Quand je suis parti, ma femme tirait la gueule, ma fille pleurait, elle refusait d’aller dormir. Le chat venait tout juste de vomir à côté de sa gamelle. Le lave-vaisselle était en panne. Une pluie battante menaçait de faire s’effondrer une fois de plus la gouttière de la cour. Ma réparation de fortune n’avait eu, évidemment, aucun effet. Je me demandais si vraiment tout cela ne s’apparentait pas à un gigantesque malentendu. Étais-je bien la bonne personne au bon endroit ? Ne pas se laisser submerger. Toujours pareil. Acter que. Mais bon. Impossible de faire mieux. Comme souvent. Je prévois quelque chose et ça merde.

Réfléchir, agir. Ou pas.

S’immobiliser. Y aller.

Option 1 : angoisser et culpabiliser.

Option 2 : faire marche arrière.

Option 3 : m’en foutre, continuer.

Je me suis donc rendu à cette réunion.

*

Je suis en retard. Je déteste être en retard. Mais je dois m’y faire, me calmer, ne pas regarder tout le monde de travers et conduire prudemment. Sûr que mon retour à la maison après cette virée allait tourner au vinaigre. C’est comme ça. Tant pis. Pour cette fois, et pour toutes les autres d’ailleurs. Un petit tour au parc ce week-end et il n’y paraîtra plus. Si j’avais de l’argent, j’achèterais certainement une robe chez Scotch & Soda, ou une magnifique machine à pain. Je reviendrais triomphant. On baiserait. Puis on oublierait. Puis on se marrerait en regardant notre feuilleton débile préféré.

Là on va s’engueuler, se tirer la tronche pendant trois jours, puis oublier.

Jusqu’à la prochaine fois.

J’aime rouler dans la ville, la nuit tombée. Les rues pratiquement vides m’électrisent. J’avise les mémés ou les pépés qui promènent leur chien en toute méfiance. Je ralentis légèrement. Ils me regardent en trouillant. La main prête à sortir je ne sais quel ersatz d’arme prohibée. Je continue à avancer, à m’enfoncer dans le noir. Dans le quartier où je me rends, les lampadaires se font rares, les passants ont pratiquement disparu. Ceux qui restent filent menton au sol. De longues distances sont totalement plongées dans l’obscurité. C’est une autre ville. Avec un cœur qui bat plus lentement, plus sourdement, plus sournoisement, toujours prêt à bondir. Il y a comme une fracture, deux mondes séparés. J’aime ça.

Je tourne un peu en rond pour trouver une place.

La rue déborde. Je cherche, je cherche. Pas grand-chose en vue. Mais je réussis à garer ma voiture dans une micro-place entre deux espèces de chars d’assaut en toc. Je bourre devant et derrière, je baise à sec les pare-chocs avant et arrière en me disant que de toute façon c’est fait pour. Faut bien que je me foute quelque part. Puis avec des mastodontes pareils c’est ma petite cylindrée qui morfle. Alors. Je me demande quand même comment font les gens pour se payer ces engins, et surtout comment ils font pour les remplir d’essence ou de diesel. Connards de friqués.

Je repense à la robe, au four à pain, à tout ce que je pourrais acheter si, et ça me fait mal.

J’entre.

Il y a des pancartes à moitié effacées qui disent « Soc té acOph niK ». « Celui qui ent e ici ». « O blie tout ». En dessous, il y a une flèche qui indique de prendre les escaliers. J’essaie de voir un peu plus loin que la deuxième marche mais ça n’est pas possible. Je suis devant un trou noir, un gouffre. Je descends.

Des voix, des bruits me parviennent et me rassurent plus ou moins. Il y a bien quelqu’un ou quelque chose en bas.

On n’y voit vraiment rien. L’obscurité est dense. Je m’avance prudemment, mais je me prends une porte métallique en pleine poire. Je l’ouvre. Tout le monde se marre. La lumière dégueule une couleur de slip sale. Il me faut quelques minutes pour m’accoutumer et commencer à y distinguer des visages, les murs, les meubles, etc.

Ça commence bien.

Je fais un petit signe à quelques personnes. Tout le monde à l’air d’avoir autre chose à faire que de s’occuper de moi. Sur les murs fraîchement repeints en noir quelqu’un a gravé quelque chose. Ça n’a pas de sens, pas de signification. C’est juste là, parce que ça doit être là. Un mur noir rempli de dessins taillés à la fourchette, et c’est tout. C’est fascinant et monstrueux. C’est totalement moderne et rétrograde. C’est, surtout, totalement dérangé.

Il y a : des monstres à grosse queue, des arbres pourvus de tentacules épineux.

Il y a : des squelettes avec quelques bouts de chair qui pendent.

Il y a : des cerbères aux oreilles poilues et pointues et colorées comme des crêtes de punk.

Et il y a : des femmes, des tas de femmes, nues, déchirées, mutilées, écartelées.

Et dans ma tête il y a : la perplexité.

Sans doute l’œuvre d’un dérangé misogyne, je me dis. D’un type qui devrait aller voir un psy pour parler de sa mère, de sa sœur et/ou de sa première petite amie.

En face de l’escalier qui mène à cette semi-cave, deux armoires métalliques, posées dos à dos, sont entièrement décorées de jaquettes de disques et de vinyles de groupes rock du milieu des années 1970. À côté, il y a un frigo. Le plus gros frigo que j’aie jamais vu. Il est bourré de cannettes de bières, de la saloperie de bière bon marché, mais on s’en fout parce qu’elle est juste destinée à se démonter la gueule.

Un type s’y appuie mollement.

Je m’avance.

Il me fait signe du menton.

J’ouvre le frigidaire, il me regarde un peu de travers, me demande si ça va. Crétin. On ne pose pas ce genre de question. Évidemment que ça ne va pas. Je le dévisage, en lui tendant une bière. Il se ravise. Il dit.

OK ?

Ben ouais.

On attend encore du monde, manifestement, quelques trublions non négligeables sans doute. Ils arrivent au compte-gouttes. Je les regarde. Tous ont la gueule de l’emploi. Les traits tirés. Leurs bouches se crispent, de rage contenue. Ce sont des animaux, des chiens. Un rien les fait aboyer.

Et justement ils se mettent à beugler, tous en chœur :

Nous sommes la branche armée.

Nous sommes la peur.

Une vitrine qui vole en éclat,

Une bagarre qui tourne à l’émeute,

Des voitures renversées,

Une explosion dans un centre commercial,

C’est nous.

Nous sommes la menace.

Nous sommes les invisibles.

Seuls les débris témoignent de notre existence.

Sur les ruines de l’ancien monde

Nous voulons en construire un nouveau.

L’atmosphère est étouffante. Tout le monde fume, sauf moi. Je me contente d’enchaîner les cannettes en rythme. Tout cela ressemble à une mascarade. Et ça l’est. Je m’embrouille avec un type qui m’explique qu’au début, les actions consistaient à faire des choses drôles, visaient à ridiculiser le pouvoir, les riches, les banquiers, les patrons, etc., bref tous ceux qui ont un intérêt à ce que rien ne bouge, mais là ils en ont marre. Remplir des boîtes aux lettres de yaourt, peindre des trucs sur les façades du parlement, des entreprises qui ne paient pas ou peu d’impôts, ça suffit. Là ils en ont vraiment plus que marre. Alors ils cognent.

On ne rigole plus.

Effectivement, ce n’est pas drôle.

J’essaye de lui dire que c’est complètement con, que ça ne sert à rien, mais il ne m’écoute pas. Et au fond de moi-même je me demande pourquoi je me casse le cul à lui parler.

Il se fait tard.

Dans son regard : du mépris.

Dans le mien : de la colère.

*

En sortant, vers six heures du matin, je me suis vraiment trop bourré pour prendre le volant, et de toute façon ma voiture a disparu. Il y a un panneau que je n’avais pas vu qui indique : « Interdiction de stationner. Livraisons 24 heures/24. »

Je suis bon pour me taper la fourrière.

Un taxi passe, me prend.

Je vais en avoir pour trente-cinq euros… pour faire quoi, dix kilomètres ? Je n’ai pas un rond. Je réfléchis. Et je regarde les maisons, les immeubles, les quartiers éventrés sous les néons. La ville dort encore, elle me berce. J’ai les paupières qui tombent. Je voudrais pouvoir dormir, là maintenant. Je remarque que systématiquement l’envie me prend de sombrer dans le sommeil pile au moment où c’est impossible, pile au moment où je risque de louper un arrêt de train ou de métro par exemple, ou pile au moment du dessert dans un dîner à la con, après le énième pousse-café cognac. Et ça me lourde, parce que je sais que dès que je serai dans mon lit, je pourrai juste fermer les yeux, sentir mon crâne s’enflammer, mes orbites se compresser, mon ventre gonfler, ma cervelle tournicoter à la recherche d’un point d’échappement. Et je resterai focalisé sur une connerie, un truc absurde, insoluble, une pensée indécrottable, dont je n’arriverai à sortir qu’en allant pisser. Mais je n’aurai jamais envie d’aller pisser. J’attendrai que ma vessie soit au bord de la péritonite, j’attendrai de n’en plus pouvoir.

Comme toujours.

Le taxi s’arrête juste à l’endroit que je lui ai indiqué. Le chauffeur me regarde dans le rétro. Il me dévisage. Il se méfie. À cette heure-ci. Un type qui articule comme une vache espagnole cokée, forcément, ça n’inspire pas.

Je sens que ça va mal se passer.

Je tente d’ouvrir la portière.

Bloquée.

Il me dit, c’est vingt-deux euros. Je panique. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre ou inventer ? Alors je balance mon pied dans la vitre arrière, mais ça n’a aucun effet. Rien. Ce putain de carreau est blindé ou je ne sais pas quoi. Le chauffeur blêmit. Il me dit vous êtes dingue ? Il sort. Ouvre la porte. Me saisit par le t-shirt, me colle une droite en pleine gueule. Puis une autre. Je suis sonné.

Je dis : je suis désolé.

Je pense : je vais me faire démolir.

Je dis : j’ai pas un rond, je suis désolé.

Il me fouille, mais rien. Il prend mon portable. Et son pied m’arrive en pleine poitrine. J’étouffe. Je vois rouge. Je parviens à me relever, et je me barre en courant. Je sens qu’il me suit, il essaie de me faucher mais il rate son coup. Connard. Je file, je cours, je traverse les rues comme une brute en soufflant comme un bœuf. J’arrive dans un parc. Je m’affale sur un banc. J’ai mal partout. J’ai envie de dormir. De sombrer complètement, mais il faut que j’avance, que je rentre chez moi. Deux ou trois heures passent. Je me remets en route. La chaleur commence à monter. L’asphalte part en fumée. Des zones de condensation m’obstruent le regard.

Dans ma tête il y a : l’angoisse.

*

Au loin un rassemblement. Il y a de la couleur partout.

Quand j’arrive sur place, je ne vois qu’une marée de gens assis qui discutent, fument, boivent, jouent de la musique, se pelotent discrètement, font cuire de la viande et des saucisses. Les banderoles, les calicots, les panneaux sont entassés dans un coin, personne ne les surveille.

Ils ont vraiment l’air de n’en avoir rien à foutre.

De s’être réunis pour un barbecue géant.

D’être chez eux, là, les fesses posées sur le sol d’une des plus grandes villes du monde. Une de ces villes qui brasse plus de pognon qu’aucun d’entre eux ne pourra jamais en voir ou en imaginer, ne fût-ce que le tiers de la moitié du quart d’un poil de cul. Et pourtant, elle a l’air de leur appartenir.

Je commence sérieusement à me demander si on ne s’est pas totalement foutu de ma gueule, depuis toujours. Je me demande sérieusement si cette coupe de cheveux, si cette veste, ce froc trop large, tout cet attirail du parfait Indigné, ce n’est pas la plus grosse couillonnade du monde.

Parce que je suis l’un d’eux, tout à coup. Et merde.

Je me suis fondu dans la masse. Je me suis imprégné, j’ai été avalé et digéré sous une forme nouvelle.

En face de moi, maintenant, il y a les types d’hier soir. Je les reconnais. Ils me voient, et ça ne leur plaît pas.

Ils disent : traître.

Ils disent : c’est l’heure de payer.

Je ne comprends rien.

Ils me barrent le chemin, à quatre de front. Ils portent des masques de débiles. Des masques blancs avec un grand sourire. Ridicule. À l’intérieur, ça gargouille. Mes entrailles se font une partouze à mon insu. J’ai la trouille. Je ne sais pas trop quoi faire. Ils ne bougent pas, ils ne disent rien. Ça dure bien trente-cinq mille ans cette situation absurde. Puis l’un d’eux, celui qui tient une matraque, demande :

Qu’est-ce qu’on fait ?

Il répète.

Qu’est-ce qu’on fait ?

À nouveau, j’ai le sentiment très net qu’on me joue un sale tour. Que quoi que je fasse je me fais avoir. Je suis celui qui en prend toujours plein la tronche. Oui, c’est moi.

Et ça ne changera jamais.

Et mon sang bout.

Et mes muscles se tendent.

Et ma cervelle, mon cervelet, s’unissent pour me mobiliser tout entier en faisant passer ma peur au second plan. Je plonge, je saute, je bondis en direction de celui qui porte la matraque, je lui attrape la gorge, je lui arrache le masque.

Je frappe.

Je frappe.

Et frappe encore. Bientôt le visage n’est plus qu’un amas de chairs rouges, de nerfs déglingués, de cartilages et de bouts d’os. Je baigne avec cet autre corps dans une immense flaque pourpre. L’odeur est forte et violente. Je m’assieds. Tout tourne autour. J’ai la nausée. Je me sens faible. Et je m’affale. Un voile noir m’occulte la vue et je m’affale.

Un rat gigantesque s’avance vers moi. Il me renifle. Il dit, c’est l’heure de la vengeance.

Il fait sombre, tout ploie. Chaque bout de sol crasseux me colle à la peau, je fais corps avec la ville, avec le monde, j’en suis l’ordure incarnée. Je suis le furoncle, le point noir et la crevasse qui va avec. Je suis le déchet, le résidu gazeux et la sortie d’égout. Un autre rat, puis un troisième débarquent.

L’enculé, ils disent, l’enculé, il n’a pas deux onces de jugeote. Pas apte à la survie. Massacrons-le. Et ils me sautent dessus, me déchirent la peau avec leurs dents jaunes.

Ils se marrent :

Je ne voudrais pas dire mais il sent le rognon ce mec. Il a un goût de pisse.

Ils rient tant et plus, tandis que j’agonise.

Des heures et des heures passent encore.

Tout a disparu. Il n’y a ni corps, ni mare de sang, ni bestiole poilue. Je sais pourtant que je suis un assassin. Il ne reste rien. Je me suis chié dessus, ça oui, mais pour le reste je ne sais pas. Je me relève tant bien que mal, j’ai des douleurs dans toutes les articulations.

Option 1 : angoisser et culpabiliser.

Option 2 : faire marche arrière.

Option 3 : m’en foutre, continuer.

Et je pleure, je pleure en marchant vers chez moi. Mes yeux sont deux baudruches violettes remplies de larmes amères.

Je me dis.

Ça n’a pas de sens.

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