Le jour de mes seize ans

Valérie Constant,

Cela faisait au moins dix ans que Jeanne n’avait pas vu un billet de cinquante euros. Elle sourit en se demandant contre quoi elle pourrait l’échanger ! Le vent qui séchait ses vêtements usés lavés à la rivière ? Le lopin de terre qu’elle cultivait pour se nourrir ? La caverne où elle dormait et se réfugiait quand la nature se déchaînait ?

Elle remit le billet dans le vieux carton rempli d’extraits de banque caducs, d’actes notariaux, de liasses d’euros et remit celui-ci dans sa cachette sous le plancher poussiéreux.

Nostalgique, Jeanne observa ce qu’il restait de la maison familiale dans laquelle elle avait grandi. Les murs aujourd’hui envahis par la mérule, se souvenaient-ils de ses jeux d’enfants ? Une fraction de seconde, elle revit son père assis derrière son bureau. Chaque dimanche, elle venait le chercher pour le dîner. Absorbé par sa tâche, il mettait toujours un certain temps à lever les yeux sur elle et maugréait un « Humm, j’arrive tout de suite ». Jeanne attendait. Elle aimait l’odeur à la fois douce et âcre du tabac qui planait dans le bureau de son père. Elle regardait, fascinée, la haute bibliothèque alignant le désordre des dos des livres de formats et de couleurs variés. Parfois, elle s’asseyait sur le bord de la méridienne en attendant qu’il termine ses « papiers » comme il avait coutume de les appeler même si cela faisait belle lurette que tout se réglait par ordinateur. Enfin, il refermait son portable d’un geste sec et rapide, se levait et répétait invariablement la même phrase : « C’est toi que je vais manger aujourd’hui ! Une bonne petite Jeannette en chocolat ». Il l’attrapait par la taille et la faisait sauter dans ses bras avant de la mordiller dans le cou en poussant des cris d’ogre affamé.

Comment en étaient-ils arrivés là ? Son père avait-il suspecté le danger qui les guettait ? Tout cela était-il prévisible ? Le pouvoir aurait-il pu anticiper et éviter la catastrophe ? Était-il responsable ?

Elle se souvint du premier jour du black-out. Elle venait de fêter ses seize ans. Ses parents lui avaient offert une tablette dernier cri. C’était bien sa veine.

Deux jours plus tard, à 17 heures, le 1er janvier 2020, tous les écrans s’étaient éteints après avoir diffusé un diaporama des personnes les plus riches et influentes du monde égorgées, baignant dans leur sang. Ensuite, tous les moniteurs s’étaient brouillés pour afficher un message unique dans toutes les langues : L’arrogance capitaliste ne nous détournera plus de notre foi !

Au début, tous crurent à un spam glauque. Choqués, ils testèrent les ordinateurs, tablettes, télévisions et smartphones de la maison. À peine allumés, ils exhibaient tous les mêmes images odieuses suivies du même communiqué vengeur : dernier cri d’une civilisation malade, mise à mort d’un système créé par lui-même. Très vite, les appareils ménagers s’étaient mis à grésiller sous l’effet d’une surcharge électrique. Quelques minutes plus tard, les lumières s’éteignirent, la chaudière émit un dernier grondement.

Chacun tentait de masquer l’angoisse qui l’envahissait. Ne pas céder à la panique ! Réfléchir sereinement dans le noir.

Déjà, son frère équipé d’une lampe de poche cherchait des bougies, chargeait l’âtre de bois. Coupés du monde et de leur père parti au travail, ils se sentaient seuls, terriblement fragiles.

Son frère voulut se rendre chez leurs voisins les plus proches situés à trois kilomètres de là. Arrêté dans son élan, il aperçut un avion qui sans un bruit se précipitait inéluctablement vers le sol. Leur père arriva cinq heures plus tard, fébrile, porteur du chaos qui régnait en ville. Il leur raconta la stupeur de tous, les crises de panique des gens coincés dans les ascenseurs, ses collègues inquiètes parties en hâte à la recherche de leurs enfants, les feux de signalisation en panne, les trains bloqués en gare ou en rase campagne. Les magasins et les banques avaient été pris d’assaut. La police prise de court n’avait pu empêcher les pillages et les scènes de violence tandis que les familles cherchaient à se regrouper.

« Nous devons partir immédiatement. Nous ne sommes pas en sécurité ici. Réunissez des vêtements chauds, des vivres, des médicaments de première nécessité. Nous nous mettrons en route dans une heure tout au plus. »

Son père s’était alors enfermé dans son bureau.

Sur la route, ils avaient croisé des bandes de pillards cagoulés détruisant à coups de massue les distributeurs automatiques et les horodateurs. La police, débordée, détournait les véhicules des centres-villes.

Privés de tout moyen de communication, ils ignoraient l’étendue du désastre. Les informations glanées au fil de leur errance étaient contradictoires. Des rumeurs sinistres circulaient en dépit de toute vérité.

Conscients de leur isolement et de leur vulnérabilité, ils avaient rejoint la longue colonne de réfugiés qui comme eux avaient abandonné leur maison. À quelques-uns, ils avaient recréé un mode de vie communautaire où chacun offrait ses services à la collectivité. Ensemble, ils étaient plus forts pour lutter contre les hordes de brigands et assurer leur survie.

Jeanne se releva et se fit la promesse de ne plus revenir sur ses pas.

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