Réaliser un désir, c’est accepter d’y jouer son rôle.
Roland Dubillard
Dix-neuf heures. C’est fini, maintenant. Les bureaux sont fermés, il ne reste plus qu’à attendre. On m’a dit que ce ne serait pas long, un gros quart d’heure, pas plus. À ce moment-là, les premiers chiffres tomberont et nos experts feront les comptes, arrondissement par arrondissement, ou même bureau par bureau. Il y a deux écrans géants au mur : le premier transmet l’émission spéciale de la télévision officielle, qui vient de commencer, l’autre s’éclairera dans quelques minutes, pour afficher nos résultats ou les prévisions chiffrées. L’estrade et les micros sont prêts.
Déjà, trop de monde se bouscule ici, cela bourdonne d’impatience. On dirait que les foules n’ont jamais peur ; quoi qu’il arrive, dans l’agglutinement, elles trouvent à célébrer une victoire, ou à se rassurer. Au pire, chacun, rentré chez soi, devra déchanter, mais cela, ce ne sera que pour demain. En attendant, on s’agite, on s’étreint, on trépigne, on chante. On mime un rituel de solidarité qui ressemble à un exorcisme du désarroi. J’ai envie d’être seul un moment, je n’ai pas l’habitude de ces attroupements qui m’effraient, qui m’oppressent.
J’ai été prévenu que la nuit risquait d’être longue, qu’il faudrait rester disponible, souriant, pour les journalistes comme pour les militants. Et attentif aux chiffres… Le jeu va consister à les commenter finement, sans les enjoliver mais avec optimisme, tout en critiquant subtilement les médiocres résultats des adversaires. Il faut se montrer confiant, et conciliant pour n’écarter aucune hypothèse d’alliance. J’espère que d’autres occuperont le devant de la scène – j’imagine que cela ne doit que trop bien leur convenir – et que je n’aurai à intervenir que si mon siège est acquis, ou en ballottage. À ce stade, je ne sais pas trop comment me manifester, j’avoue que je ne me sens pas de taille à manipuler cette rhétorique. « Je voudrais deux grands whiskies, s’il vous plaît. »
Voilà déjà les privilèges… Je ne suis encore qu’un candidat au destin incertain, mais, comme on a vu mon visage sur les affiches, j’ai droit à deux verres pour moi seul, qu’on me sert avec le sourire. Où vais-je me réfugier ? Oh oui, les toilettes, excellent prétexte.
« Excuse-moi… Excuse-moi… »
Après les privilèges du bar, il faut que je reste calme, sinon je vais commencer à réagir malgré moi, à l’encontre de tout ce que j’ai dit, de ce que j’ai toujours pensé. Plus tard, dans quelques minutes, je reviendrai – c’est nécessaire – pour sourire et serrer des mains, mais, pour l’instant, cette foule me dégoûte. Elle se presse avec un tel enthousiasme, elle se montre tellement partisane qu’elle semble ne plus rien considérer du risque démocratique. Je sens qu’elle n’envisage qu’elle-même, elle ne conçoit qu’elle-même, quoi que les autres aient pu choisir. Elle vient au siège du parti communier pour la victoire. Au pire, elle inventera au fil des heures toutes les excuses pour une légère perte d’hégémonie. En attendant, c’est comme si le monde s’était arrêté, ou comme s’il n’y avait plus rien à y faire, sous prétexte que c’est un jour d’élections. Qu’est-ce que je fais là ? Il vaut mieux que je me taise, il faudrait même que je ne pense plus rien… Le programme du parti voudrait émanciper, et il rassemble la foule sur des slogans. J’entends sans cesse les mêmes mots, je vois partout les mêmes gestes. Tous ceux qui se massent ici oublient pour ce soir à quoi leur victoire servirait. Comme si, en ce moment, personne ne s’inquiétait d’avoir perdu son travail, comme si personne, cette nuit, ne dormirait sur un trottoir, comme si la détresse se retrouvait entre parenthèses…
Enfin seul. Et j’ai réussi à ne rien renverser, mais c’est vrai que ce n’est pas le meilleur endroit pour trinquer joyeusement. Tant pis, je m’accorde ce répit. Depuis les semaines que cela dure… Au fond, je m’aperçois que je me retrouve dans les toilettes comme dans un isoloir. Toute la journée, un citoyen après l’autre, le pays a défilé devant les urnes pour choisir ceux qui vont le gouverner ces prochaines années et moi, je m’enferme faute de savoir le rôle que je vais pouvoir jouer. Étrange parallèle ! Je me sens déjà complice de ce qui arrivera, ou n’arrivera pas, mais qui, de toute façon, ne ressemblera en rien à ce que chacun espérait, ou attendait. Il n’est que d’entendre le silence qui s’imposait dans les bureaux de vote et le vacarme qui règne ici. C’est burlesque à pleurer, mes deux verres ne suffiront pas à calmer le tourment que m’impose la comparaison. Il y a quelque chose d’indigne dans la fête qui se met en place pour ce soir, de méprisant même à l’égard de l’électeur, du geste simple qu’il vient poser selon ses convictions, ses problèmes ou ses craintes, de son souhait d’être entendu. Les uns et les autres ne paraissent pas agir dans le même monde, ou pas pour les mêmes buts. Et je n’ose imaginer ce que ressentent ceux qui n’ont pas voté pour nous. Mais je suppose que la politique doit avoir le même goût dans tous les sièges de tous les partis, ce soir comme les autres jours… Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Ai-je été naïf ou bien étais-je fatigué de ce que je taisais ? C’est vrai qu’ils n’ont pas eu grand mal à me convaincre lorsqu’ils sont venus me chercher : «…avec tout ce que vous avez déjà réalisé… votre réputation… votre connaissance du terrain… vos idéaux tellement proches de notre cause… vous n’aurez qu’à paraître, à parler selon votre cœur… nous nous occuperons de tout… vous verrez, une fois élu, vous pourrez agir plus largement, pour le bien commun, votre action trouvera de nouveaux échos… nous vous assurerons un soutien sans faille… » Quand même, je me suis retrouvé assez loin dans la liste et, pendant plusieurs semaines, j’ai dormi sur la banquette arrière d’une berline, entre deux réunions. Il fallait serrer tant de mains, se déplacer sans cesse, écouter tellement de problèmes, survoler tous ces dossiers, rencontrer encore, convaincre ou promettre pour réussir à être élu malgré cette mauvaise place.
Effectivement, je n’ai manqué de rien, mais il a fallu que je me conforme à l’encadrement proposé. Au sourire enthousiaste pour la photographie sur fond neutre, à la place imposée dans une liste numérotée. J’étais une case vierge qu’il fallait convaincre de noircir. Durant ces jours trépidants, j’ai dû oublier qu’on était venu me chercher pour ce que j’avais été et, ayant accepté, que je me transformais désormais en celui qu’il fallait que je sois. Logique implacable : on se pense utile par compétence quand il ne s’agit pourtant que d’obtenir un siège dans lequel on devra s’asseoir pour négocier. Tout compte fait, je dois reconnaître que personne ne s’est joué de moi ; j’ai seulement été un peu lent à comprendre que le système condamne à gagner. Trahir, se retirer, perdre ou chercher à se représenter plus tard ne sont pas des fins en soi.
Il va falloir que j’y retourne. Je vais me passer un peu d’eau sur la figure et je pourrai recommencer à faire des sourires, à serrer des mains, ou à répéter, comme je l’ai déjà si souvent entendu, que « tout ira bien ». Il est trop tard pour me demander ce que je vais faire, je n’ai plus que le choix de continuer.