Le fumeur de pipe et son double

Jacques Henrard,

(Simenon, sur son nouveau bateau, fait escale dans un petit port de Hollande)

L’homme à la pipe commande un genièvre, choisit une table près de la fenêtre d’où il peut voir, sur le chantier, le bateau quille en l’air. Les ouvriers ont entrepris son calfatage.

L’un d’eux, au chalumeau, brûle le bois de la coque avant d’en racler la peinture. L’autre, au burin, teste le bois, faisant sauter les parties douteuses. L’homme à la pipe grimace. C’est sa peau que ces mains cruelles brûlent et blessent. C’est son bateau.

Un jour, une main se trompe d’objet, échangeant le bois contre une chair. Elle est devenue criminelle. Sur le verre de ses lunettes, le fumeur de pipe essuie la buée. Ces derniers temps, il regarde beaucoup les mains, à commencer par les siennes, moins innocentes qu’il ne paraît. De quoi sont-elles capables ? Elles ont commis de menus larcins, à l’âge où, graine de mauvais garçon, il puisait dans la caisse de ses oncles commerçants. Elles ont cogné dans les bagarres. Elles auraient pu tuer.

— Dans tes romans, lui dit parfois Tigy, tuer les gens, ça t’amuse ? On tue de plus en plus, dans tes livres.

Aux romans policiers, les femmes préféreront toujours ceux d’aventure ou d’amour. Écrit-on des romans pour s’amuser ? Se lave-t-on les mains ou les pieds, fait-on ses besoins, se gratte-t-on pour s’amuser, ou parce que ça vous démange ? On élimine, on défèque, on se racle, comme la peinture écaillée sur la coque du bateau.

Racler sur soi la mort et la jeter dans un livre, est-ce cela pour lui, écrire un roman policier ? Celle qu’il aurait pu recevoir ou donner. Celle qu’il célébrait, enfant de chœur, soufflant sur la braise de l’encensoir, qu’il avait embrassée sur le front glacé de son père, malgré sa répulsion, contraint par le regard de la famille. Au croisement de deux familles lapines, encombrées d’oncles et de tantes, combien de brassards de deuil cousus sur l’étoffe de ses vareuses ?

Elle rôde, la charognarde, l’immonde, qui s’amuse parfois à le réveiller la nuit, faisant battre à se rompre ce cœur fragile, hérité de son père, toujours prête à lui sauter dessus. N’est-ce pas pour ne plus l’avoir dans son dos, mais sous les yeux, qu’il la couche sur le papier ? Et tout autour, le cercle présumé des lecteurs hument l’odeur du sang frais pour exorciser leurs terreurs.

Que de fois, jeune journaliste, a-t-il intrigué pour qu’on lui confie les procès d’assises ou, encore mieux, les tout premiers papiers d’atmosphère, sur les lieux du crime ! Maintenant encore, après deux romans que la critique baptise pompeusement romans de mœurs, il attend le moment de se mettre à un policier. Dès que le crime est commis et le cadavre sur le papier, il respire.

Son éditeur s’obstine à lui dire : « Vous livrez trop tôt le nom du meurtrier, mon petit Sim. Assassin rime avec le mot fin. En amour, vous êtes aussi pressé ? Quand le lecteur tient le coupable, il jette le livre ». Imbécile ! Le vrai problème, celui qui doit tenir haletant, ce n’est pas : « Qui a tué ? » Mais : « Comment ce commerçant paisible, ce notable respecté dans son village, ce fonctionnaire consciencieux jusqu’au scrupule, ce père de famille soucieux du bien de ses enfants, a-t-il accompli le geste ? » Le traquenard où on doit attirer le lecteur, le chemin qu’on doit lui faire parcourir, dévoré par l’envie de savoir, ce n’est pas celui qui mène au meurtrier, mais celui qui a pu conduire le meurtrier à se faire l’entremetteur de la mort.

Sitôt vidé son verre d’alcool, il rejoindra la barge hors d’usage où il a superposé deux caisses, en guise de table de travail. De sous la bâche, il extraira sa machine à écrire qu’il dépouillera de sa housse. Il retrouvera son mort, couché au travers de la page blanche. Pour débusquer l’auteur du crime, il faut d’abord recomposer son acte, depuis sa conception, l’embryon de projet dans les brumes de l’inconscient, jusqu’à son exécution, à travers les muscles et les os d’une main. L’inspecteur de police capable de cette approche peu coutumière existe-t-il au quai des Orfèvres ? Ce commissaire de génie, il faut l’inventer.

Au comptoir et aux tables, tous fument la pipe, ou peu s’en faut. Un consommateur tranche sur les autres. Corpulent et massif, comme la plupart des mariniers ou ouvriers du port, il s’en distingue par un air de réserve et une vivacité dans le regard, qui dénote l’intelligence. Médecin, magistrat, fonctionnaire à la retraite ? Une silhouette intéressante, qui pourrait s’épaissir en personnage de roman.

Se sait-il observé ? Lui-même doit être redoutable observateur. Dans son petit œil mobile, jamais en repos, flambe parfois un éclair de curiosité. Depuis deux jours que l’écrivain navigateur a jeté l’ancre dans ce port, son frère fumeur l’a-t-il surpris, sur le quai, dans la fraîcheur du matin, maniant cet outil peu fait pour le plein air qu’est la machine à écrire ?

Les regards des deux hommes se rencontrent. Les pipes, au coin des deux bouches, s’immobilisent. Qui es-tu ? semble interroger le visage de l’autre fumeur. Écrivain supposé, quel itinéraire a bien pu te conduire, pour noircir du papier, jusqu’à ce petit port du bout du monde, aux confins du fleuve et de la mer ? Et comme cette question l’amuse, une ombre de sourire éclaire ce visage qui sait pourtant, quand c’est opportun, se montrer impénétrable.

Et si cet observateur imperturbable, c’était un curieux professionnel ? Par exemple, un inspecteur de police ? Et dans cette hypothèse, comment se le représenter à la tâche ? Il y a de quoi enfiévrer l’imagination d’un faiseur de romans. Ce physique un peu épais dissimulerait une grande finesse d’intuition. Pour découvrir le criminel, il ferait fond sur la cohérence d’un comportement, plutôt que sur les traces visibles qu’il laisse. En somme, plus intéressé par le coupable que par son acte, il serait assez humain pour le croire aussi victime que la victime, pour le suivre jusqu’au fond de son désarroi et de ses blessures secrètes. Il verrait moins en lui une bête malfaisante, à mettre hors d’état de nuire, qu’un animal traqué, enfermé dans un si grand nombre d’échéances, de pressions de toutes espèces, de contradictions intimes, que la seule échappatoire est de tuer.

Emportant avec lui son ombre de sourire, le fumeur inconnu se lève, paie, sort. Il peut disparaître. Son double demeure, avec son œil intelligent, son poids, sa stature, ses réserves de force et de bienveillance bougonne, avec sa pipe, son pardessus à col de velours, la large assise de ses pieds qui chaussent du quarante-quatre. Modeste fonctionnaire de la police, protégé de l’orgueil par l’ignorance qu’il a de l’ampleur de son destin, arpentant les trottoirs dans la grisaille des aubes, ou les brouillards de la nuit, sous son pardessus râpé qu’il diffère de remplacer de fin de mois en fin de mois. Conçu pour affronter les criminels, capable de les étrangler, de ses mains énormes, s’ils résistent, mais aussi, dans un grand élan de pitié, de les serrer sur un cœur assez vaste pour accueillir toute l’humanité.

Sur les lèvres de l’écrivain aussi, un sourire s’ébauche. Les bouts de ses doigts, durs comme de la corne, à force de manier les lettres de fer, se sont mis à fourmiller.

*

(Boule est toujours au service de Monsieur, dans le château qu’il loue en Suisse)

En attendant que sa sauce réduise, Boule s’assied. Autrefois, dans sa cuisine, en faction devant les plats qui mijotaient, elle aurait eu honte de ne pas rester debout, en alerte, prête à intervenir. Mais il n’y a pas que Monsieur qui vieillit.

Le physique pourrit le reste et chez lui, on sait ce que cela signifie. La semaine dernière, alors qu’il était censé travailler dans son bureau, il a fait irruption dans la cuisine, la pipe éteinte. Il s’est assis sur le tabouret. Pour la première fois, se heurtant comme à un mur, incapable de sortir de l’impasse, il renonçait à terminer un roman.

La vérité, c’est qu’il a trop de soucis. Voilà une chose qui ne ralentit pas avec l’âge. Ses rhumatismes, ses névralgies, la raideur de ses doigts sur la machine, qui lui fait multiplier les fautes de frappe, ce n’est rien à côté des ennuis que lui cause la dépression de Madame. Ces maladies-là, c’est terrible, c’est dans la tête, on ne sait par quel bout les attraper. Monsieur a beau lui payer les plus grands docteurs, des séjours dans les meilleures cliniques, ça ne fait qu’empirer. Et quand des deux côtés, pour noyer ses chagrins, on recourt à la bouteille, ça n’arrange pas les choses. On en vient vite aux mots. Et quand Monsieur est hors de lui, violent comme il sait l’être, on n’est pas loin des coups.

Et comme si ça ne suffisait pas, à son âge, quelle idée de s’être mis dans la tête de faire bâtir ? C’est Madame qui l’y pousse, avec ses idées de grandeur. Ils ont envie d’avoir leurs aises, chacun de leur côté, mais surtout, à ce que Boule devine, de mettre de plus en plus de distance entre eux, d’avoir de moins en moins souvent l’occasion de se trouver nez à nez.

C’est comme ça que ça finit, un grand amour ? Parce que plus fous d’amour que ces deux-là, quand il l’a épousée, on pourrait difficilement imaginer. Un grand amour comme ça, est-ce qu’elle en aurait voulu, Boule ? Fou d’amour, pour elle, on ne peut pas dire que Monsieur l’ait jamais été. Il l’a aimée, oui, comme on aime une humble fille comme elle. Son meilleur compliment, c’est qu’elle était, dans son genre, un merveilleux petit animal et que, près d’elle, il en redevenait un lui-même. Pourquoi pas ? Les bêtes, ça n’a pas de véritables vices. C’est moins méchant que les gens.

Ni grand ni petit, ç’avait été leur amour à eux, qui leur convenait à tous les deux. Un jour qu’il avait l’air moins empressé que d’habitude, elle lui a dit tout carrément : « Vu mon âge, Monsieur, vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux en rester là ? », et il a très bien compris. À la longue, elle avait peur que ça s’abîme. Ils s’aiment toujours, elle en est sûre, mais comme des amants de leur âge, en échangeant, de temps en temps, un petit baiser tout frais, tout court. Comme un petit garçon et une petite fille à l’école, avant même de soupçonner la manière dont on fait les enfants.

Jalouse, elle s’est juré de ne jamais l’être. De quel droit ? Monsieur lui a-t-il jamais rien promis ? À quoi ça sert, les promesses, sinon à ne pas être tenues et, en attendant, à voler à l’autre sa liberté ? La seule qu’elle a faite, c’est à elle, et dès le premier jour : de ne jamais avoir d’autre monsieur que Monsieur, quoi qu’il advienne. C’est comme les vœux qu’on prononce quand on entre en religion.

Vient un moment où les servantes, devenues trop vieilles pour servir, quittent la maison du maître, et ce moment, pour Boule, n’est peut-être pas loin. Elle a un beau visage, Térésa, la nouvelle femme de chambre, et des yeux qui savent se faire caressants pour qui elle veut. En tout cas, pas pour la pauvre Boule. Si Monsieur continue à se montrer sensible au charme de ces yeux-là, Boule n’attendra pas qu’on la pousse vers la sortie. Elle prendra les devants.

— Monsieur !

— Restez assise.

— Je reposais mes vieilles jambes. On ne rajeunit pas.

Il sait où trouver le cognac et le porto, dans l’armoire. Boule n’en aura plus pour ses sauces, mais tant pis. Depuis qu’il surveille la consommation d’alcool, chez Madame, Monsieur est bien obligé de boire en cachette.

— Vous aussi, mon petit Monsieur, vous m’avez l’air fatigué.

— Ce sont les plans de cette maison qui me tuent. À soixante ans, je ne compte plus les maisons que j’ai occupées, achetées, vendues, mais je n’ai jamais songé à en faire bâtir une.

— Moi, je sais bien pourquoi.

Il rit. Son œil pétille. Il s’amuse toujours de ce que dit Boule, ne se donnant pas l’air de croire, comme les autres hommes, qu’une

femme est incapable de dire une chose intelligente. Quand Boule émet un avis, et pas seulement sur un de ses romans, il écoute.

— Alors, ma chère Boule ? Vous qui prétendez me retourner comme une chaussette, connaissant mon envers aussi bien que mon endroit, pourquoi n’ai-je jamais entrepris, jusqu’ici, de faire bâtir ?

— Vous aviez peur d’être attaché comme une chèvre à son piquet et que le moment soit venu pour vous de ne plus bouger.

Il essuie le verre de ses lunettes. Quand une légère buée se dépose à l’intérieur des verres, Boule sait de quelle petite goutte d’eau salée elle provient. Pendant tout le temps qu’il frotte, il tient les yeux fixés à terre, tâchant de reprendre contenance. Bouger, bouger ! Sa vie n’avait été que bougeotte, à la recherche de quoi ? Il n’est peut-être jamais parvenu à le savoir.

Il rallume sa pipe, une nouvelle fois éteinte, se racle la gorge.

— Où est-il le temps où, à bord du « Ginette », je jouais au capitaine au long cours ?

— Ce temps-là, Monsieur, il ne reviendra plus.

— Où je venais vous retrouver au petit matin, dans la tente, les pieds dans la rosée ?

— Tout paniqué à l’idée que Madame Tigy nous surprenne.

— Depuis ce temps-là, ai-je tellement changé ?

— Pour les autres, peut-être. Pas pour moi.

— Qui suis-je, pour vous ?

C’est à Boule, maintenant, de se racler la gorge. C’est à elle de constater qu’un peu de buée voile son regard. Qui est Monsieur, pour elle ? Quel est ce Monsieur, retourné comme une chaussette et dont elle est sûre qu’elle est la seule à bien connaître certains côtés cachés ? Elle prend sa plus grosse et sa plus rude voix pour dire :

— Pour moi, vous êtes un homme bon, qui m’a appris ce qu’est être bon. Un homme pur, qui m’a appris ce qu’est être pur.

Il éclate de rire. Voilà, apparemment, la chose la plus drôle qu’il ait entendue depuis longtemps. Le rire déclenche une quinte de toux. Quand elle est un peu calmée :

— Tout le monde sait, maintenant, que je suis un pervers, d’après ce que raconte ma femme.

— À force de vouloir être nu, comme au Paradis terrestre.

Et parce qu’il a envie d’entendre à nouveau son rire, son rire blessé d’enfant absous, qui n’ose croire à son innocence, elle poursuit :

— Comme dans le jardin de toutes vos maisons, quand vous mettiez toutes les bigotes du coin en folie.

Son rire se fige :

— J’ai rencontré tant de gens drapés, dans leur morale, leurs principes, leur conscience, leur dignité. J’ai tâché d’arracher le drap.

Qui est cet homme assis là devant elle ? L’écrivain vivant le plus lu dans le monde, peuplant des millions de têtes par les histoires qu’il invente ? Ou un homme qui se regarde vieillir et qui, dans le miroir qu’il se tend à lui-même, se voit tout petit.

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