À Jean-M. Horemans
Trompé par sa femme, très aguichante, M. Rousseau, professeur du Collège, se consolait au mieux en se donnant corps et âme à son métier. Chaque année, il s’efforçait d’intéresser les potaches en prospectant, hors du programme habituel, les œuvres des auteurs qu’il aimait. Un des premiers retenus avait été Gustave Flaubert. Il y revenait souvent. Connaissant ses déboires conjugaux, les élèves l’avaient, bien sûr, affublé du surnom de Bovary. Pourtant, les jeunes l’aimaient. Cela leur plaisait beaucoup d’abandonner la grammaire pour découvrir l’un ou l’autre écrivain de haut lignage. À la suite de Bovary, ils parcouraient de la sorte des pages, voire des œuvres entières, choisies avec discernement. On leur en conseillait ensuite la relecture.
Bovary vouait également une admiration sans borne à Victor Hugo. Il avait parcouru la plupart de ses œuvres et n’en finissait pas de suivre à la trace l’écrivain dans ses pérégrinations poussant cette adoration jusqu’à visiter, durant les vacances, Besançon, Jersey, Guernesey, Villequier, où Léopoldine se noya, Mont-Saint-Jean où l’auteur séjourna assez longtemps, d’autres endroits encore. Aussi, depuis des mois, chauffait-il ses élèves pour qu’ils fussent fin prêts à célébrer comme il se devait le deux centième anniversaire de la naissance du père des Misérables. Durant les premières semaines de l’année scolaire, il fit mémoriser des textes connus… Waterloo, Waterloo… Mon père, ce héros… Un peu de temps suffit pour changer chaque chose… Il distribua au mieux des ouvrages, poèmes, romans. Il en étudia des pages entières telle, dans Les Travailleurs de la mer, la pieuvre, dont les nœuds garrottent, le contact paralyse ; la pieuvre qui a un aspect de scorbut et de gangrène et adhère étroitement à sa proie…
Excellent pédagogue, Bovary montra aussi des reproductions de dessins de Hugo, tracés à la hussarde, brossés à l’encre ou au brou de noix, lavis étranges dans lesquels les jeunes reconnaissaient pourtant des endroits familiers : la tour de Mons, pareille à une cafetière entourée de quatre théières ; le beffroi de Thuin, bien connu puisque tout proche ; le château de Leers-et-Fosteau croqué avec « légèreté et fantaisie ». Bovary commentait avec brio ces éléments et réussissait à capter l’attention de ses étudiants. S’inspirant d’ailleurs d’un historien local, il détaillait le séjour de Hugo dans la ville… Arrivant d’Audenaerde, traversant Ath, Mons et Binche, l’écrivain avait touché Thuin, le 22 août 1861, en fin de matinée. Après son déjeuner, il avait poussé jusqu’à Aulne, puis, après une nuit de repos, était parti pour Walcourt.[1]
Cela suscita beaucoup de suspense. Bovary procédait à la façon d’un auteur de romans policiers… « Ainsi, moi, déclara-t-il, je me souviens d’avoir vu – j’avais votre âge – la signature de Hugo gravée dans le stuc couvrant encore un des murs de l’abbaye d’Aulne. »
On voulut en savoir davantage, mais Bovary se contenta d’agiter cette idée comme un matador sa muleta devant le taureau. L’histoire était bien lancée. La semence allait germer. Dans quelques semaines, après les congés du Nouvel An, il pourrait revenir sur le bicentenaire de Hugo.
La confidence de Bovary n’était pas tombée dans l’oreille de sourds. Les ruines de l’abbaye cistercienne, saccagée lors de la Révolution, étaient bien connues des collégiens. Distante d’une lieue à peine, beaucoup s’y rendaient souvent à vélo pour y
folâtrer avant de s’arrêter dans une guinguette proche afin d’y déguster de grands pots d’une bière épaisse, brassée sur place.
Cette année, décembre était on ne peut plus clément. Excités en diable par la confidence de Bovary, quatre compagnons décidèrent de se rendre à Aulne afin de retrouver le nom laissé par Hugo… « S’il s’agit d’une craque, nous en profiterons pour siffler l’une ou l’autre trappiste… »
On s’en fut donc. Bien que l’air fût assez piquant, traverser le plateau n’était pas déplaisant. On dévala à tombeau ouvert la pente menant vers l’abbaye. Le soleil avait à peine chassé la brume si bien que les ruines apparurent soudain, nimbées d’une lumière nacrée. Thibaut, le plus audacieux, se détacha, laissant à la traîne le Dof, Jordan et Belot.
En cette saison, ils le savaient, les ruines n’étaient pas accessibles, mais ils connaissaient, à l’écart, une muraille effondrée qui permettrait le passage.
Les quatre lascars furent bientôt à pied d’œuvre. Ils avaient déjà tous parcouru les lieux. Deux endroits surtout avaient conservé une partie des stucs recouvrant jadis les murs intérieurs : la salle capitulaire et le quartier des anciens. C’était donc là qu’il fallait chercher. Thibaut, le Dof et les autres avaient vu souvent des graffitis malhabilement gravés dans le plâtre : les noms de visiteurs parfois suivis d’une date, voire un cœur marqué de quatre initiales entrelacées. On se mit donc à la tâche. Si Bovary ne leur avait pas débité de sornettes, on finirait bien par déceler le nom de Hugo.
Malheureusement, l’exploration était loin d’être un jeu. Du lierre et d’autres plantes adventices couvraient grandement les surfaces, empêchant toute lecture aisée.
D’autre part, certaines inscriptions avaient été tracées à bonne hauteur.
En chef de bande, Thibaut déclara qu’une échelle était pour le moins nécessaire si l’on voulait mener à bien les recherches. Belot se souvenait d’un appentis proche où le jardinier chargé de l’entretien du site remisait son matériel… « Attention car l’homme a l’oreille fine et il doit courir plus vite qu’une gazelle ! » On trouva aisément l’abri, puis l’échelle qu’on amena en douce à l’endroit voulu. Elle suffirait sans doute pour enlever la végétation importune.
Thibaut s’élança et, bientôt, souleva les lierres qui gênaient la lecture. Hugo n’apparaissait nulle part sur le stuc. On déplaça l’échelle. Rien dans la salle capitulaire. On s’en alla vers le quartier des anciens. Là, le sol était loin d’être aussi plan. Les pluies ravinaient régulièrement les couloirs de jadis. On inventoria d’abord les graffitis facilement lisibles. Puis, Thibaut se dit prêt à poursuivre les investigations… « Fais gaffe, souffla Jordan, la machine n’est guère stable ! » Thibaut fanfaronna : « On m’accuse souvent de faire le singe. Alors ! » Il grimpa donc les échelons et se mit au travail.
Mais, soudain, malgré les efforts de Jordan et de Belot, l’échelle bascula. Thibaut tomba lourdement. Dans sa chute, il heurta l’arête d’une pierre. Une vive douleur lui laboura l’avant-bras. Le moindre mouvement le faisait atrocement souffrir. « Touche pas, touche pas », répétait-il sans cesse à ses amis voulant le secourir. Cette fois, il était bien question de Hugo !
On abandonna l’échelle sur place et, tant bien que mal, les quatre gaillards retrouvèrent leur vélo près de la brèche. Remettre Thibaut en selle fut toute une aventure. Le blessé souffrait le martyre. On dut le haler jusqu’à son domicile.
Une radiographie révéla les dégâts. Le radius et le cubitus du bras gauche s’étaient brisés en biseau… « Dans votre malheur, vous avez de la chance que vos os soient demeurés en place… Un bon plâtre… Six semaines d’attente et vous serez remis d’aplomb ! » On immobilisa donc le membre blessé dans sa carapace. On voulut connaître la vérité sur l’accident. Mais ni Thibaut, ni les autres ne vendirent la mèche… Une vilaine chute, lors d’une sortie à vélo…
L’aventure contraignit Thibaut à beaucoup d’immobilité. Durant ce repos forcé, il dévora non seulement Bugjargal que lui avait remis Bovary, mais aussi les autres titres qu’avaient emportés pour les vacances le Dof, Jordan et Belot : L’Homme qui Rit, Han d’Islande, Les Feuilles d’Automne, La Légende des Siècles. En vérité, s’il n’y avait eu le prosélytisme convaincant de Bovary, Thibaut aurait parfois fermé les livres. Mais, en fait, Hugo n’était-il pas la cause de sa mésaventure ? Impossible donc que le graffiti recherché à Aulne ne fût que supercherie ou mensonge. On allait bien le voir…
Thibaut se mit donc à l’œuvre. Avec la pointe de son canif et faisant preuve d’une belle patience, il grava dans le plâtre qui lui garrottait l’avant-bras non seulement le nom de Hugo, mais aussi l’initiale de son prénom : V. Cela fit beaucoup rire ses amis qui venaient le visiter presque chaque jour.
Dès le premier cours de Bovary, celui-ci s’enquit aussitôt du plaisir pris par ses élèves à découvrir les œuvres de Hugo. Thibaut fut le premier à répondre… « Non seulement les livres, Sieu, mais nous avons même tenté de retrouver la signature du maître que vous auriez vue à Aulne. Eh bien, Sieu, comme Hugo le dit dans le titre d’un de ses poèmes : Veni – oui –, vidi – non –, vici – presque »… Et il se mit à réciter, avec emphase :
J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche, sans trouver de bras qui me secourent…
On se tordait dans la classe. Bovary, lui aussi, riait. Il s’approcha de Thibaut. « Et ça ? », dit-il en montrant le bras immobilisé. Thibaut releva sa manche afin de découvrir le nom qu’il avait lui-même gravé. « Voilà, Sieu, le plâtre de Hugo ! »
Bovary se pâmait. Ah, comme étaient oubliées ses déceptions amoureuses ! La littérature était un fameux palliatif !
Quelques jours plus tard, dès qu’on eut libéré de son carcan le membre blessé, Bovary en plaça des fragments portant le nom de Hugo dans la vitrine-bibliothèque de la classe. Ils y demeureront sans doute longtemps… Une façon originale de célébrer un bicentenaire.
[1] Jean-M. Horemans, Trésors d’art et d’histoire de la Thudinie, 1976, p. 98