J’abordais dans la ville de Marquet – ou Marquais. Ma barque accostait enfin au débarcadère situé à la pointe de la presqu’île de la Cité de Cire. J’avais longuement dormi pendant la traversée, la main plongée dans l’eau d’huile du lac alentour, l’eau morte et tiède, l’eau douce, chantante et sombre qui mène à Marquais. La barque blanche m’avait mené de berge en berge à grands traits lents. J’avais laissé les feux du jour derrière moi. Et devant moi depuis des heures, entre deux sommeils, loin encore de la barque silencieuse, m’attendait le ciel noir plus noir que toutes les voûtes et les lumières assourdies de la ville. Je ne me suis vraiment redressé que lorsque la coque frôla enfin la pierre de la jetée. Le pont était désert. Une lanterne allumée était posée sur le sol.

Il y a longtemps qu’il n’y a plus de passeur à Marquais. L’avant-dernier d’entre eux avait à peine connu mon grand-père, et le dernier du nom vit peut-être encore au Doux Palais. L’île Blanche, l’île de Cire, la Pointe à Nuit ne portait pas encore les nombreux noms sous lesquels elle est connue aujourd’hui mais son Palais d’albâtre était déjà célèbre pour ses fêtes éternelles. Le Prince de Marquais faisait venir des quatre horizons tout ce que le pays connaissait d’appâts ; les barques et les chariots à bœufs qui se rendaient sur l’île ployaient sous le poids des coquelets et des cailles, des jarres de vins d’épices, des faisans, des baies de Styre. Les gardes peinturlurés de Marquais ravageaient avinés la campagne, sortaient les paysannes à grands rires insouciants, les ferraient sous le son de la flûte et les emmenaient au Palais : le pays était riche, les paysans misérables, et les bateleurs venaient de partout proposer leurs chants et leurs services.

Le prince de Marquais était superstitieux. Une ancienne histoire racontait que la tombée de la nuit mènerait un jour son palais à sa perte et l’idée de s’endormir un soir sans savoir qu’il serait le dernier l’avait rendu irritable. Ses fêtes devinrent cruelles. Le trésorier du palais perça les coffres souterrains de la tour principale, vendit les lins précieux des maîtres de Marquais, puis amena des animaux frais vivants à dépecer devant les rires de la Cour. Les courtisans se vêtaient des peaux encore sanglantes de laies à peine égorgées et couraient à grands cris sous les couloirs de marbre frais du Palais de Cire, ses allées infinies et ses candélabres au lent crépitement. On se jetait la chair tiède des animaux. On fit venir les bêtes à trompes et les géants à cornes du grand Sud. Le prince vendit une de ses pierres personnelles pour quérir les oiseleurs les plus rares et leur demander de lui amener une volière entière de colibris ventre vert. Il fit recouvrir les dalles de pierre froide de la Grande Salle d’un fin recouvrement de verre suspendu à trente centimètres au-dessus du sol, de telle sorte qu’il fût possible d’introduire la volière juste au-dessous des pieds des courtisans présents ce soir-là. Les convives marchaient littéralement sur un tapis d’oiseaux. Puis le Prince introduisit sous le sol de verre un des essaims de frelons royaux qu’il réservait d’habitude à la défense du château. Le sol frétilla de longues heures des battements d’ailes désespérés des colibris voués à l’agonie, leurs gorges émeraude tachées de sang, basculées vers le ciel, caressant par-devers la fine pellicule de verre froid sur laquelle dansaient les invités. La nef supérieure de la Grande Salle resplendissait d’un vert d’absinthe agité, tacheté, comme lorsque le promeneur presque assoupi laisse l’œil mi-clos glisser l’été sur la couronne des arbres, les branches dorées de soleil et de ciel liquide.

Je m’étais accoudé sur le bord de l’appontement, les rives du lac étaient à peine éclairées par la lanterne. J’étais encore enfant quand mon père m’avait emmené pour la première fois à Marquais. Et comme alors, je m’imaginais plonger dans le lac comme dans un autre rêve, la poitrine aspirée par une bouffée glaciale : j’en touchais le fond de boue douce et tiède, et le monde autour se plissait de silence. Le garde vint me chercher. La ligne droite et blanche de la jetée menait des scintillations du palais au lac noir et à la nuit épaisse, les piliers léchés par les reflets d’anguille : elle faisait la fierté du prince, qui en avait lui-même dessiné les plans peu avant qu’il n’ordonne les premières fêtes. Je venais de me réveiller et me rappelais à grand-peine les raisons de ma présence. Je devais acheter de la cire chantante pour mon maître, qui tenait l’intendance d’un des marquisats côtiers : c’était une de mes premières missions d’ambassade et je comptais y montrer le soin nécessaire. Je suivis le garde jusqu’au quai, où nous attendait une escouade plus nombreuse. La brise venue du lac venait soudain de faire silence, et bleuir d’une brume insensible le marbre délicat des linteaux d’entrée du palais de Cire.

Malgré les festins donnés et les tours épaisses du Doux Palais, le prince avait grandi, puis vieilli, chevillé à une terreur grandissante. Ses nourrices lui avaient dit, alors qu’il n’était qu’un garçon, que la nuit allait un jour le dévorer. Le prince avait vécu pendant des années à guetter la lune mangeuse dans les pâleurs du couchant, revivant chaque nuit le serrement des premiers cauchemars, les grands chiens noirs qui le poursuivent, leur halètement silencieux, la fuite dans les bois, la terre humide, le tronc mort, et le reflet rose éclat de la neige nocturne contre les nuages. Le jour où la dernière de ses nourrices rejoignit la terre, il décida que plus jamais le jour ne se coucherait sur le Palais Blanc. Le prince envoya chercher sa Cour et sa garde. Il leur dit qu’un oiseau noir avait visité ses rêves, les yeux gris obliques, perché sur un grand arbre brûlé aux mille ramures. Le corbeau lui disait dans son rêve que la tombée de la nuit signerait un jour la chute de Marquais, mais que le maintien du palais dans une lumière éternelle garantirait au contraire l’immortalité du Prince et la gloire du pays. Le prince fit alors venir ses laquais un à un devant lui, leur prenant les mains avec une douceur d’enfant, leur parlant à voix basse, sa tête délicate basculée comme les mendiants et les prêtres, et ses yeux effrayés cherchaient dans les visages de la Cour un témoignage silencieux. Le Prince parla longtemps, la voix rauque, et ses yeux étaient mouillés de larmes. Il se releva ensuite et leur ordonna que plus jamais l’ombre du soir ne se posât sur les Marches du Palais Blanc. Ses mots furent imprimés sur le vantail en pierre blanche du donjon central : « Le Palais scintille comme une torche. Sa splendeur est notre joie. Les ombres en sont chassées » — je ne sais plus au vrai si ces mots sont exacts et s’ils sont du prince, mais la plume d’un roi se prend souvent pour le son du cor. Le prince ordonna ensuite que la Tour de nacre brille désormais de mille feux le jour entier, de toutes les torches, de toutes les lampes, lanternes et feux du Royaume, de toutes les huiles, de toutes les graisses, de tous les corps brûlés et de tous les arbres abattus. Le Prince fit donner la plus belle de toutes ses fêtes. Les lustres du palais projetaient jusque dans les fonds du lac leur miroitement d’ambroisie, et un feu immense, plus large, plus cruel, violent et joyeux que tous les feux du monde avait été allumé au sommet du donjon central. Les lumières de la fête fissuraient de fines veines bleues les écailles argentées du ciel. La galerie des glaces ressemblait à un glacier de braises, chacun des cristaux de chacune des psychés réfléchissant les milliers de bougies parfumées que le duché de Styre avait fait parvenir au palais. La Cour s’était réjouie de ce qu’elle prenait pour un grand changement, dont elle n’avait pas besoin de connaître l’objet ou les causes ; une fête infinie peut conjurer l’ennui et réinventer le monde.

La malédiction s’abattit sur Marquais juste avant l’aube. Les plus âgés se souviennent d’un vent mugissant, ou d’un moment suspendu. Ou du cliquetis d’une bête étrange. D’autres écrivirent plus tard que les eaux du lac se troublèrent en grand grondement et que les animaux du Palais s’y jetèrent en un mouvement mystérieux. Le fait est que le coq royal cessa de chanter et que le soleil refusa de se lever. Comme il refusa de se lever le jour suivant, le jour d’après, et ceux qui suivirent. La nuit était tombée sur Marquais et ne l’a plus quitté depuis. Les seigneurs de la côte — parmi lesquels mon Maître — cessèrent de visiter le pays, les marchands finirent par se dérouter, et le souvenir des colibris ventre vert rentra peu à peu dans la légende.

Le souhait du prince fut pourtant exaucé car le Palais continua à scintiller de mille feux : de la comtesse au chien de chasse, chaque convive se réveilla transformé en pantin de cire. Vivant, fiévreux. Le corps, les vêtements, les reins maintenus au détail près de la collerette mais ciselés désormais dans la cire la plus délicate. Les gardes du grand salon offraient l’immobilité apparente des bustes de marbre mais ne tenaient leurs hallebardes qu’à grand-peine. Des gens de cour se caressaient le visage d’un air pensif, comme s’ils étaient seuls et honteux, l’éventail effrayé au contact de leurs mains douces et livides : certains ne se rendaient pas compte de leur nouvel état et croyaient bon de s’ajouter du talc au front. Assis près du feu, la tête basse et comme buvant pour son compte, un page se sculptait un bateau dans son bras de cire tendre. Le prince se leva sans paraître s’étonner de la transformation. Il n’en dit rien en tout cas : la nuit éternelle, lui avait confié son médecin, avait fait triompher Marquais du temps qui passe. Les montres furent bannies, les horloges déréglées et l’heure du souper tintent depuis toutes les vingt minutes dans le Grand Salon mauve. Les réserves de salpêtre de la Cour étaient colossales mais avaient fini par s’amenuiser. Peu après le premier soir, un courtisan s’agenouilla devant le prince et déclara que son corps de cire était un cadeau des dieux contre la nuit environnante. Lui d’abord, puis le reste de la Cour, firent alors la file devant les cierges embaumant la Galerie des Glaces. On posa des mèches sur les bras des baronnes, sur les cuisses dodues, sur les perruques encirées : brûler à parfums doux pour la gloire de Marquet devint un signe de bénédiction et le prince donna l’ordre qu’aucun des Bénis ne puisse plus quitter la Cour. Rétifs au départ, les convives semblèrent trouver plaisir à leur consomption. Certains serviteurs se firent brûler le visage. D’autres décidèrent de le plonger pour toujours dans le ventre tiède de leur maîtresse, les bras enlacés, les jambes fondues dans le dos et le dos fondu dans les jambes.

Mon grand-père était encore présent ce soir-là, le soir de l’Édit Bonté. Le Prince avait invité cinquante cornacs à un concours de mime animalier, le vainqueur gagnant une femme — ou du moins le plaisir ambigu de son corps enciré — et le perdant devant subir par la Cour la « transmutation animale » qu’il n’était pas parvenu à exprimer dans son mime. Mon grand-père me raconta qu’un malheureux cornac avait failli à imiter la grenouille à plumes. Les barons de la Cour l’avaient fait déshabiller et boire, puis l’avaient peint de teinture brune à grands cris joyeux. Ils le saignèrent d’un litre de son sang jusqu’à ce qu’il fraîchisse suffisamment, coupèrent ses pouces afin qu’il ne comptât plus que quatre doigts, recouvrirent ses genoux de miel de pin, puis lui arrachèrent les paupières. L’œil pur et humide de Maître Grenouille pouvait regarder de face son futur esprit-frère, mais l’imbécile était rétif. Sa part humaine refusait de coasser. Les convives firent venir des cuisines une énorme cuve en fonte, la placèrent dans l’âtre entre deux broches, et y versèrent de la fondue liquide. La pâte de fromage était encore tiède et son poivre embaumait la pièce quand ils y plongèrent Maître Grenouille. On vit un temps encore le pauvre cornac maintenir ses mains en sang hors de la crème brûlante, le dos concassé de verre par les comtes et barons de la Cour. Le liquide épais prend le cou, prend la bouche, prend le nez. Le poumon se révolte et le chaudron sent la pisse de Maître Grenouille. L’œil noir et sans cil reste silencieux. La cuve prit petit à petit la chaleur. Les grenouilles s’endorment paraît-il avant que l’eau chauffée n’achève de les cuire : les gens de la Cour mangèrent le cornac la chair encore grésillante, laissant à nu, à travers leurs corps consumés, les chairs ruisselantes lentement digérées par des restes d’estomac. La Cour redevint joyeuse et les fêtes continuèrent.

Les habitants proches de l’île furent emmenés de force au Palais du Sourire quelques semaines plus tard : les rares qui revinrent du château décrivirent des couloirs tapissés d’un amas de chairs et de pelades de cire, jambes et bras confondus, luisants, mâchoires claquantes et restes d’encens laissant sur les murs le souvenir capiteux, déjà froid, des festins d’avant la bénédiction. Mon grand-père quitta définitivement les salles divines du Palais Blanc le lendemain de l’Édit Bonté, mais je ne vis rien d’autre au cours du long trajet que les gardes me firent parcourir à travers les Glaces sans fin et les cires odorantes de la Cour. Les torches vivantes de Marquais recouvraient d’une teinte de chair les vitraux embués, et les visages des ancêtres fondus dans la pierre avaient perdu le regard de nombreux voyageurs. Un valet aux pieds greffés au sol jouait à la viole un air me rappelant étrangement les forêts du domaine familial, l’odeur du foin, la main de mon frère durant nos promenades ; mais c’est glacé de tristesse que je parvins au bureau particulier du prince. Les serviteurs avaient débarrassé la pièce. Les figures creusées et presque immobiles des proches de la Cour agitent de temps à autre un regard blanc. Les plus vivaces esquissent le souvenir d’une révérence mais la plupart d’entre eux ne savent plus qui ils sont depuis longtemps. Le prince, lui, a gardé son regard. Son tronc s’est fondu dans le marbre et la graisse, et la moitié de son buste est défigurée par la lèpre. Mais ses yeux, ses beaux yeux bleus de prince de contes, continuent à briller comme des cendres vives — et veulent me dire avant le premier geste qu’ils n’ont jamais fléchi. Le prince se souvient de mon grand-père. Nous négocions le prix de la cire chantante. Nous parlons longtemps. Je lui raconte les teintes des aubes et les ors de l’océan lors de l’équinoxe. Ses yeux clairs enfouis sous la cire me regardent en silence. Je crois me souvenir que le prince ne croyait plus aux contes de ses nourrices ni à son rêve au corbeau. Il voyait toujours de grands chiens noirs dans ses rêves. Je n’ai jamais su depuis si face à lui-même, un homme doit préférer la lutte ou l’esquive.

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