Le regard persan 2

Alain van Crugten,

— Mon cher Usbek, vous m’avez jadis expliqué clairement la situation politique et linguistique en Perse. Dites-moi si je résume bien : pour régler un conflit entre deux langues adverses, les Persans ont créé les institutions les plus démocratiques du monde, parce que les plus compliquées. Vous avez donc une république fédérale présidée par un monarque et gérée par cinq gouvernements ?

— Certains prétendent qu’il y a quatre gouvernements en Perse, d’autres disent qu’il y en a six. Cinq est donc un chiffre moyen acceptable.

— Cela ne vous gêne donc point de ne pas savoir exactement combien il y a chez vous de gouvernements ?

— Pas plus que de n’avoir aucune idée précise sur le nombre de parlements. En fait, je puis vous l’avouer, moi-même, citoyen conscient et organisé, et qui plus est, métaconstitutionaliste de formation et poly-institutionaliste par goût, je sais le nombre exact de gouvernements et de ministres. Mais il n’est pas bon, il ne convient pas que le citoyen lambda conçoive plus de précision sur ces chiffres, cela pourrait le déstabiliser, le sortir de l’aimable confusion qui lui permet de jouir pleinement de notre démocratie exemplaire.

— Qu’est-ce donc que ce citoyen lambda ?

— Lambda est une lettre de notre alphabet persan. Elle se situe précisément au milieu de l’alphabet, à égale distance de l’alpha, qui est le commencement de tout et de l’oméga, qui est la fin dernière. Lambda est donc indice de juste milieu, de place médiane, mais vous remarquerez la parenté entre les mots « médian » et « médiocre ». La médiocrité de l’esprit du citoyen lambda est une chose qu’il faut respecter et entretenir, elle lui permet de conserver un équilibre spirituel qui est favorable au psychisme de la population nationale.

— Ah mais, Usbek, vous m’aviez pourtant affirmé qu’on ne pouvait plus utiliser le vocable « national » en votre pays.

— Il est vrai, excusez-moi. Il faut dire « communautaire ». Mais il est parfois malaisé de se débarrasser d’anciennes habitudes de vocabulaire.

— Ai-je bien retenu qu’il y a dans votre pays une Communauté du Nord et une Communauté du Sud et que cette distinction est une grande avancée pour la démocratie ?

— C’est exact. Il y a également une Communauté de l’Est, mais ses habitants sont si peu nombreux et si paisibles qu’elle passe souvent inaperçue. L’essentiel n’est toutefois pas là. La grande affaire, c’est le rapport compliqué et belliqueux qu’entretiennent en Perse les populations nordophones et sudophones.

— S’agit-il vraiment d’une guerre des langues, Usbek ? Et d’ailleurs, peut-on faire la guerre pour une langue ?

— Si ce n’est point une guerre, c’est au moins un conflit. Non armé, heureusement.

— Dites-moi, Usbek, les choses ont-elles changé depuis que nous nous vîmes et que vous m’expliquâtes que Sudophones et Nordophones ne peuvent s’entendre, je veux dire que chacun n’entend plus la langue de l’autre ou ne veut pas l’entendre ?

— Oui, il y a des changements. Hélas, pas en bien. Vous vous souvenez que le roi Adalbert présidait sans alarme aux destinées du pays et pouvait s’adonner insouciant à son goût des villégiatures et des randonnées en carrosses rapides. Eh bien, les soucis s’accumulent à présent sur son auguste chef, depuis qu’il ne parvient plus à ordonner la formation d’un gouvernement fédéral.

— Comment donc, Usbek ? La Perse ne serait plus gouvernée !

— Non et oui. Oui et non. Le gouvernement précédent avait trébuché sur une peau de banane jetée par un Nordophone désinvolte et n’avait donc pu aller à son terme. C’était donc aux Sudophones et Nordophones de toutes couleurs qu’il revenait d’en former un nouveau.

— De toutes couleurs ? Qu’est-ce à dire ? Avez-vous des Peaux-Rouges ou des Maures en votre Perse ?

— Il s’agit de couleurs politiques. Il y a des Nordophones bleus et rouges, mais aussi d’autres qui se vêtent de jaune, de vert ou de bordeaux, sans compter quelques nuances intermédiaires. Du côté sudophone, on voit les dignitaires vêtus des mêmes teintes variées.

— Alors donc l’entente est possible : les rouges avec les rouges, les bleus avec les bleus et ainsi de suite ?

— Ah, que vous raisonnez simplement ! Il vous faut comprendre que le bleu sudophone est d’une autre tonalité que le bleu nordophone, que ce qui est jaune vif là-bas tire un peu sur l’orange de l’autre côté, et cætera. Nous possédons bien plus de couleurs que n’en compte un arc-en-ciel.

— Mon Dieu, que cela est compliqué ! Comment peut-on être Persan ?

— Voilà que vous me ressortez cette antienne ! Vous savez bien pourtant qu’être Persan requiert une certaine habitude mais qu’on s’y fait.

— Certes, mais vous admettez vous-même que la situation n’est point changée en bien. Heureusement, vous avez la chance d’avoir quatre autres gouvernements. Fonctionnent-ils encore et sont-ils également coloriés ?

— Ils le sont. Cependant les teintes et nuances ne sont pas réparties de manière identique dans chacun de ces gouvernements. Tel ministre qui est bleu dans tel gouvernement peut être amarante dans un autre, tel qui s’allie avec les rouges ici peut se coaliser avec une autre couleur là-bas. C’est cette bigarrure, cette polychromie qui fait tout le charme et l’harmonie de notre État. Notre vie politique est l’œuvre d’art d’un coloriste distingué.

— Comment se fait-il alors qu’avec toute cette harmonie vous n’ayez pas de gouvernement fédéral ?

— Nous en avons un. Celui qui n’est pas arrivé à son terme poursuit cependant le terme. Je sais, cette utilisation du mot « terme » est un peu malaisée à comprendre, mais il existe ainsi des subtilités langagières que partagent les Persans du Nord et du Sud. Bref, nous avons un gouvernement en affaires dites courantes, comme il y a des chiens courants. Il faut avouer qu’elles ne courent pas bien vite, mais c’est normal, c’est ce qu’on nomme un train de sénateur.

— C’est donc une gouvernance provisoire ?

— Oui, mais nous ne désespérons pas d’arriver bientôt à une solution durable. Notre roi s’attelle avec une constance admirable à la tâche de découvrir l’homme qui la découvrira. C’est ainsi qu’en quelques mois il s’est fait assister par un informateur, un préformateur, un élaborateur, un couple de protoréformateurs, un conciliabulateur, un suppositeur, un évertuateur, un groupe de conseilleurs-pas-payeurs et un plombier-zingueur.

— Tout cela pour arriver à ?…

— Trouver un formateur.

— Et il le trouvera ?

— Certes, mais le chemin peut être encore long et les obstacles ne sont pas négligeables. Figurez-vous que tel dignitaire nordophone puissant et populaire dans sa communauté, chargé de s’allier avec d’autres du Sud pour former ce gouvernement, a pris l’habitude de dire oui un jour et non le lendemain. Vous rendez-vous compte ? Un jour blanc, un jour noir ! Avouez que cela fait tache dans nos institutions polychromes et bariolées. On risque de s’y perdre. Certains disent même que le jour où il dira vraiment oui, il fera noir.

— Tout cela est fort curieux et follement intéressant. Il est certes étrange d’être Persan, mais je dois admettre que votre étrangeté même titille l’esprit.

— Comme je vous comprends. Sans forfanterie aucune, nous, Persans sudophones comme nordophones, pouvons affirmer que notre beau pays est en quelque façon un laboratoire de recherches avancées dans le domaine de l’interinfraculturalisme et du métamorphisme politico-ludique.

— Dieu, que vous parlez bien, mon cher Usbek, et comme est remarquable votre emploi aisé de mots savants.

— Oh, la passion de la langue est une tradition chez nous, nous avons toujours eu les meilleurs grammairiens du monde et à présent nous avons même des lexicographes dont l’habileté dépasse tout ce que vous pouvez imaginer. Ils renomment, afin de les préciser toujours davantage, toute une série de concepts qui sont indispensables à notre vie sociopolitique.

— Ils enrichissent votre vocabulaire ? Mais comment font-ils ?

— Que je vous donne un exemple. Observant que nos hommes et femmes politiques usent déjà avec une certaine virtuosité de la langue de bois, ils ont rebaptisé celle-ci xyloglotte. N’est-ce pas plus beau et plus savant ?

— Oui, pardi. Xyloglotte ! Comme cela est puissant !

— Toutes sortes de xyloglottismes sont déjà entrés dans l’usage.

— Dites-moi lesquels, Usbek ! J’en suis fort curieux.

— Voyons… Je puis vous en citer quelques-uns des plus courants. Par exemple, quand un parlementaire fait preuve dans son travail d’une méticulosité extrême, il fait de la diptérosodomisation. De tel ministre qui s’enfle dans la satisfaction de soi-même on dit qu’il est autoombilicoscope. Quand un député colérique se laisse aller à pousser dans l’hémicycle un juron évoquant l’excrément humain, il énonce, dit-on, un cambronnopentagramme. Et quand quelqu’un est par trop diptérosodomite, il devient un vrai encambronnopentagrammateur.

— Ah, que cette simplification force l’admiration et qu’on voit bien à cela que la pensée persane est magnifiquement rationnelle et limpide. Mais dites-moi, Usbek, est-il vrai que la situation en Perse passionne de plus en plus le monde ? Au point que non seulement les gazettes, mais aussi les belles-lettres étrangères s’intéressent à son sort ? On dit même qu’un lettré polaque a consacré un fort grand livre à l’avenir de votre État.

— La chose est vraie. Cet auteur porte un nom imprononçable pour des lèvres persanes : Sienkiewicz. Il a écrit un roman dit « à clef », dans lequel notre peuple est figuré par des Romains. Mais son propos est parfois obscur ou erroné : notre bon roi Adalbert s’y voit en Néron, tandis que notre reine Popola y est appelée Poppée. On y retrouve parmi les héros un certain Pétrone, surnommé « l’arbitre des élégances », parce qu’il ne quitte jamais son nœud papillon. Mais le personnage le plus pittoresque, bien qu’un peu inquiétant, est un gladiateur surnommé Ursus, « L’Ours », en raison de son physique joufflu et de son tempérament agressif. Cet Ours ne s’exprime qu’en sentences latines dans le texte, ce qui est un peu gênant car cela nécessite un grand nombre de notes de traduction en bas de page.

— Par exemple ?

— Par exemple ? Eh bien… À un certain moment il s’exclame : « De facilitatibus et burgmestribus non disputandum », ce qui demeure assez abscons, convenez-en.

— Comment donc s’intitule ce roman, mon cher Usbek ?

— Comme la Perse y est présentée en un personnage allégorique qui traverse le livre et dont tous se demandent quel sera le trajet futur, le titre est Quo vadis, Persia ? L’œuvre est écrite en langue polaque mais il existe déjà une traduction en persan sudophone. Le titre y est traduit par une formule qui est sans doute un sudophonisme dialectal, que j’avoue ne pas comprendre : dans cette version, Quo vadis, Persia ? devient Où Wallons-nous ? J’aimerais que quelqu’un résolve pour moi cette énigme.

Partager