« La nuit était tombée à genoux sur la ville et le givre avait glacé ce qui grouillait il y a peu. De ses épaules frissonnantes, la neige voletait dans l’ombre de sa masse assoupie. Les lampes s’éteignaient dans les glacis à l’orée des avenues et des immeubles. Un coulis de fatigue glissait dans les ruelles jusqu’à chaque foyer.
Aujourd’hui, vu passer des enfants de la première neige, malhabiles comme des canards sur un étang gelé. J’ai retrouvé à l’instant le souvenir de cette expérience de déséquilibre heureux devant ces jeunes anges colorés dans le matin blanc… Les mères marchent les bras ouverts en balancier sur la première neige des trottoirs, elles sont prêtes à la chute mais avancent en glissant lentes et incertaines un sourire aux lèvres.
Le froid était de retour et avec lui la netteté radicale des inégalités. Le froid c’est la pauvreté à l’épreuve du feu. On meurt dans la rue, au pied d’un pont, en s’écroulant de malheur et d’ivresse au coin d’un parc, gelé le matin, dans l’incendie de son habitation, le pétrole du chauffage bricolé s’est répandu sur le tapis et tout flambe, on saute par la fenêtre, souvent l’oxyde de carbone a saisi la famille tout entière dans un sommeil délétère. Le froid ne convient qu’aux forts ou aux argentés. C’est la loi invisible de la guerre silencieuse. »
Ivo referma son Journal. Il notait régulièrement ses remarques, observations, presque des reliques, à propos des événements ou des choses les lus simples. Le reste ne le regardait plus vraiment. Anthropologue passé par les études et la foi sublime pour le vivant, il avait passé l’âge des projets grandioses et ce qui s’était, avec les années, transformé en lui, c’était la netteté de son rapport au monde. Il se savait en marge, à l’écart, alors qu’il était d’un naturel affable et même cordial mais un tremblement infime avait grandi en lui, quelque chose comme une fissure qui criaillait l’écho des pierres broyées dans les abîmes. Cela tenait encore mais la faille s’ouvrait lentement et l’hiver s’était engouffré en lui. Alors il notait les artifices du froid. Ça aurait pu être autre chose, cet hiver, c’était le froid, le gel, la neige et les déséquilibres que la saison emportait dans ses soutes.
« Étrange, cette convocation comme Expert un jour d’hiver à ce Colloque, pensa-t-il en rangeant stylo et cahier dans le tiroir de son bureau. Je suis à peu près extérieur à tout ce qui se joue sur cette planète et me voilà, convoqué par le Ministère. Le sujet tient à peine, ils sont en panne de ou quoi ? Oui, oui, le peuple, voilà la question, l’incertitude, la foule, la masse, ses mœurs et diverses facéties tragiques. Le peuple est en danger et partout des signaux d’alerte ont été lancés, néanmoins l’hécatombe augmente, il y a péril en la demeure. Mais pourquoi moi ? Et pourquoi la présence de représentants de tous les ministères à cette réunion de spécialistes plus ou moins patentés dans la connaissance de la vie domestique ou colonisée ?
La Crise s’écrivait donc sur tous les tons et un collègue plus âgé lui fit remarquer qu’elle était une invention qui avait pu masquer d’autres termes comme misère et pauvreté. Ceux-ci avaient longtemps disparu du discours sur les peuples.
La schizophrénie était la position tenable. Une longue évolution avait permis de décanter Darwin, l’eugénisme, Gobineau et les théories raciales à peu près intactes dans le monde. une sorte de litanie inextinguible de lieux communs prêchant l’ordure et la véhémence. Les seuls indices d’union internationale pouvaient se résumer à deux sonneries : celle d’un programme d’ordinateur qu’on ouvre ou qu’on ferme, d’un téléphone portable qu’on allume ou qui sonne. La pauvreté nous avait saisis, nos âmes étaient engourdies, chacun se vivait seul et grondait sous l’encombrement des autres. »
Ivo entra dans le café où il faisait ses pauses quotidiennes et ouvrit son carnet, il nota quelques mots, et une subtile fatigue le saisit peu à peu. Sa main mollissait, le stylo pesait, une langueur le gagnait de plus en plus souvent à force d’observer le monde il en était arrivé à s’encombrer, il n’avait pas trié les déchets, ses poubelles débordaient et le désir de son lit était de plus en plus vif. Dépression passagère se dit-il. C’est une bénédiction. Une dépression est toujours l’occasion de se rassembler. En boule, dans son lit, sous la couette et entendre de loin les voitures patiner dans le vide…
C’est dans son lit qu’il avait passé une partie de sa vie. En position couchée, il avait accès à ses idées flottantes, il ouvrait des portes toujours closes dans la position debout. Il fallait faire basculer l’homme pour qu’il accède à lui-même. Debout, il durcissait, se raréfiait, légèrement bête.
Il appela le garçon et lui demanda un autre café. Il espérait que la caféine l’aiderait à rester vivant mais après une gorgée, une nausée le saisit et ce n’était pas l’estomac. Son corps tout entier refusait qu’on le force encore plus. Il avait assez noté pour aujourd’hui. Il avait écrit une partie de la nuit en vue du Colloque et avait relu ses notes jusqu’au matin.
Il avait balisé mes migrations, les mouvements, les mœurs, les nouvelles cultures qu’il avait pu observer ces dernières années et ce fichu peuple insaisissable de milliards d’individus s’agitant dans toutes les directions, dévorant tout ce qui obstruait leur désir de vivre quoiqu’il advienne.
Il paya et reprit sa promenade jusque chez lui. Le ciel était bas, électrique, il allait bientôt pleuvoir, il hâta le pas vers son lit bienfaiteur.
Cette paresse était un compromis, ne rien faire, ne plus rien entreprendre, flâner malgré des projets qui lui trottaient en tête était la seule activité qu’il pouvait encore mener à bien, sous la crainte permanente de ne pas arriver à son terme.
La paresse était plus qu’un compromis judicieux avant le repos final, une façon de distraire le temps qui venait buter contre chaque geste déposé dans l’espace, chaque regard lancé au-delà des limites, il rêvait, paressait, se promenait, était arrivé à cet âge où le regard prime.
Arrivé chez lui, il se déshabilla et se mit au lit. Un séjour de quelques années au Maroc lui avait donné le goût des gandouras. Il en possédait plusieurs qu’il portait avec la nonchalance d’un prince de série B. Il se cala sous la couette et ouvrit son carnet. Il avait écrit récemment quelques textes à propos de ce fameux peuple en voie d’extinction. Le moule était cassé semblait-il. On le savait depuis longtemps mais ça y était, la disparation d’une culture, d’une longue contribution à l’humanité semblait à son terme. Plus d’ouvrières ni d’ouvriers, rien que des corps en agitation ou léthargie. Des corps ON ou Off. La colonie avait perdu une partie de ses effectifs, il ne restait que le souvenir, l’éclat ancien de cette engeance de misère et de force.
Il s’assoupit un moment et rêva, comme chaque jour à cette voix qui lui venait de si loin, une voix qui se brouillait parfois dans ses sanglots nocturnes. Mais elle revenait chaque nuit.
« L’enfant disait avec sa voix d’enfant, métallique par temps de pluie, cristalline à l’aube, sursautant dans des chants brefs et plaintifs, la bouche molle et humide quand il pleurait, l’enfant, disait assis dans le fond de la pièce ce qu’il voyait, l’enfant marmonnait des lugubres récits d’anges, de diables, des cerfs blessés et bramant au fond de la forêt, il parlait aussi pour les souris qui couraient dans la maison, pour les papillons de nuit paniqués sur le bord des fenêtres dont on entendait les ailes battre le carreau et le corps se heurter douloureusement, l’enfant parlait pour eux et pour nous aussi, avait un jour dit Madame. C’était l’institutrice qui le regardait comme un enfant vieilli trop vite, presque bouilli par la fureur du temps, la peau toute zébrée de griffures qu’il se faisait la nuit en chassant les insectes qui grouillaient partout, c’était normal, c’était la campagne et c’était le domaine des insectes, des animaux et des hommes. L’enfant parlait, chantait parfois, de plus en plus loin, sa voix se perdait dans le bruissement des arbres et de la rivière… »
Il se réveilla, encore frissonnant. Mais il devait se lever, préparer ses notes pour le colloque, faire œuvre utile une dernière fois et livrer lune dernière fois le sens de ses observations. Puis, il pourrait attendre l’extinction des feux, il s’en fichait, sa couette était éternelle.
À la fin de la semaine, il avait bouclé sa contribution. Tailles, appétits, cultures, sexualités, opportunités de reproduction, luttes contre les ennemis de classes, sens de la hiérarchie et du respect des forces reproductrices des femelles, tout était répertorié. Ce sacré peuple en voie de disparition allait trouver en lui le scribe parfait, sans affect particulier.
Le Colloque avait lieu le samedi suivant. Il rassembla ses notes et en dégagea les lignes directrices. Il avait scrupuleusement marqué les signes u déclin, les forces invasives qui avaient détruit la structure ancienne. Ce peuple se mourait d’avoir été si lourdement chargé. Le monde devrait bientôt faire sans lui. Des masses l’avaient remplacé. Des masses qu’on déplaçait d’un endroit à l’autre de la planète en fonction des besoins primaires.
Quand le Colloque commença, il entendit un chant n’était pas ouvertement funèbre, il fallait rassurer la presse, les relais, les intellectuels du Landerneau, alors il parla de souffrance, de transformation mais pas d’extinction.
Le moment de son intervention arriva…
Il prit la parole en annonçant d’une voix ferme « Mesdames, Messieurs, n’y allons pas par quatre chemins, les temps sont périlleux et nous sommes à la veille d’un nouveau paradigme. Qu’allons-nous faire de nous si ce peuple industrieux et construit pour la seule tâche de travailler disparaît ? Car les abeilles, mesdames et Messieurs sont les gardiennes de la foi en ce monde qui pourrait ressembler à la verte vallée. Les espèces sauvages disparaissent, agressées de toutes parts, les espèces domestiques s’adaptent relativement, selon besoin, d’un continent à l’autre. Nous sommes en train de jouer avec le feu. Les mutations s’accélèrent, les pertes sont considérables. Les abeilles sont une des façons de vivre que nous risquons de perdre et alors tout se décomposera J’ai pensé que… »
Le Colloque se clôtura par la proclamation de résolutions louables et Ivo rentra chez lui.
Il se glissa sous sa couette avec volupté et entendit la voix de l’enfant qui se rapprochait…