Un pouvoir fulgurant

Isabelle Bary,

Il dort sur son chien. Il a l’air serein. Presque.

Les couvertures empestent. Ses ongles noirs trahissent la sédentarité. Depuis combien de temps est-il là, rigide, amorphe, attaché à son chien, à ce lieu ?

Il a le teint blême et les pommettes trop saillantes.

Puis ce visage aux traits accusés, jeune encore et déjà estampillé.

Il dort sur son chien. Avec violence, tragédie et désespoir.

Ses yeux roulent derrière des paupières chiffonnées. Idées noires ? Non. Il a l’ira serein.

S’il pouvait se réveiller !

À moins que ce ne soit préférable qu’il dorme…

Allez savoir !

Il bouge un pied. Un pied maigre dans une basket difforme, trouée et triste. Il a la basket triste, le pull triste, la veste triste, le jean étriqué et… triste.

Quel âge a-t-il ? Vingt ans peut-être ? Peut-être pas.

Je sais que tu penses la même chose, toi aussi. Bien sûr. Tu as rangé ton appareil photo.

On l’observe en silence. Avec une tendresse infinie.

Une brèche large et profonde nous sépare de lui.

Et c’est là que tu me dis :

« Mais, c’est lui », d’une voix tout effilochée par l’effroi, « c’est pas vrai, c’est lui ! »

Lui ?

Lui.

D. ?

Oui, D. Ce jeune homme-là, souriant et beau, plein de vie. Celui assis sur le trottoir, à l’entrée du MacDo, avec un chiot sur les genoux. Bien sûr que je me souviens de lui. C’était il y a un mois à peine. Il avait quitté Mons et sa copine. Il n’avait pas de logement à Bruxelles, mais il était confiant. Il attendait quelques papiers pour commencer un stage de menuiserie.

Confiant. Seul, mais confiant. Fort et confiant. Vivant.

Lisse et propre, rayonnant. Plein d’espoir. Comme doit l’être un jeune homme : plein d’espoir. Il s’en sortirait. Tu te rappelles, on l’a cru si fort.

C’est bien lui. Lui et pas lui. Un même et un autre.

L’avant et l’après, avec la rue au milieu. Comme responsable. Lieu commun de la déchéance à grande vitesse. La rue. Et son emprise sournoise, son pouvoir fulgurant et infini.

Il ouvre les yeux. Un regard vague se pose sur nous.

C’est qu’il tremble ! De tout son maigre corps, il tremble.

Une soupe lui ferait du bien. Oui, une soupe bien chaude, et un sandwich bien garni.

Depuis quand n’a-t-il plus mangé ? Comment voulez-vous qu’il sache ? Et quel jour sommes-nous et le temps qu’il fait ? Il est là depuis un mois. Il est là depuis toujours.

Il nous dit que c’est bon. Merci, et que c’est bon.

Que va-t-il faire maintenant ?

Rester là.

Rester là ?

Oui, rester là. Se lever, c’est déjà trop loin.

Et nous, il va falloir qu’on s’en aille. Il faut toujours qu’on s’en aille à un moment ou l’autre.

Alors, on est parties. On a marché dans Bruxelles et on s’est dit, toi et moi, que le monde de la rue, il ne fallait pas en sortir, il fallait juste ne jamais y entrer. Que la prévention, d’ailleurs, c’était peut-être le seul moyen.

Que la rue, ce n’était vraiment pas un endroit pour s’asseoir. Même en attendant, même juste pour voir. Même un instant.

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