Tintin thaumaturge

Roger Foulon,

Le petit Louis, que tout son entourage appelait ‘tit Louis, était beau comme un ange. Du soleil plein les yeux, un teint de pêche, un sourire qui, chaque minute, accentuait des fossettes. On aimait beaucoup ‘tit Louis. À l’école maternelle qu’il devait quitter cet été, on lui faisait fête car il inventait sans cesse de nouveaux jeux. Boute-en-train, lors des récrés, on l’entourait beaucoup. Mais, en classe, il était d’une sagesse exemplaire, ce qui ravissait Madame Monique, son institutrice. Celle-ci le regretterait quand il passerait en primaire.

Employée de banque, sa maman avait dû le confier dès son plus jeune âge à sa grand-mère, ‘tit Louis adorait son aïeule. Après les repas, elle le prenait souvent sur ses genoux et lui lisait l’un ou l’autre album d’Hergé. L’enfant suivait avec passion les aventures de Tintin et, à peine la lectrice qui se serait volontiers assoupie se fourvoyait-elle dans ses propos, que ‘tit Louis la reprenait aussitôt. Connaissait-il par cœur ou lisait-il déjà, malgré son jeune âge, les bulles accompagnant les dessins ?

Toujours est-il qu’en cet été venant, ‘tit Louis faisait plus qu’ânonner les aventures de Tintin, des Dupont et Dupond, de Tournesol, du capitaine Haddock ou du chien Milou. Sa vie était ainsi pleine de personnages devenus ses familiers. Les jeux qu’il proposait à ses condisciples se nourrissaient beaucoup d’eux. Au gré de son imagination ou de ses humeurs, il distribuait à tous les rôles : l’un serait le professeur, d’autres les policiers à chapeau melon, d’autres encore la Castafiore ou Rackham. Il gardait pour la bonne bouche, c’est-à-dire pour lui, la tâche d’incarner Tintin. Il le faisait à la perfection et, pour le prochain hiver, il avait même demandé qu’on lui confectionnât des culottes de golf. Cela avait beaucoup fait rire ses proches. « Pourquoi pas un toupet à la houppe pendant que tu y es ? »

Mai fut un mois princier. Des fleurs partout. Des tiédeurs qui donnaient au jardin comme une respiration de femme heureuse. Bientôt, les vacances seraient là. Puis viendrait l’apprentissage du vrai savoir. Mais ‘tit Louis avait dépassé depuis longtemps le ba-be-bi-bo-bu et le 2+2 = 4. Il planerait au-dessus de tout cela.

Durant l’été, chaque jour, il rassembla ses condisciples. Sa grand-mère, veuve, possédait à l’arrière de sa maison une vaste pelouse plantée d’arbres. Un terrain de jeux et d’aventures qui faisait la joie de tous. Mais ici encore, les réminiscences venant en droite ligne de l’île mystérieuse, du Tibet, de la Chine, voire de la lune ou d’un temple perdu dans un pays lointain servaient de canevas aux amusements. Certes, ‘tit Louis ajoutait des éléments que lui dictait son inventivité débordante, mais l’essentiel sortait en droite ligne des albums illustrés qu’il gardait toujours à portée de main pour s’y référer en cas de contestation. Ce petit monde connaissait ainsi le bonheur. Les parents, contents de savoir leur progéniture en sécurité, se félicitaient de ces moments d’exubérance vacancière.

Mais, hélas, en août, ‘tit Louis tomba subitement malade. D’ordinaire si vif et pétulant, il se retrouva sans force, le teint pâle. Plus de goût pour les jeux qu’il dirigeait jusqu’ici en maître. Au fil des jours, son appétit le quitta malgré les douceurs que lui préparait son aïeule. On consulta plusieurs médecins. Le diagnostic fut réservé. De toute manière, ce n’était pas bénin. Mieux valait des examens plus approfondis.

On mena ‘tit Louis à l’hôpital, un établissement aux longs couloirs ripolinés. Des infirmiers et infirmières, de blanc vêtus, y convoyaient sans fin des patients allongés sur leur lit de souffrance.

D’interminables examens commencèrent pour ‘tit Louis. Il supportait tout avec beaucoup de courage. Il avait maintenant comme compagnons de chambre deux autres garçons de son âge qui, pareils à lui, dépérissaient peu à peu.

À la mi-août, le verdict tomba. Leucémie ! Les parents de ‘tit Louis tentaient au mieux de cacher leur tristesse. Après tout, rien n’était perdu. Les spécialistes l’affirmaient : on sauverait ‘tit Louis.

Cruel et débilitant, le traitement commença. La tête se dégarnit. Presque plus de cheveux. Pour ‘tit Louis, la rentrée scolaire était hors de propos. L’enfant réagissait pourtant avec courage, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Il avait demandé qu’on lui apportât tous les livres de Tintin. Il en contait des épisodes entiers à ses deux copains de chambre, ce qui avait pour effet de les dérider un moment.

Le premier septembre, date fixée pour la rentrée scolaire, le choc fut rude pour ‘tit Louis. Heureusement, le lendemain, quelle ne fut pas sa surprise ? Le couloir résonna : le piétinement d’une vraie armée qui tentait d’atténuer au mieux le bruit qu’elle provoquait. On frappa à la porte. Une marée d’enfants envahit la pièce. De son lit où il était couché, ‘tit Louis vit déferler vers lui la plupart des compagnons qu’il avait connus à la maternelle. Il en fut bouleversé. Impossible de dire un mot. Heureusement, les jeunes visiteurs, conduits par leur institutrice, n’étaient pas sans voix et tous voulaient serrer la main du malade.

Cette visite revigora ‘tit Louis. Durant des semaines, son état parut se stabiliser, puis s’améliorer. À chaque passage, les oncologues avaient le sourire. Les analyses révélaient d’indéniables progrès. « Certes, il faudra encore beaucoup de patience et de temps, mais nous sommes sur la bonne voie ! » De temps en temps, une petite délégation scolaire visitait l’hôpital. De trop nombreuses rencontres de ce genre n’étaient pourtant pas à recommander, mais comment les interdire ? Elles apportaient un tel réconfort !

L’automne arriva. Les arbres perdirent leurs feuilles. Les premières brumes couvrirent le pays. Ce fut la Saint-Nicolas. On combla ‘tit Louis de cadeaux. On lui offrit surtout les aventures de

Tintin qu’il ne possédait pas encore. Il s’y plongea des heures durant.

À présent, son état stationnaire donnait satisfaction à l’équipe soignante. Dès le début de l’année à venir, ‘tit Louis pourrait sans doute rentrer chez lui. Il lui faudrait pourtant revenir ici régulièrement. Cette nouvelle rasséréna tout le monde. Quelques cheveux commençaient à regarnir la tête de l’enfant, ‘tit Louis se sentait plus fort.

Noël approchait. Cette fête, il devrait quand même la passer à l’hôpital, les spécialistes voulant suivre encore l’évolution de la maladie avant de donner le feu vert pour sa sortie. Ce fut une désillusion pour tous. On avait cru pouvoir passer ce jour dans le cocon familial. Dans un coin du salon, on aurait dressé un sapin géant. Sa flèche aurait touché le plafond et des lampes auraient palpité au cœur des branches. Juste au sommet, une étoile aurait clignoté sans cesse. Rien de tout cela. Et pourtant ?

Dès le 22 décembre, des ouvriers de l’hôpital dressèrent dans un coin de la chambre un grand sapin que les gardes-malades s’employèrent à garnir de mille et une choses : boules multicolores, guirlandes, cheveux d’ange, flocons de ouate, ‘tit Louis battit des mains. Dans sa misère, n’avait-il pas de la chance ? Il ne pouvait détacher ses yeux de toutes ces merveilles.

Le 24 décembre devait lui apporter un bien plus profond ravissement. On était en fin d’après-midi, à l’heure où les rues de la ville, illuminées et bruyantes de cantiques, s’animaient, parcourues par une foule chargée de paquets et de cadeaux. On devinait d’ici la rumeur, bien que l’hôpital s’érigeât à l’orée de la cité.

Soudain, le couloir s’emplit, lui aussi, d’un brouhaha maîtrisé, de menus trottinements, de paroles étouffées, ‘tit Louis tendit l’oreille. En un court instant, il revit la scène vécue l’an passé quand, en compagnie de condisciples, on avait célébré le départ d’une institutrice admise à la retraite. On se bousculait. « Chut ! Chut ! » Puis, on avait poussé la porte. La maîtresse avait paru toute surprise. Fleurs, cadeaux, chants. On avait croqué des biscuits, bu un plein verre de limonade.

Et maintenant, c’étaient les mêmes bruits, les mêmes chuchotements. Brusquement, ce fut l’invasion d’une petite troupe. Mais quelle troupe ? Non ses amis, mais des personnages sortis en droite ligne de ses albums préférés. En effet, tous les arrivants étaient masqués, costumés. Madame Monique était la spécialiste du papier mâché. Elle moulait des visages à sa convenance, les peignait, leur donnait une réalité plus vraie que le réel. Ainsi donc, depuis des semaines, elle avait, en prévision de cette visite à ‘tit Louis, réalisé une série de masques inspirés par les albums de Tintin. On connaissait la fascination qu’exerçaient ces histoires sur le malade. Sollicités, les parents avaient aussi travaillé, les mères cousant, les pères complétant les attributs des jeunes acteurs de cette saynète. Beaucoup de personnages échappés des bandes dessinées venaient ainsi de faire irruption dans la chambre et entouraient ‘tit Louis. À la place d’honneur, bien sûr, Tintin, chandail et pantalon de golf ; les Dupont-Dupond, tout de noir vêtus, coiffés de leur melon ; Haddock, sa casquette de marin et sa vareuse à galons d’or ; Tournesol ; bien d’autres encore. Il y avait surtout un chiot, genre fox, qu’un enfant portait dans ses bras. La reproduction exacte, mais en plus jeune, de Milou. On l’avait découvert dans un chenil de la société protectrice des animaux. Il commençait déjà à répondre à son nom.

Alors, tout ce petit monde participa à une pantomime endiablée autour de ‘tit Louis. Tintin, Haddock et les autres esquissaient, en mieux, les gestes repérés dans les albums. Le jeune malade était visiblement ému. On lui avait confié Milou. Il le tenait entre ses bras.

Où était la vérité ? Dans les livres ou dans la chambre ? Ceux et celles qu’il voyait tournoyer autour de lui, ‘tit Louis ne parvenait plus à les discerner pleinement. Étaient-ils vrais ou faux, images de carton ou de chair ? Et Milou ? Allait-il parler comme souvent il le faisait dans les livres ?

Cela dura longtemps. Puis, il y eut un grand calme. Les gesticulations s’arrêtèrent. Et, selon le scénario prévu, chaque interprète prononça qui une phrase de Tintin, qui un des jurons familiers du capitaine Haddock, qui une étourderie de Tournesol. On pouffait, on s’esclaffait. Même le jeune Milou y alla d’un court jappement qui fit beaucoup rire. Un joyeux tumulte emplissait la chambre.

La nuit venait lentement. On alluma les lampes du sapin, ‘tit Louis était cette fois pleinement heureux. Il crut voir, par-delà la fenêtre, l’étoile mystérieuse, signe de sa convalescence assurée, indubitable. Tintin, son sauveur ! Il entra dans le temple d’un soleil qui ne finirait plus jamais.

Partager