague envie de hurler : il flotte dans l’air une odeur de gémellité. Et donc d’imposture. Une violence latente. Derrière les sourires affichés. Je guette le moment où cela va basculer. Car c’est ainsi que cela se passe. Toujours. J’appelle cela, la Grimace. La Grimace, c’est quand tout à coup, l’image d’Épinal — les quatre joueurs de tennis par exemple, en cette fin d’après-midi des années cinquante — s’écorne comme une photo qu’on jette dans les flammes. Le sourire des joueurs se déforme, leurs jambes se tordent, les chaussettes blanches noircissent, les visages ricanent — jusqu’à ce qu’une gifle parte. Le baiser brûle. La narine palpite, incontrôlable. Et les mains. Les mains. Et ma mère, immobile devant la porte ouverte. Du moment que ça reste en famille. Du moment que ça reste en famille. Je reconnais la violence des hommes à la narine. À sa palpitation nerveuse. C’est un bon indicateur. À la nervosité de leurs mains aussi. Mais à quoi reconnaît-on les mères maquerelles ? La grimace, c’est chaque fois que le rideau est tombé sur un acte de ma vie. Exit l’innocence. La mienne et celle de ces lapins de dunes, qu’étaient mes nouveaux frères et sœurs, tout aussi déboussolés que moi. Et sans doute, plus piégés encore, car ils n’avaient eux, aucune échappatoire. Moi, si.

La parenthèse qu’ils avaient refermée est alors devenue mon refuge. La réalité était factice. Mais pas la guerre. Elle me traversait d’émotions inconnues. L’orpheline avait un père, une vie secrète. C’était la porte coulissante. Au dehors, je grandissais comme une somnambule, sans repère spatio-temporel, glanant des zéros en géographie et en histoire, brouillée avec les cartes et les dates. Je tournais à l’envers, au sens littéral du terme, je prenais la gauche pour la droite, j’étais dyslexique, et ce brouillage permanent ajoutait à ma myopie. Pour des prédateurs, même amateurs comme il en traînait dans cette famille, j’étais une proie rêvée : une fille paumée, toujours tâtonnante, comme si elle avançait sur un champ de ruines. Comme si elle cherchait la mine sur laquelle sauter. L’horloge du salon ne s’entend pas le jour, son mouvement est quasi silencieux. Mais quand les bruits de la maison s’éteignent, quand le battement de mon cœur rejoint lentement celui de la pendule, quand il s’écrase sur lui comme un météorite, j’explose. J’ai hurlé bien avant qu’on ne me touche, mais la Grimace, l’échappatoire et cette vie à l’envers, c’est lui. C’est eux. C’est elle surtout.

Un jour dans le grenier de ma grand-mère paternelle, je suis tombée sur quatre petits carnets noirs serrés par un élastique. Ils étaient couverts d’une fine écriture au crayon. Tous les espaces avaient été utilisés. J’ai mis quelques minutes à comprendre que c’était sans doute ceux de mon grand-père, dont je savais qu’il avait été fait prisonnier dès les premiers jours de la guerre en 14. Pour un ouvrier, il n’écrivait pas mal. Il dessinait bien également car les gravures à l’encre brune qui ornait les murs de ma chambre étaient de sa main. Il était mort avant ma naissance. D’une cirrhose de foie, avait sifflé perfidement ma mère. Mais les carnets étaient étonnants. Ce n’était pas de la littérature ni de grands moments d’émotion ou de patriotisme. Il n’avait pas à ma connaissance, été menacé d’exécution. Mais l’évolution de son écriture était révélatrice. Comme s’il s’était lentement vidé de son sang.

Les premières pages sont légères. La guerre ne va pas durer. Il reverra bientôt sa jeune épouse. Il raconte dans les détails son voyage en train, lui qui n’avait guère voyagé. Il note les discours de sa hiérarchie, sans trop y croire « ils disent que », il consigne les plaisanteries de ses camarades et les paroles de leurs chansons pour ne pas les oublier quand il sera de retour. Tout ça est nouveau pour lui qui n’a jamais connu que l’usine : c’est la grande aventure. Mais les déplacements à pied sont épuisants et il n’a pas les bonnes chaussures à tige. Et voilà que stupidement, il tombe dans une embuscade, alors qu’il était parti en reconnaissance de terrain. Deux de ses camarades sont tués, lui en réchappe mais il est fait prisonnier. Il va passer toute la guerre en captivité. Ressassant sa malchance. Déjà prisonnier et il ne s’est pas battu. Déjà prisonnier et c’est à peine s’il a vu un blessé. Déporté en Allemagne alors que les autres montent au front. Pendant quatre ans, les notes se succèdent. Régulières mais de plus en plus courtes. Laconiques. Le dernier carnet, celui de 18, ne contient plus que des énumérations : un paquet de biscuit, du sucre, du savon, un gant de toilette. Plus rarement, du tabac. Et une date, toujours. La liste, c’est le contenu des colis que ma grand-mère lui adresse et la date, celle de leur réception. Il n’y a plus que cela qui compte. Mais les carnets ne trahissent aucune haine. Et dans le dernier carnet, le Boche n’est même plus mentionné. Si mon grand-père s’est vidé, peut-être est-ce faute de haine : il ne croyait pas, ou plus en la guerre. À un moment donné, est-ce après l’embuscade, est-ce en captivité, il a dû lui aussi affronter la Grimace. Ce n’était pas une aventure, malgré les chansons, le train et les plaisanteries. Et lorsqu’il est revenu, il s’est mis à boire. En silence mais avec autant de régularité que les billets qu’il écrivait, chaque jour, durant la guerre : pour durer.

Ma grand-mère et lui étaient très pauvres. Il était fils d’ouvrier et ouvrier lui-même. Elle, dentellière, issue d’une famille nombreuse de paysans d’Alost. À cette époque, on mettait très tôt les petites filles à la dentelle, pour qu’elles rapportent un peu d’argent. La dentelle pratiquée était celle de Bruxelles, à l’aiguille, à partir de patrons sur papier-calque. Après la guerre, mon grand-père a eu de la peine à retrouver du travail. C’est à ce moment-là qu’il s’est mis à dessiner à la plume, des paysages ardennais, des ruelles avec des maisons serrées les unes contre les autres. Je les regardais le soir avant de m’endormir, avec le miracle de ces ombres faites de mille traits hachurés. Aucun contour net : l’esquisse se dessinait dans ces lignes brisées presque à l’infini. Mais il dessinait aussi les patrons à partir desquels ma grand-mère travaillait les courbes et les entrelacs par où passerait le galon, les creux qu’elle allait remplir à l’aiguille. Longtemps après sa mort, ma grand-mère allait survivre grâce à son habilité, mais aussi à l’originalité de ses patrons : sa signature en sorte. Quand la guerre a pris fin, le couple s’est ressoudé autour de la naissance d’un fils. Longtemps attendu, le bébé a pris toute la place. Enfant prodige, surdoué, les qualificatifs n’ont pas manqué pour décrire mon père. Ce qui est sûr c’est qu’il a trusté toutes les bourses, toutes les récompenses, siphonné tout l’argent du couple, investi dans une bibliothèque de livres rares, d’éditions originales numérotées, signées de la main de l’auteur. À vingt-cinq ans il laissait derrière lui une bibliothèque d’érudit, des milliers de pages couvertes d’une écriture fine à l’encre violette, une correspondance passionnée avec un auteur sulfureux, une veuve et une orpheline. Et une mère frappée par la foudre.

Quel goût, quelle couleur a le malheur ? À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ma grand-mère avait tout perdu. D’abord son mari, vaincu par la maladie, puis son fils, sans lequel sa vie n’avait plus de sens. Elle s’est donc arrêtée de vivre. Non pas de travailler, mais de parler. J’ai tout fait pour exister à ses yeux, mais en vain. Elle refusait de me voir.

La rupture avec ma mère, qu’elle n’avait jamais aimée, a été totale dès le remariage de cette dernière. Elles ne se sont plus revues. Je prenais seule le train, dès l’enfance, pour rejoindre ma grand-mère en vacances. Sa silhouette noire, décharnée et sa tête de sorcière se profilaient au bout du quai et je me retenais de me jeter dans ses bras. Ma grand-mère n’embrassait pas, elle n’ouvrait pas les bras. Mais sa présence carbonisée, paradoxalement, me rassurait. Comme m’ont toujours rassurée les paysages ardennais, avec leurs sombres forêts de sapins au milieu desquelles elle avait choisi de s’installer, au plus près de l’endroit où son fils était mort. Sa maison était minuscule et entourée de fermes toujours en activité. J’y avais des amis et passais le plus clair de mon temps, avec les galopins du village. Ils m’apprenaient à tirer à l’arc et à faire des acrobaties en mobylette. Quand je rentrais le soir, avec un short trempé de boue et des chardons dans les cheveux, ma grand-mère, qui avait préparé le repas, ne me jetait même pas un regard. Régulièrement elle m’envoyait dans le coin, au bout de couloir et ce pour quelques heures, mais c’était sans relation avec mes frasques et je ne lui en voulais pas. Simplement, elle ne pouvait plus me voir. D’abord, je ressemblais beaucoup à mère. Et puis, la campagne réveillait chez moi une gaîté insolite. Je bougeais trop, je remuais de l’air et je troublais son deuil. Par temps de pluie, quand il devenait impossible de courir dans les prairies trempées, je m’enfermais au grenier et je lisais les livres d’enfants qui avaient appartenu à mon père, des Jules Verne dans les éditions Hetzel, mais surtout l’Île au trésor de Stevenson, qui me jetait dans des transes autarciques où je rebâtissais le monde. C’est au cours d’une de ces équipées que je suis tombée sur les carnets noirs. C’est là aussi que j’ai trouvé les photos de la Libération, celle des camions alliés qui parcouraient les routes ardennaises, après la contre-offensive Von Rundstedt et sur ces photos, des corps étendus au bord des talus, étrangement blancs et partiellement dénudés. Ce trésor était entassé dans une vieille boîte de caramels Mackintosh, sur le couvercle de laquelle une élégante jeune femme à crinoline présente à un élégant hussard une boîte de Mackintosh, sur le couvercle de laquelle on voit une élégante jeune femme à crinoline qui présente à un élégant hussard une boîte de Mackintosh, sur le couvercle de laquelle, etc. J’étais fascinée par le vertige du couvercle bien plus que par le contenu de la boîte. Mais les photos provoquaient malgré tout un malaise. Pourquoi ces gens étendus dans l’herbe ? Et pourquoi tant de camions ? C’était si différent des photos de l’album familial. L’une d’elles en particulier m’intriguait, car elle montrait une jeune femme blonde, de noir vêtue, agenouillée dans une clairière. Autour d’elle, quelques pas en retrait, des hommes, des femmes, à la mine grave. J’ignorais tout, à cet âge, de l’ultime offensive allemande. Je tournais et retournais ces photos aux bords dentelés, sans comprendre. C’est bien plus tard que j’ai saisi le sens de cette scène. Ma tante était venue, à la place de ma mère qui relevait de couches, reconnaître les restes du corps de mon père. Et les sapins, autour du cratère de l’explosion, portaient encore les guirlandes de son corps déchiqueté. La guerre était finie, mais on mourait encore. Toutes les morts sont absurdes, mais certaines plus que d’autres. Qu’est-ce qui avait pris à mon père de retourner là-bas ? La famille de ma mère y possédait une grande maison, que les gens du village appelaient la Villa. Lorsqu’il est entré dans la famille après certaines réserves dues à son origine modeste, mon père a su séduire son beau-père, un linguiste renommé. En épousant sa fille, il est devenu son collaborateur le plus proche. Et quand le linguiste s’est réfugié à New York, avec livres, bagages et enfants, dès que le conflit a éclaté, les nouveaux époux ont fait dissidence. Mon père s’est engagé dans la Résistance et il a donné des cours clandestins à l’université qui avait fermé. Il a gardé la jouissance de la Villa et il en avait fait un point de ralliement pour ses amis. La Villa était grande et isolée dans les bois, c’était un repaire idéal. Mais il était absent quand la contre-offensive allemande a débuté dans les Ardennes et déferlé sur un village qui croyait la guerre finie. Des résistants s’étaient réfugiés dans la Villa et les représailles des Allemands ont été terribles. Ils ont été passés par les armes, les uns après les autres, dans une cave sombre, poussés à la crosse du fusil quand ils ne descendaient pas assez vite l’escalier. La Villa a entièrement brûlé et les alentours ont été minés. Qu’a pensé mon père après ce massacre ? Qu’a-t-il pensé lorsqu’il a su qu’il avait échappé à la mort mais que ses amis y avaient laissé la vie ? Ma mère avait toujours mal supporté ses disparitions soudaines. Combien de fois était-il parti pendant la guerre, sans prévenir, sac à dos sur l’épaule, se disant épris de nature, de randonnées et de nuit à la belle étoile. Or, ce matin-là, quelle excuse a-t-il donnée ? Je venais de naître et déjà il quittait ma mère, en tenue de scout, impatient de s’en aller. M’a-t-il seulement embrassée ? Les fermiers se sont étonnés de le voir s’engager dans les bois en fin d’après-midi. C’était la première fois qu’il revenait depuis la tragédie et le village était toujours en état de choc. L’explosion sur les ruines de la propriété familiale est presque passée inaperçue. C’est un chasseur qui a donné l’alerte au matin.

C’est après, graduellement, que le mythe du héros s’est construit. Bien après, que je suis devenue orpheline de guerre, fille de résistant, et héritière d’un intellectuel promu au plus bel avenir. En fait, sa mort était un stupide accident. Une mine enfouie. Et personne n’a compris comment, en dépit de sa connaissance des lieux, il avait commis cette imprudence. La réalité est toujours fortuite.

Jamais plus et pourtant. La première fois que j’ai mis le pied ici j’ai reconnu cette région. Elle m’a été immédiatement familière. La chaleur, l’air si lourd de parfum et chargé de sable, la poussière qui collait aux vêtements, je les reconnaissais. Étais-je fascinée par la violence latente du Liban ? Mais cette fois, je ne venais pas seulement pour le Liban : je cherchais à retrouver des amis syriens, impliqués dans le conflit. C’était plus facile à Beyrouth qu’à Damas. C’est donc là que nous nous sommes rencontrés. Il était venu directement de Damas, avec une très jeune femme, son assistante, qui est restée silencieuse durant tout l’entretien. J’ai fermé soigneusement la porte de la chambre d’hôtel mais aussi les rideaux. Lorsqu’il s’est mis à parler, la pénombre de la pièce théâtralisait ses paroles, qui sonnaient comme des répliques. Mon traducteur était un homme sûr, mais j’avais hésité à lui demander de rester. Au Liban, les services secrets syriens ne sont pas que des souvenirs. Malgré la barrière de la langue, la sincérité et le courage de cet homme me bouleversaient. Dans l’imbroglio syrien, où tant de vérités partielles s’affrontent, la confiance est primordiale. Parce qu’il me parlait de ses combats quotidiens, parce qu’il bravait tous les dangers pour me rencontrer sans rien demander en contrepartie, parce qu’il voulait convaincre les Russes et les Chinois, parce qu’il refusait de faire couler davantage de sang, parce qu’il ne croyait pas à la guerre, son anglais hésitant m’émouvait jusqu’aux larmes. « Je ne crains rien, disait-il aussi. Je sais que nous allons en sortir. C’est juste une question de temps. La révolution est encore jeune. — Ne prenez aucun risque, ai-je murmuré en lui ouvrant la porte. — Je m’en fiche, a-t-il répondu à voix haute, nous devons tous parler. Sans cela, c’est la victoire du régime. »

Mais après cette rencontre à Beyrouth, il a disparu. Comme tant d’autres, sans laisser de trace. Ce n’était pas le premier qui paye son courage de sa vie. Et ce n’est pas le premier de mes amis qui mouraient. Depuis dix ans, les assassinats se succèdent en Syrie et Liban. Mais cette fois, je suis touchée au cœur. Ai-je servi d’appât ? L’ai-je à mon insu, entraîné dans un guet-apens ? Et qu’est devenue son assistante, toute frêle avec ses boucles noires ? Pendant des semaines, en Belgique, j’ai espéré un signe. Mais au contraire, les nouvelles qui tombent sont de plus en plus noires. La Syrie est une torche qui a embrasé tout le Moyen Orient. La haine et la barbarie se sont emparées du pays et les grandes puissances étrangères se disputent leur influence. Tous les facteurs sont présents pour un séisme à l’échelle mondiale — sauf miracle. C’est un autre miracle qui survient, tout petit celui-là, mais significatif. Le signe attendu depuis des mois advient enfin. J’apprends, par un coup de fil d’un ami qui rentre du Liban, qu’elle a eu des ennuis, après la disparition de son ami. Elle a été rouée de coups, dans la rue, en guise d’avertissement. Puis on l’a emprisonnée pendant quelques jours et relâchée sans explication. Technique habituelle de terreur. Il semble qu’elle soit en train de craquer. Elle ne voulait pas quitter Damas, ne sachant vers qui se tourner, mais elle est prête à présent. Moi aussi. Je prends la décision sur-le-champ. Je pars la chercher. Pendant une semaine je remue ciel et terre pour préparer son arrivée. Je lui trouve une chambre. Une bourse. Le visa d’entrée en Belgique devrait être facile. Mais dès que l’avion a touché le sol, la guerre, qui alourdit l’air et chauffe le tarmac, me saisit à la gorge. Toutes les guerres ont leur empreinte. Celle-ci est faite de gorges ouvertes, de corps suppliciés et gazés. C’est pourtant une guerre à distance. À partir de Ryad, de Doha, de Moscou, de Téhéran. À partir de Washington et si peu à partir de Bruxelles. À partir de Paris. Mais c’est sur cette terre saturée de morts que la tragédie se consomme. À Damas, à Alep, à Homs, à Dera. Il faut que je la trouve. Il faut au moins que je la sauve. C’était son assistante — une fille bien, m’avait-il dit. Il y a quantité de jeunes comme elle, c’est pourquoi nous réussirons cette révolution.

Je suis revenue de la Beeka aujourd’hui, où des centaines de milliers de réfugiés s’entassent dans le froid et la boue, sous des bâches. Chaque famille crée son îlot et ne se mêle pas aux autres. Les femmes portent dans les bras des enfants aux yeux fermés, livides, dont on ne sait s’ils sont encore vivants. Ni eau ni nourriture. Le Haut-Commissariat aux réfugiés est débordé et a arrêté de dénombrer les malades et les morts. Des familles se battent entre elles en apprenant que désormais elles n’auront plus droit à leur allocation car il y a pénurie dans l’aide humanitaire. Et le propriétaire du terrain leur réclame un loyer. Un loyer pour ce tas de fumier, sans sanitaire, sans infrastructure, sans tentes. Un loyer pour une couverture tendue au-dessus d’une famille. Un loyer pour des pieds dans la boue. On me raconte qu’à cinq kilomètres de Damas, dans une enclave que se disputent les rebelles et le régime, des civils encerclés en sont réduits à manger de l’herbe et des rats. Ici déjà, je vois de jeunes enfants se remplir la bouche de terre pour calmer leur faim. Encore heureux qu’ils ne s’entre-tuent pas, comme à Tripoli. Je suis à quatre heures d’avion de chez moi. Je peux, aujourd’hui encore, réserver un ticket, me faire reconduire à l’aéroport et oublier ce cauchemar. Je peux oublier ces hommes qui me fixent, l’œil mauvais, lorsque je pénètre, nue tête dans cette école désaffectée que des fondamentalistes ont réquisitionnée. Je peux oublier ce vieux qui m’accueille entre ses kalachnikovs, ses fils aînés, ses femmes et la vingtaine d’enfants en bas âge agglutinés autour de leur jupe et qui soudain, s’est mis à m’injurier parce que je ne lui apporte pas d’argent. Je peux oublier mais la guerre est là, je la sens. Ce n’est plus une révolution, c’est une guerre totale. On ne pourra pas contenir longtemps ces millions de réfugiés, ni neutraliser les terroristes qui ont infiltré les rebelles. Ni apaiser la haine qui oppose chiites et sunnites, ni désarmer les fous qui égorgent, ni tarir les pétrodollars. Ni guérir ces enfants déjà à moitié morts. À moins d’un ultime sursaut de raison. Je ne peux plus me détacher de cette terre, gorgée de sang, chauffée à blanc. Aujourd’hui, j’ai visité toutes les agences de l’ONU, l’UNRWA, Unicef, UNHCR. J’ai épluché leurs registres, quand ils en ont et cherché en vain son nom. Mais six mille réfugiés franchissent chaque jour la frontière. Autant dire une aiguille dans une botte de foin.

Ce soir à l’hôtel, deux hommes m’attendent dans le lobby. Ils parlent très mal l’anglais. Ils savent que je la cherche. Ici les nouvelles vont vite. C’est la première lueur d’espoir depuis mon arrivée. « Où est-elle ?
— Tout près de Damas, réfugiée chez une amie de la coordination. Mais l’endroit n’est pas sûr et cette fois elle est décidée à partir. — Mais j’ai un visa pour la Syrie ! — Alors, on peut vous emmener jusqu’à elle. Après, il faudra que vous vous débrouilliez. » Je dis oui, sans hésiter. Ils me fixent rendez-vous le lendemain à 5 heures. Quand ils sortent du lobby, la peur me tombe dessus. Et si c’était une folie ? Ce l’est sûrement, mais une vraie folie ? Je téléphone à une amie libanaise, dont les parents sont restés à Damas. Incidemment je lui demande où joindre sa famille, si nécessaire. « Pas très loin du Four Seasons, dit-elle. C’est un quartier chic. Et c’est à cet hôtel que loge le représentant de l’Union européenne quand il est à Damas. Mais sois prudente, la route de l’aéroport n’est pas sûre. Même si le va-et-vient à la frontière est constant, il peut y avoir des surprises. Évite de te trouver dans une zone de combat. »

Le ton normal, presque enjoué de cette conversation me calme. Je vais me coucher et je dors d’une traite jusqu’à 4 h 30. A cinq heures je suis dans le lobby, avec un sac à main et de l’argent. Rien de plus : je vais faire l’aller-retour dans la journée. Deux hommes passent le portillon. Ce ne sont pas les mêmes qu’hier. « Madame Véronique ? me demandent-ils. — Oui. » Ils parlent entre eux en arabe. Je monte à l’arrière du véhicule. Le soleil se lève à peine. La peur me mord la nuque, un bref instant. Mais pas question de reculer. On roule en silence. Les hommes se taisent. Après une heure trente, la frontière se profile. C’est vrai qu’il est tôt, mais déjà des files de voitures, chargées jusqu’au toit, attendent des deux côtés de la route. Commerçants et réfugiés confondus. L’homme à la droite du conducteur se penche vers moi.

— Passeport ?

Je lui tends le document, avec le précieux visa syrien et sans trop attendre, sans encombre nous passons, le côté libanais d’abord, puis le syrien, orné de posters géants à l’effigie de Bachar el-Assad. Pas de doute, nous sommes bien en Syrie. Il y a une heure maintenant que nous suivons la route de l’aéroport. Ce n’est pas la première fois que je l’emprunte et je devine que Damas est proche. Puis soudain, la voiture bifurque sur la droite et emprunte une petite route, presque un chemin de terre. La zone a subi des bombardements récents. Des villages détruits barrent l’horizon. Nous approchons sans doute de l’endroit où elle s’est réfugiée. C’est vrai qu’ici, qui irait la chercher ? On ne voit ni hommes, ni bêtes et les champs sont déserts. La voiture, dont les amortisseurs ont rendu l’âme depuis longtemps, peine à éviter les cratères du chemin et une nausée me projette à la fenêtre. J’ai l’estomac vide. La chaleur et les secousses me donnent envie de vomir. La voiture ralentit, contourne un hangar détruit, et s’arrête devant une maison blanche, restée intacte au milieu des ruines. On ne la voyait pas du chemin. Le soleil est déjà haut dans le ciel et donne aux murs un éclat presque insoutenable. J’ai mal aux yeux, mais je parviens à distinguer l’escalier, qui mène à une porte ouverte, noire. Noire et béante. Et dans le vertige de mes nausées, j’ai la vague impression de la reconnaître. De reconnaître cette villa, fermée comme un blockhaus, aux volets clos, cette villa qui m’attend sans impatience. Et lorsqu’un des hommes me pousse dans le dos pour que je grimpe plus vite les marches, mes jambes ne tremblent pas, je ne m’étonne pas de voir surgir dans ses mains sa kalachnikov. Je me dis simplement, c’est trop bête, c’est trop bête ! Et une sorte de rire me secoue l’âme — je continue à tourner à l’envers ! Un calme immense m’envahit, comme évidence. Je n’ai plus peur, mais plus du tout. Et j’attends le moment où le battement de mon cœur va rejoindre celui de la pendule du salon, comme un météorite qui explose et se synchronise à la terre. La vie est fortuite.

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