Le perdu de Saint-Pholien

Claude Javeau,

À seize ans, Georges Simenon, saute-ruisseau du journalisme, s’occupait des chiens écrasés dans la Gazette de Liège, devenue longtemps après édition liégeoise de La Libre (sans « Belgique », on est à Liège). Trois ans après, il était à Paris, où il s’est mis à noircir du papier sous différents noms. Du porno, de l’aventure, du polar, comme on ne disait pas à l’époque. Trois cents kilomètres entre lui et Liège est surtout « mère »[1]. Maigret est flic à Paris. Les romans sans Maigret se déroulent presque tous en France. Il y a quelques années, un important hebdomadaire parisien évoquait l’écrivain « français » Georges Simenon. Pourtant, jusqu’à la fin de sa vie, Simenon a conservé son accent liégeois. Et c’est l’Université de Liège qui conserve ses papiers.

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Liège, la rue Léopold, sous la pluie du soir. Des traînées de lumières multicolores sur le bitume luisant. Les passants se hâtent, les uns vers le Pont des Arches, les autres vers la place Saint-Lambert. Un homme au pas lourd me précède, chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, pipe au bec. Simenon ? Maigret ? Il remonte la rue vers le centre de la ville, laissant de plus en plus loin derrière lui, de l’autre côté du fleuve, l’église Saint-Pholien et son pendu. Je viens de m’apercevoir que l’homme porte une petite valise à la main. Une valise rectangulaire banale, comme on en vendait autrefois. Place Saint-Lambert, il va prendre un taxi, ou plutôt, comme il est assez radin, un bus 1 ou 4 vers la Gare des Guillemins, où il prendra un train pour Paris. Il sera perdu pour les paroissiens de Saint-Pholien. C’est lui, le perdu de Saint-Pholien[2]. Il ne cesse pas de pleuvoir. La rue Léopold est une rivière qui n’est tranquille qu’en apparence. Si Maigret la remonte, c’est qu’il s’y passe des choses pas comme il faut (comifaut, dit-on à Liège, en un seul mot), comme quand Henriette Brüll, fille d’un dijkmeester[3] limbourgeois, y met au monde celui qui deviendra l’écrivain en français le plus lu et le plus traduit dans le monde.

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Liège, près du pont des Arches, au Jardin des Olivettes. Le dimanche, aux alentours de midi, quand l’immense marché de la Batte bat encore son plein, de vieilles dames et, quoique moins souvent, de vieux messieurs s’y juchent sur une étroite estrade, dans le coin du L que dessine le bistrot, et y poussent la chansonnette, avec l’aide d’un jeune talent du Conservatoire venu arrondir ses fins de mois. C’est le tour de Simone, quatre-vingt-deux ans, cheveux blancs, habillée d’un cache-poussière bleu à fleurs, voix encore assurée pour chanter un succès de Cloclo François, Comme d’habitude. Diction claire, sens de la mélodie, a-t-elle jadis été de la troupe du Trocadéro, le « Troca » du Passage Lemonnier, ou de celle du Trianon, le théâtre wallon longtemps sis au boulevard de la Sauvenière, où ma grand-mère fut dame pipi dans les années cinquante (c’est à elle que je dois de parler le wallon liégeois avec une certaine habileté) ? Simone me rappelle ma grand-mère, prototype de liégeoise du peuple, qui savait à peine lire et écrire, mais qui ne mettait jamais de sourdine à son franc-parler. D’ailleurs, lorsqu’elle est montée sur l’estrade, Simone m’a adressé un « bonjour, Monsieur », comme si elle me reconnaissait. Dans son coin, derrière un verre de Leffe blonde en forme de calice, Simenon décrit le tour de chant de Simone (comprenant un inévitable Leyîzm’plorer), en y injectant ce qu’il faut d’un peu de sordide, d’un peu de squalide[4], pour que la médiocrité de la scène et l’usure des ans et des choses y occupent le rang qui leur reviennent dans ses romans.

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Liège, l’Hôpital de Bavière, service des urgences. En 1972, j’y ai passé une journée presque entière, avec ma première femme. On venait d’hospitaliser son père, victime d’un pneumothorax. Il n’avait pas soixante-dix ans, mais son corps était fort abîmé par les montagnes de poussière de charbon que cet ancien mécanicien de locomotive à vapeur avait absorbées pendant la plus grande partie de sa vie. J’ai gardé de lui le souvenir d’un très brave homme – « brave » au double sens du courageux et d’aimable –, travailleur consciencieux, fidèle au parti socialiste jusque dans ses mesquineries, profondément attaché aux siens, spécialement à sa fille, qui, devenue très jeune directrice d’école secondaire, était toute sa fierté. Ce jour-là, une trentaine de personnes sont venues aux urgences : accidentés de la route, candidats au suicide n’ayant pu réussir leur coup, enfants pris de maux inexplicables. L’agitation était grande, mais sans véritable énervement, la routine, quoi. Les ambulances allaient et venaient dans la cour du vieil hôpital, de type pavillonnaire, aujourd’hui rasé et remplacé sur une des sept collines de la ville par celui de la Citadelle, où ma propre fille officie maintenant comme infirmière dans un service de soins intensifs. Vers la tombée du jour, on nous a dit que le vieil homme était hors de danger, mais qu’on le garderait en observation pendant la nuit. Nous avons regagné notre domicile. Le lendemain matin, on nous a annoncé sa mort, aussi instantanée qu’inattendue. Une voix de roman à la Simenon, d’un de ces romans où les mots s’entendent si bien à raconter la misère humaine, comme dans Les sœurs Lacroix ou Le cheval blanc. Deux ans auparavant, le 8 décembre 1970, Henriette Brüll, épouse Simenon, mère de Georges, le romancier célébrissime, et de Christian, le milicien devenu légionnaire, de loin son préféré, était morte dans le même hôpital, dans sa quatre-vingt-onzième année.

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Simenon était un sale type. Pendant la guerre, l’esprit de résistance ne l’avait pas habité. Il se conduisait en mufle avec les femmes. Il n’aimait pas sa mère, peut-être pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Mais je ne peux pas ouvrir un de ses livres – et j’en ai lu tant et tant, ma mère était une fanatique de Maigret – sans aussitôt me laisser aliéner par cette impitoyable mélodie en mineur sur laquelle il arrange les choses de la vie : « Il était cinq heures de l’après-midi, à peine un peu plus — une légère flexion de la grande aiguille vers la droite –, quand le 16 janvier. Madame Monde fit irruption, en même temps qu’un courant d’air glacé, dans la salle commune du commissariat de police »[5]. « En même temps qu’un courant d’air glacé », tout Simenon est dans cette incise.

Un courant d’air glacé sur ma ville natale, dont je me sens redevenir de plus en plus proche en prenant de l’âge. Qui s’engouffrerait par la rue Léopold, venant du Pont des Arches pour aller tournoyer place Saint-Lambert afin de rappeler à ces bons vivants de Liégeois, citoyens d’une cité qu’on dit ardente, que la vie est une tragédie sans tambours ni trompettes, comme le rappelle inlassablement l’un de ses fils les plus célèbres, dont l’ombre ne cesse de hanter ses rues.

[1] V. Simenon, G., Lettre à ma mère, Paris, Omnibus, 1999.

[2]   Quand j’évoque cette église, je ne peux m’empêcher de me rappeler qu’un homme politique appelé Joseph Pholien, social-chrétien, d’origine liégeoise, fut Premier ministre après les affrontements de la Question royale, entre 1950 et 1952. J’en ai gardé le souvenir d’un petit bonhomme à l’allure assez ridicule, une incarnation de Joseph Prudhomme à la belge. Mais je suis peut être injuste.

[3] Simenon, qui ne devait pas être versé en flamand, écrit « dijkmaster » (op. cit., p. 21).

 

[4] Invention personnelle d’après l’anglais squalid (« sale, d’apparence mesquine »). J’aime assez ce mot, qui me rappelle ce merveilleux recueil de Jerome D. Salinger, For Edme, with Love and Squalor.

[5] Simenon, G., La fuite de Monsieur Monde, Paris, Les Presses de la Cité/Le Livre de poche, 2000 (l’éd. 1945).

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