Le jardin des innocents

Christine Hemmerechts,

Mais cet après-midi, cet irrépressible désir d’être celui qui touche, celui qui d’un regard légèrement amusé, légèrement concentré, toise l’autre avant de la palper. Me placer devant lui, suivre du doigt les contours de son visage, ses lèvres, son nez, son front, ses maxillaires, son menton, ses oreilles, ses sourcils, ses orbites. Écarter doucement ses lèvres, sentir l’intérieur humide et chaud de ses lèvres, attendre la langue qui, timide ou téméraire, lèche mon doigt, l’aspire. J’aimerais faire glisser des bretelles sur une épaule, d’abord la gauche, puis la droite, les replacer sur les épaules, attendre. J’aimerais dénuder un sein, un sein d’homme, un sein de femme, puis caresser l’entour du téton avec un doigt, plus tard peut-être avec ma langue. J’aimerais m’agenouiller devant quelqu’un, défaire une ceinture de pantalon, ouvrir les boutons ou la fermeture éclair d’une braguette, faire glisser un doigt au-dessus du bord d’un slip, sourire à la vue des poils dont les petites boucles dépassent de l’élastique. J’aimerais dénouer des lacets, ôter une chaussette, poser un pied nu sur ma cuisse, tirer doucement les doigts de pied. J’aimerais être celui qui touche, avec ses doigts, ses mains, ses lèvres, sa langue. Mais je suis celle qui est touchée, qui est debout, assise ou couchée, observe des doigts, des mains, des lèvres, une langue qui effleurent ma peau, écoute des paroles comme celles-ci :

Ta peau est si douce, tu sais. Enduis-tu ton corps d’huiles tous les soirs ? Sens comme elle est douce, c’est une vraie peau de bébé, sens ! Je voudrais la mordre, je voudrais la lécher, je voudrais y appuyer mon nez et en humer l’odeur, je voudrais graver un morceau de ta peau afin que ta peau grandisse sur la mienne, grandisse avec moi. Sens, sens comme elle est douce !

Ma peau est-elle plus douce que celle des autres femmes ? Ou les hommes disent-ils cela à toutes les femmes qu’ils aiment ? La peau d’une femme devient-elle si douce parce qu’elle est aimée ? J’aimais entendre cela, ne me lassais jamais de l’écouter, peut-être ma peau est-elle vraiment d’une douceur exceptionnelle, ce n’était pas le premier qui me le disait. Il se coucha sur le dos, ferma les yeux, plaça un bras derrière sa nuque, l’autre sur ses yeux, dit : Touche-moi. Je te touche, mais toi, tu ne me touches jamais. Je continuais de regarder, me taisais, savais que sa requête était on ne peut plus raisonnable, que les attouchements devaient être réciproques, que l’on ne pouvait pas prétendre aimer quelqu’un si on ne le touchait pas, mais j’en étais incapable, quelqu’un m’avait coupé les mains de sorte que j’étais condamnée à être éternellement celle qui est touchée et à ne jamais être celui qui touche. Caresser est un mot qui m’est presque inconnu. Comment pourrais-je songer à caresser alors que je ne sais pas toucher ? Est-ce que je veux être caressée ? Je veux être touchée, mais cela, mon ex-amant le voulait aussi. La vérité, c’est que cet homme qui me faisait chanter, qui menaçait de me détruire et que ma sœur, ma grande sœur, a réduit au silence une fois pour toutes s’est mis en colère en premier lieu à cause de la paralysie de mes mains. Touche-moi. Je veux que tu me touches. Non, pas avec une main molle. Je veux que tu me sentes. Ça, c’est toucher, et ça aussi. Et ne toujours pas pouvoir bouger, seulement pouvoir regarder, écouter. Plus il criait fort, plus je me taisais, et mon silence le rendit fou de rage. Parle-moi, ne me regarde pas ainsi, ouvre la bouche et dis ce que tu ressens. Tu es étendue, nue, à côté de moi, je te touche, je t’embrasse, je te caresse, je te baise, mais j’ignore ce que tu ressens, c’est insupportable, tu me détruis, veux-tu me détruire ? Je posais parfois une main sur sa poitrine, disais : Mais je te touche. Et il pleurnichait comme un enfant. Tu me regardes comme un singe au zoo. Tu trouves que je suis un objet d’étude intéressant. On n’est pas au théâtre ! On est dans la réalité ! Je suis réel, cette peau est réelle, ce cœur est réel. Je t’aime mais tu ne comprends pas ce que cela signifie. Je voudrais ne t’avoir jamais rencontrée !

Je l’apaisais parfois, essayais d’être plus grande et plus forte que lui, l’apaisais comme j’avais apaisé des centaines de fois ma plus jeune sœur. J’imaginais que c’était elle qui gémissait et geignait à côté de moi, pressais sa tête contre ma poitrine et disais : Du calme, tout s’arrangera, calme-toi, et soudain ma main passait dans ses cheveux, mon doigt glissait sur sa joue, exactement comme je le faisais avec elle quand le chagrin la submergeait et qu’elle roulait sur le sol en sanglotant et en hoquetant, mais ces attouchements-là n’étaient pas ceux qu’il attendait de moi. Je ne suis pas un enfant. Ne me rabaisse pas ! Et il me repoussait et allait pleurnicher dans la salle de bains. Mais dès qu’il m’entendait quitter la chambre d’hôtel, il me poursuivait avec une serviette nouée autour des reins pour seul vêtement, me forçait à retourner dans la chambre avec lui, il fallait parler, il voulait savoir et saurait ce que je pensais, ce que je sentais, je devais tout de même sentir quelque chose, ou ne pouvais-je sentir ce qu’un dramaturge m’avait soufflé à l’oreille ? Arrête ! Ça suffit ! Non, ça ne suffit pas, et loin de là. Je ne suis pas un acteur. Je n’ai pas joué la comédie toutes ces fois où nous avons fait l’amour. Certaines personnes pensent ce qu’elles disent, croient à ce qu’elles font ! Je n’importe pas à tes yeux ! C’est comme si je n’étais pas là. Tu vois une queue ! Je ne suis pas une queue ! Je suis un être humain ! Plus il fulminait, plus j’étais convaincue qu’il avait raison, mais aussi plus je devenais inaccessible pour lui. J’utiliserai ça un jour dans une pièce qui était déjà écrite ou qu’un autre écrirait. Médée, Lady MacBeth, au théâtre les femmes démentes ne manquent pas. Combien de scènes semblables n’avions-nous pas eues avant que je ne lui dise : Plus jamais. Stop. Basta.Plus jamais ? Tu crois que tu vas t’en sortir comme ça ? En prononçant deux mots idiots. On verra qui fait la loi, ici. Et il me jeta sur le lit, appuyait mes bras contre le matelas, écartait mes jambes avec ses jambes, me pénétrait en sanglotant, m’écrasait de tout son poids en pleurant. Je t’aime, nom de Dieu, je t’aime. Aurais-je dû lui dire ce que je pensais ? Que c’était effectivement un spectacle intéressant ? Que, techniquement, il m’avait violée ? Que, physiquement, il était indiscutablement le plus fort, mais que, psychiquement, il ne me briserait jamais, en dépit de ce qu’il pouvait penser ? Que personne ne m’avait jamais brisée ni ne me briserait jamais, que ma sœur, pas celle que je devais consoler, mais ma grande et forte sœur ne le permettrait pas, ni mon mari dont il avait raison d’être jaloux même si j’étais au lit avec lui ? Peut-être aurais-je mieux fait de dire ça, peut-être aurais-je pu le toucher après avoir dit ça, tout ce que je sais, c’est qu’un après-midi, pendant qu’il piquait une crise, je regardai ma montre et vis que, si je voulais être à l’heure pour jeter un coup d’œil sur une nouvelle production, je devais partir d’urgence. Tu as raison, dis-je, tu me laisses complètement froide. Quoi que tu fasses ou dises, ça ne me touche pas. Je ne veux plus te voir, je ne veux plus t’entendre, je ne suis jamais sortie avec toi.Du texte, dit-il. – Tu voulais du texte, non ? J’ai pris mon sac et suis sortie de la chambre. Je me suis dit que j’avais gagné. Ce soir-là, je me suis blottie contre mon mari pour la première fois depuis des semaines. Serre-moi, lui ai-je demandé. Serre-moi fort. Il a passé maladroitement un bras autour de ma taille, m’a prise tant bien que mal dans ses bras. Il ne m’a pas posé de questions, m’a donné une pichenette sur le dos, je ne pouvais espérer d’autres attouchements de sa part, il faisait de son mieux, je le savais. Mon mari n’est pas plus que moi enclin à toucher. C’est pourquoi nous nous supportons, c’est pourquoi nous nous faisons souffrir. J’ignore qui le touche. J’espère qu’elle est gentille avec lui, accepte qu’il ne réponde pas à ses caresses.

Aucune loi ne stipule ce qui unit deux êtres l’un à l’autre. Mon mari et moi sommes unis pour toujours par ce qui n’existe pas entre nous. Chaque mot qui n’est pas prononcé, chaque caresse qui n’est pas suivie d’une caresse de l’autre resserre ce lien, le rend plus irrémissible. Et le fait que personne ne le sache, que personne n’en soit le confident.

 

(traduit du néerlandais par Patrick Grilli)

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