Je dois reconnaître que je n’ai jamais rencontré de juif qui sentît mauvais.

Georges Simenon

À Adolphe Nysenholc, le Témoin

Yam Hamelakh (mer Morte), 13 février 2403

Peut-être vous souvenez-vous de la découverte de sept jarres que fit l’an dernier dans les parages de la mer Morte un vieux boulanger juif retraité et exilé volontaire en Palestine ? C’était moi en effet, et je fis alors la promesse de déposer la suite de mon rapport au prochain G7 des Prophètes s’il venait à se tenir à nouveau en ces lieux. Pour les trois premières jarres, le lecteur se reportera avantageusement aux publications scientifiques impartiales qui ont assuré la pérennité de mon expertise.

Pour étudier dans la sérénité le contenu du quatrième récipient, je me suis comme à l’accoutumée installé au bord des eaux limpides et ridées de vaguelettes bleutées. La mer Morte étalait autour de moi son léger ressac sur la grève, tandis qu’à quelques dizaines de mètres les escarpements les plus désolés contribuaient à ma tranquillité en décourageant les visiteurs les plus audacieux. Parfois un murmure du sable suggérait le glissement d’une vipère ou la course d’une gerbille, un frôlement laissait deviner le passage en vol plané d’une outarde ou d’un faucon. L’air transparent révélait au loin la verdoyante vallée du Jourdain et la palette subtile des acacias, des térébinthes, des jujubiers. Seuls quelques souffles brûlants de sharav menaçaient d’éparpiller les précieux documents que j’examinais avec attention.

Mon travail dura dix jours et quelques nuits, et je vous livre ci-dessous le rapport plein d’interrogations que je viens de signer et d’expédier.

Daleth : jarre n° 4

Gisement tout au fond de la grotte, au centre, position presque verticale, légèrement inclinée SSE, longueur 66 cm, diamètre maximum 25 cm, terre cuite brunâtre, nombreuses fêlures.

Sans que j’eusse pu en déterminer l’origine, une odeur pestilentielle s’échappa de cette vieille cruche lorsque je la dégageai. Après avoir isolé les papiers rongés qui l’emplissaient, je procédai au tamisage des résidus poussiéreux et à leur étude palynologique, qui nous ramena quatre siècles en arrière. L’analyse des exhalaisons du vieux pot nécessita un masque respiratoire. Mais ces divers relents n’étaient pas répertoriés dans mes livres de référence, et il est probable qu’une époque révolue ait aboli toute mention de telles puanteurs.

Le contenu proprement dit de la jarre se révéla composé de lambeaux de pages issus de publications littéraires diverses, qui toutes évoquaient – comme c’est trop souvent le cas dans de tels documents – une de ces commémorations auxquelles les hommes recouraient volontiers pour flatter leur bonne conscience alors qu’avec leur propre complicité la guerre était à leur porte.

Un écrivain de ce siècle lointain avait paraît-il mis toute la grisaille de l’humanité dans d’innombrables romans. Le Grand Gris en quelque sorte. Un consensus obligatoire voulait que l’on admire chaque page qu’il avait livrée, chaque aventure plus ou moins sordide dans laquelle il avait plongé ses héros de mots.

De mots.

D’idées, je n’ai pas saisi lesquelles fondaient le génie qu’on lui prêtait. J’ai du reste questionné à ce sujet mon ami Moh Boualkitab, qui officie souvent auprès des Prophètes lorsque ceux-ci se réunissent, et jamais il ne les a entendus citer, évoquer ou invoquer la moindre idée de ce Grand Gris. J’ai interrogé également mon camarade Knigovoï retiré sur ses Monts des Moineaux, puisque l’un des documents de la jarre évoquait le Grand Gris comme le « premier romancier russe de langue française », mais je ne récoltai qu’un grand éclat de rire.

La plupart des lambeaux lisibles relataient des « voyages esthétiques » au cœur de l’œuvre du Grand Gris. J’ignore ce que devait représenter le cinéma pour les humains de cette époque oubliée, mais il paraît que les premières images animées n’étaient pas en couleurs, ou plutôt qu’elles étaient toutes grises. Ceci explique peut-être cela, mais quelle tristesse !

D’ailleurs, à propos de cinéma, les papiers mettaient également à l’actif du Grand Gris quelques films – « français » paraît-il alors que toutes mes sources indiquent qu’ils avaient été produits par une société appelée Continental qui n’avait de française que la façade. Mais dans un monde de représentations…

Quelques textes, en apparence plus incisifs (les alibis de la commémoration ?), évoquaient des « taches aveugles » dans la biographie du Grand Gris, mais ne s’étendaient pas à ce sujet. Certains les qualifiaient même de simples « dérapages », d’« égarements »… De quoi s’agissait-il au juste ?

Occultées, les traces de ces dérapages, ces taches d’ailleurs plus invisibles qu’aveugles. Mes recherches n’aboutirent à rien. À l’évidence les sources avaient été détruites ou rendues inaccessibles. Un tabou qu’aucun ombu n’aurait pu lever. Une nuit pourtant, la lumière se fit. Mon cousin d’Amérique Andy Pop Mendel (vous savez, l’auteur du Hêtre rouge) m’appela, oublieux comme d’habitude qu’ici le temps était plutôt au sommeil (là-bas, ils croient que le monde entier vit à leur heure). Nous bavardâmes ainsi tranquillement, lui sous le soleil du Nevada, moi sous les étoiles du désert de Jéricho. Et lorsque je lui fis part de mes infructueuses recherches à propos du Grand Gris, il me rappela une anecdote relevant de notre commune tradition familiale.

On nous racontait dans notre enfance que notre lointain ancêtre le rabbin Vistrouk avait, il y a quelque quatre-cent-quatre-vingts ans, découvert un matin dans son journal, la Gazette d’une ancienne principauté mi-épiscopale mi-républicaine, un article intitulé Le péril juif. Les jours suivants, la même plume poursuivait ses criminelles méchancetés, toujours sous le même titre. Dix-sept fois en tout. Pas une, ni deux, ni trois. Dix-sept. Oui, dix-sept. Les journaux avaient fait le tour de la famille consternée, déclenchant d’âpres discussions. Les uns avaient minimisé ces « dérapages », les autres y avaient décelé le vrai péril qui planait sur l’humanité entière. Les uns, confiants, s’en étaient remis à leur Dieu quand ils en avaient un, d’autres, méfiants, avaient fui aussi loin que possible, et les plus démunis, impuissants à entreprendre quoi que ce soit, étaient restés sur place, habitant leur désespoir, aidés parfois par quelque Juste tentant d’agir au milieu de la majorité silencieuse. Beaucoup avaient péri vingt ans plus tard, la tradition du Témoin relatant qu’ils n’avaient eu qu’une cheminée pour porte de sortie, et pour cimetière le ciel gris de la Pologne. Vistrouk était des survivants, il avait pu témoigner à son tour. Dans son exil il avait emmené ses souvenirs, mais pas les papiers de la Gazette. Nous ignorerions donc toujours le nom du signataire de ces brûlots, que la tradition familiale attribuait cependant à un certain Grand Gris.

Tout à ses souvenirs et aux évocations du passé, mon cousin Mendel me rappela, avant de raccrocher, un dialogue incompréhensible prêté à Vistrouk et à ses proches, qui auraient alors clos la dispute par cet échange :

— Si !

— Mais non !

Quant à moi, j’ai essayé de dire à mon cousin les effluves délétères qui émanaient de ma quatrième jarre, mais les mots me manquaient. Il conclut cette conversation d’un vibrant…

— Non merci !

Même pratiquée en dilettante, l’archéologie assombrit parfois les jours lumineux et les nuits empléiadées de mon désert. Que me réservent les trois dernières jarres (hé, vav et zayine) ?

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