Les étoiles fermées

Luc Dellisse,

À la fin de l’après-midi, après une incursion dans les rues brûlantes, ils étaient retournés au Cercle des Tempêtes. ils avaient fermé les rideaux. À présent, ils étaient assis tous les cinq autour d’une bouteille de champagne tiède. Ils fêtaient la fin de leurs études et la déconnexion de l’université.

Ce modeste local des étudiants de philo, où régnait l’aigre odeur du tabac froid et de la bière, s’appelait Cercle des Tempêtes de toute éternité – sans doute à cause des polémiques et des rixes qui s’y donnaient libre cours. Le haut niveau dialectique de ses membres, loin de freiner cette tendance, l’avait multipliée au contraire. Mais tout cela était révolu. L’imminent exode de l’université réduisait le passé en poudre. À part eux cinq, il n’y avait plus l’ombre d’un étudiant, ni dans le bâtiment, ni dans la ville. Non seulement ils étaient seuls au cœur de l’été, mais personne ne viendrait après eux.

Cette circonstance aurait dû les laisser moroses : elle les rendait euphoriques au contraire. Toute l’esthétique moderne les avait préparés à aborder joyeusement une fin de partie. Et Deer Hunter, qui était le film-clé de cette année-là, leur fournissait le schéma parfait de la situation présente : dernier hélicoptère décollant du toit d’un immeuble, sous les rafales des Viêt-Congs maîtres de la ville.

Peut-être parce qu’on était en 1976 (c’est-à-dire à un moment-clé de la mutation de l’espèce, comme on le verra), ces cinq supposés philosophes n’avaient pas le physique traditionnel de leur état : ils n’étaient pas fébriles, ne présentaient aucun signe de calvitie imminente, n’avaient même pas les dents jaunies par le tabac.

Ils ne portaient pas non plus de lunette. Mais attention, disait Michel, ça ne nous met pas à égalité avec ces bêtas antédiluviens qui ont toujours joui d’une vue d’aigle. Nous avons été raisonnablement myopes ou astigmates. Ce n’est qu’à force  de lectures, de fumée dans les yeux et de conversations nocturnes sous les néons électriques que notre vue s’est régénérée.

Trois d’entre eux mesuraient plus de 1,90m. Le quatrième, nommé Lionel, fumait la pipe et cultivait le genre anglais pour compenser son infériorité de taille. La cinquième personne était d’une beauté confondante et s’appelait Annie.

Tous étaient assez pauvres, même au regard du niveau moyen des étudiants de leur époque : non seulement ils n’avaient ni voiture, ni machine à écrire, ni télévision ; non seulement ils vivaient dans des chambres mansardées, sans chauffage, avec des toilettes sur le palier ; mais les douches, le coiffeur, le dentiste, les vêtements neufs leur étaient un luxe inconnu. Ils se lavaient à l’eau froide et conservaient plusieurs années leur brosse à dents, qu’ils soignaient et glissaient dans un étui après chaque usage, comme une arme à feu.

Ne recevant aucun argent de poche, ils avaient dû pourvoir à leurs frais quotidiens en exerçant de petits métiers de rencontre. Cette circonstance les avait rendus assez débrouillards. Annie faisait de la vente par téléphone, Philippe était barman trois nuits par semaine au Macumba, Luc animait un ciné-club qu’il avait fondé, Lionel jouait au whist à 50 centimes le point avec des fils à papa et il gagnait toujours. Pour Michel, il disparaissait parfois durant quinze jours pour travailler, disait-il, sur les chantiers.

La pauvreté avec laquelle ils étaient de plain-pied leur avait imprimé les stigmates  habituels chez les nietzschéens débutants : un total immoralisme matériel. Rien ne leur paraissait plus évident que le droit de faire main basse sur les objets du monde qui les tentaient. Il faut ajouter que ce point de vue idéal était sans aucune conclusion pratique. Il aurait été plus simple, mais non plus philosophique, de faucher la bouteille de champagne. Ils n’y avaient pas songé un instant.

Cependant, Lionel avait remarqué, avec cet air de ne pas y toucher qu’il avait en plumant les pigeons au whist, que plusieurs absences de Michel coïncidaient avec des fric-frac acrobatiques dont bruissait la presse. Et on lui voyait parfois une bague ou une montre que les travaux de maçonnerie et peinture ne justifiaient pas. Il se résignait facilement à les revendre quand ses fonds baissaient. En tout cas, dans l’hypothèse d’un philosophe-cambrioleur, le masque était parfait. Jamais la police n’avait eu l’idée de pousser son enquête jusqu’à l’Institut Supérieur de Philosophie.

Du reste, ce soupçon laissait les quatre autres de marbre. Ils n’en admiraient Michel que plus. L’honnêteté n’était pas pour eux un principe, mais une simple question de commodité. Finies leurs études, les choses sérieuses commençaient. Ils savaient qu’ils allaient devoir se débrouiller avec les moyens du bord, sans bagages sérieux pour affronter un futur inconnu. Mais l’idée de leur dénuement ne leur faisait pas peur. La philosophie était à leurs yeux un couteau suisse. Une vie d’aventures constituait leur vrai projet existentiel. Tous admettaient comme une évidence que dans quelques mois ils quitteraient leur pays pour toujours, excepté Luc et Philippe qui devraient satisfaire d’abord à des obligations militaires – les autres s’étaient fait réformer.

Par un étrange hasard, les deux conscrits avaient chacun un secret qui leur faisait paraître l’exil encore plus irréversible. Secret identique pour les deux, mais ils l’ignoraient. Ils se seraient fait passer dans le hachoir à viande plutôt que d’en lâcher un seul mot. Ce secret s’appelait Annie.

Le soir,il y eut des frites dans la turne de Philippe. Mais à la grande déception des convives, elles étaient toutes vides : une carapace desséchée comme si l’huile trop chaude avait fait fondre le moelleux au-dedans. Ce fut le premier mystère de l’ère nouvelle. Selon Philippe, ce devait être l’effet du champagne tiède : jusque-là, il avait toujours réussi les frites à la perfection.

Luc était meilleur comédien que Philippe. Rien dans son visage ne laissait soupçonner sa détresse. Qui aurait pu deviner que, la veille au soir, Annie lui avait ouvert son lit et que, le matin même, elle lui avait signifié son congé ? Une exécution si brutale sentait la préméditation. Luc, qui se savait laid, tordu, interminable, n’avait pas cru qu’elle cédait à son charme. Il s’était persuadé qu’elle voulait accorder à chacun de ses quatre petits camarades une nuit d’adieu. Il en était content pour les autres, et triste pour lui que soit déjà terminée la lune de miel. Il avait quand même attendu d’être rentré dans sa turne étouffante pour se livrer tout entier aux regrets.

Michel se déplia tout à coup pour lire à voix haute deux articles qu’il avait découpés dans Sciences et Mondes. De l’un il ressortait qu’il y aurait dix-huit milliards d’êtres humains en 2035 — époque qui nous concerne encore, précisa Michel, car vu l’allongement de la durée de vie, nous serons de coriaces octogénaires en pleine activité. Sauf que les ressources de la planète ne semblaient pas suffisantes pour fournir en nourriture, énergie et chaleur une telle masse d’hommes. L’autre article établissait que le vol habité hors du système solaire supposait un organisme humain fort différent de celui qui peuplait la terre depuis l’antiquité. Rythme biologique, fonction respiratoire, colonne vertébrale, résistance aux radiations, digestion, sécrétions, conceptualisation, tout devrait être modifié pour que les fils de Shakespeare et de Napoléon puissent survivre à l’hyperespace. Or – et c’était évidemment le facteur bouleversant du deuxième article -, il semblait que ces mutations indispensables eussent déjà commencé. La cause directe en était sans doute le développement des vitamines et la radioactivité. La cause plus profonde, l’insondable intelligence chromosomique de notre race. Les premiers éléments de cette évolution décisive s’étaient manifestés à partir de 1952.

Et par une coïncidence qui n’en était pas une, triomphait Michel en repliant le papier glacé, 1952 constituait la date moyenne de leur naissance à tous les cinq. Philippe, 1951. Luc, 1953. Annie, 1952. Lionel, 1953. Et Michel, 1951. Il aurait vraiment fallu être un cancre de l’épistémologie pour ne pas tirer de ce concours de dates une conclusion radicale.

Michel se rassit et attira à lui une cigarette de papier maïs. Les quatre autres applaudirent modérément. L’information ne les prenait pas au dépourvu. Confusément, ils s’y attendaient. Ils n’avaient jamais cru à la modernité. Mais les mutations inéluctables du corps leur paraissaient une évidence. Dans leur esprit, les corps précédaient les techniques, toujours. De même qu’il avait fallu que le pouce s’oppose aux autres doigts pour que la main humaine devienne enfin capable de façonner et de manipuler les outils ; de même leurs corps extravagants et imprévisibles leur paraissaient destinés à remplir les missions nouvelles de l’homo spatialis.

Ainsi, la course aux étoiles avait déjà commencé : ils étaient évidemment destinés à y jouer un rôle décisif. Ils ne finiraient pas leurs jours dans le vivier natal. Ils iraient essaimer ailleurs. Une fois partis, ils ne reviendraient plus. Comme des oiseaux sans pattes, ils ne pourraient plus jamais se poser : ils étaient libres. Personne au monde n’avait jamais été aussi libre qu’eux. Juillet coupait le dernier fil.

Annie fit remarquer un autre fait déterminant : vingt-quatre ans les séparaient de 1952. Dans vingt-quatre autres années, on serait en 2000. Et ils avaient, collectivement parlant, vingt-quatre ans. Un pareil faisceau de signes, même Luc fut obligé de l’admettre, ce n’était plus une coïncidence, mais carrément une preuve. Tous furent d’accord : il était fondamental de se retrouver durant l’année 2000, pour faire un premier bilan de leurs mutations.

Le rendez-vous fut arrêté au 1er janvier à l’heure du déjeuner. Ils étaient assez rompus aux faiblesses humaines pour deviner qu’au lendemain d’un réveillon hors norme, où qu’ils soient dans l’aleph, ils ne seraient pas frais plus tôt dans la matinée.

Ils prévoyaient en outre qu’après un si long délai ils se seraient perdus de vue. S’ils se trouvaient tout bêtement à l’autre bout de la terre, ils devraient peut-être louer un cheval pour rejoindre l’aéroport le plus proche. Il était même possible qu’ils n’habitent plus la Terre. Il importait de fixer un rendez-vous, clair, commode, qui ne dépende pas d’éventuels décalages horaires entre les planètes. Midi pile, heure de Paris, ou par remplacement, heure de Heidelberg, si Paris avait disparu entre-temps. Pourquoi pas simplement l’heure de Louvain ? Il y avait pour cela des motifs raisonnables et subtils, dont le narrateur avoue avoir perdu le détail depuis longtemps.

Ils se retrouveraient devant l’entrée principale de la bibliothèque universitaire, bâtiment incommode et hideux, mais que son antiquité apparente mettait hors d’atteinte du vandalisme. En fait, il avait été entièrement reconstruit après son incendie sauvage durant la première guerre mondiale. Tant mieux : le coût exorbitant de sa reconstruction ferait reculer les édiles tentés d’édifier à sa place des hélicoparkings.

La seule excuse qui serait tolérée pour ne pas être présent à l’heure dite serait le trop grand éloignement, étant bien entendu qu’une mission sur la Lune ou sur Mars n’entrait pas en ligne de compte. Mais pour les planètes plus lointaines, il n’était pas impossible que les véhicules spatiaux en usage ne permettent pas encore d’en revenir rapidement. Dans ce cas, il s’agirait d’expédier un message d’excuse sur le computeur multifonctions pas plus grand qu’une boîte d’allumettes que chacun porterait à son cou, et qui serait connecté à tout le système solaire.

Michel décrivit avec une grande précision ce que nous appelons pour l’instant e-mail et téléphone web. Les autres approuvèrent avec un peu moins de conviction. Les fusées paraissaient certaines, les saute-temps probables, mais la boîte d’allumettes magique — une des lubies de Michel – c’était quand même un peu tiré par les cheveux.

Pour sa part, Luc n’avait pas l’intention de quitter la Terre. Il pensait qu’ailleurs dans la galaxie la littérature n’existait pas encore, ce qui réduisait l’intérêt des voyages. Il savait que tôt ou tard, il irait vivre à la campagne, car on ne peut écrire tranquillement s’il faut s’habiller, se raser, parler à sa concierge, dîner en ville. En somme, il avait décidé de garder toute sa vie des habitudes de student-farmer : grand air, langueur, rigueur, pauvreté. Non sans avoir élargi tout d’abord son champ d’action. Quelques voyages autour du monde, pour avoir la confirmation de l’existence des choses. Et surtout des rencontres amoureuses, mille aventures, mille bras, parce qu’il faudrait quand même arriver à oublier Annie.

Dans le matin glacial, après une nuit si brève qu’elle n’était qu’un flash noir dans la tête, j’achevais d’attacher mes chaussures, tandis que ma femme, d’un geste précis du poignet, faisait couler le café dans les bols.

— Tu comptes vraiment y aller ? Tu es fou !

— J’ai juré, protestais-je faiblement.

— Tu as juré ! Il y a vingt-cinq ans !

— Vingt-quatre…

— Les autres ne sont pas si scrupuleux. Tu verras qu’ils ne viendront pas.

— Je suis sûr que si.

Un voyage en première classe, à cause du confort et du faible sifflement des rails, se prête extraordinairement aux visitations de la mémoire. Je revoyais avec une clarté idéale le décor lépreux du Cercle des Tempêtes, la posture de mes quatre amis sur leur chaise de fortune, leurs vêtements, leur façon de fumer, et jusqu’à la buée que mettait sur leur visage un juillet caniculaire. Je retrouvais dans ma bouche le goût du Cordon Rouge tiède (qui se confondait, il est vrai, avec le champagne du réveillon). Je réentendais les variations de nos souffles, et les cinq voix qui témoignaient, chacune à son niveau instrumental, de l’avènement de corps voués au champ des étoiles.

Par la suite, j’avais dû me montrer inattentif, car je n’avais jamais constaté en moi de signes clairs de mutation, ni chez mes congénères, qui continuaient à se comporter comme à l’époque des jacqueries ou de la croisière jaune. Deux trois bizarreries, peut-être. Le goût des gadgets. L’absence d’esprit métaphysique. La mort de la jalousie. Oh mon Dieu…

À défaut d’astronefs et de téléportation, les trains avaient fait des progrès depuis l’antique année 1976. Bien avant midi j’étais à Louvain. Je n’ai même pas eu à hésiter sur le chemin qui menait à la bibliothèque : je l’avais emprunté si souvent. Les rues étaient rigoureusement vides. Mon strict bagage ne pesait d’aucun poids. J’ai vu tout de suite que j’arrivais le premier. Je me suis installé pour attendre sur le perron en pierres presque noires. J’avais un livre pour patienter (Juvenal) et quelques rêves, aussi, mal dissipés par la nuit blanche.

Comme les serments abstraits sont plus fiables que les rêves, la promesse que je m’étais faite d’oublier Annie avait été tenue. Je n’avais pas pensé à elle tous les jours, ni même tous les ans. À peine avais-je appris qu’elle enseignait à Bologne. Je ne l’avais jamais revue, ni personne d’autre : sauf Michel. Lui, j’étais présent pour l’assister lors de cette cruelle formalité naturelle qui déjouait toutes ses prévisions.

À deux heures, sous le porche de la bibliothèque, j’ai bien dû m’avouer que j’étais transi de froid et que personne ne viendrait. Je me suis remis en route, longeant des restaurants tous fermés et maudissant ma sotte confiance. Devant l’entrée du parc où j’avais assisté jadis au tournage par Alain Resnais d’une scène de Providence, j’ai aperçu une annonce pour l’hôtel Ibis. Le pire est presque toujours sûr. J’ai décidé d’y poser mon bagage et de m’y restaurer.

Dans la chambre, qui décourageait la critique, je me suis tout de suite mis au lit. J’avais un urgent besoin de sommeil. J’étais tenté d’appeler ma femme mais elle devait être en train de dormir. Au terme du réveillon, nous avions fêté la victoire du jour sur la nuit et vidé un dernier verre sur la terrasse d’un appartement de la Butte Montmartre, d’où on voyait tourner les roues de la Seine et crever les ballons phosphorescents. Puis il y avait eu le retour à pied dans les rues envahies par les oiseaux de passe, et nous nous étions couchés ivres de fatigue. Le réveil avait sonné trois-quarts d’heure plus tard.

Cette sieste-ci n’a pas été plus longue. J’ai analysé sans comprendre la sonnerie qui me tirait en arrière. Les mains broyées, la nuque raide, des fourmis dans les yeux, j’ai cherché à l’arrêter. « Il y a quelqu ’un qui vous demande », m’a dit au téléphone et en anglais le réceptionniste de l’hôtel Ibis. « Une dame. » J’ai remis mes chaussures et je suis descendu par l’escalier. Le gyroscope des mondes possibles tournait devant moi.

Elle m’attendait sous les espèces d’une forte femme radieuse dont les mains voltigeaient. Belle quand même, avec des lunettes et une frisette de cheveux courts. La bourgeoisie désinvolte, enveloppée dans un duffel-coat.

Après les effusions, nous avons gagné le self-service minable qui tient lieu de bar d’hôtel dans les Ibis. Le démarrage s’est fait à l’aveuglette.

— Ça se passe bien à Bologne ?

— Moi ? J’ai quitté Bologne depuis des lunes.

— Tu es où maintenant ?

— Mais ici. J’habite à deux pas.

Je me sentais de plus en plus mystifié.

— Alors, tu es venue à notre rendez-vous en voisine ?

— Quel rendez-vous ?

— Tu te souviens qu’on devait se voir à midi devant la bibliothèque.

— Tu plaisantes ?

— La preuve, c’est que tu m’as retrouvé ici.

— Oui mais ça, c’est le hasard.

— Le hasard ? Il a bon dos.

— J’ai un accord avec le réceptionniste qui me prévient de tous les voyageurs étrangers.

— Mais pourquoi ?

Elle avait un regard d’oiseau sous la huppe.

— J’ai reconnu ton nom évidemment. Je n’ai fait qu’un saut. Alors, tu t’es quand même mis à écrire ?

— Oui, oui, comme ça.

— Je t’ai vu à la télé flamande, il y a quelques années.

— Un sosie. Explique-moi plutôt le coup du réceptionniste.

— Plus tard. Allons faire un tour dans le vieux Béguinage.

— Merci. Merci non. Briques rouges et noyaux de pêches. Au secours.

— Tu ne t’arranges pas avec l’âge. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Tu ne te rappelles pas ce qui s’est passé en juillet 1976 ?

— Entre nous, tu veux dire ?

— Je ne pensais pas du tout à ça !

— Je suppose que tu m’en as voulu ?

Pourquoi elle me reparlait de ça ? Tabou. Je l’ai coupée.

— On devait se retrouver à cinq. Aujourd’hui. Où sont les autres ? C’est toute la question.

— Tu es sûr de ce que tu racontes ?

— Oh, tu ne vas quand même pas jouer à l’amnésique. C’était fixé et refixé. Même qu’on devait venir en hélicoptère. Tu y es ?

— Tout ça, c’était les idées de Michel. Ses lubies. Il voulait absolument nous faire admettre que nous vivrions dans les étoiles.

— Tu sais… D’une certaine manière, il a réussi son coup. Il est sorti de la planète : de l’intérieur. Il est sorti en laissant sa dépouille aux mains de mutants. Il est sorti sans sortir.

— Je ne savais pas, a murmuré Annie. Je ne savais pas.

Et l’ombre de Michel a passé devant nous, prodigieusement mal habillée à son habitude, et débordant d’énergie. Michel qui haussait les épaules, une grosse cigarette jaune et noire entre ses lèvres malicieuses. « Moi ? Moi ? Je ne serai nulle part où vous dites. Probablement gouverneur d’une planète extérieure. Une planque, à l’aune du futur. Huit heures de travail officiel, huit heures de philosophie, huit heures de congélo – pour ne pas perdre du temps à vieillir quand je n’ai pas besoin de moi. Hein ? Manger ? Pisser ? L’intendance ! Ça se fera par tuyaux pendant que je dors. » On ne pouvait jamais savoir la part de moquerie contenue dans ses improvisations. En tout cas, il s’était révélé un parfait prophète de son destin. Quand je l’avais revu, au bout de vingt-trois ans, il flottait dans l’espace indéfini, environné de lumière et de tubes, branché de part en part. Mais c’était à New York, dans une chambre de soins palliatifs. Il est mort sept jours plus tard.

Annie a vidé son verre de Spa citron incolore.

— Il faut que j’y aille, malheureusement. On se revoit tout à l’heure ?

— Voilà mon numéro. Appelle-moi ce soir si tu es libre.

— Bien sûr que je serai libre. Je n’ai que trois patients. Et mes consultations ne dépassent jamais les cinquante minutes.

— Quoi ? Tu t’es mise psychanalyste ?

— Tu es fou. Moi ! L’anti-Jocaste incarnée.

Je n’ai pas relevé. Ça s’éclaircirait plus tard. Elle m’a promis qu’au dîner, elle me raconterait tout. Elle a reboutonné son duffel. Annie…

Tout ce temps à tuer. Il fallait trouver une parade. J’ai pensé à mes parents. Ils vivaient dans la campagne proche. J’ai décidé d’aller les surprendre. Même si l’idée d’être un fils ne m’avait jamais mis à l’aise, ce n’était pas un mauvais jour pour leur refaire mon serment d’allégeance. Après tout, on était toujours le premier de l’an. L’occasion rêvée pour débarquer à l’improviste, avec un bouquet de fleurs – si on trouvait des bouquets un jour pareil. J’ai pris un taxi pour faire le tour de la ville en quête d’un fleuriste : mais tout était fermé, tout, sauf l’épicerie d’un Pakistanais engourdi par le froid. Il était un peu télépathe : une chance, car nous ne parlions pas le même flamand, lui et moi. Sans que j’eusse ouvert la bouche, il m’a désigné le seul végétal décoratif en sa possession : une plante à languettes rouges baptisée rose de Noël. Cette immondice sur les genoux, j’ai indiqué au chauffeur le chemin du large.

La petite maison en forme d’hacienda m’a paru bien défraîchie. C’est là que j’avais passé la fin de mon adolescence, et que j’avais appris à lancer un couteau dans la cave, pour être sûr de tuer vite et bien si les circonstances l’exigeaient. Elles ne l’avaient pas exigé. Depuis longtemps déjà, je ne trimballais plus avec moi le cran d’arrêt acéré qui m’avait suivi dans tous mes voyages (il existe un truc simple pour le faire passer à l’aéroport, à condition d’avoir une Samsonite, et non un sac de toile). J’ai fait le tour par le jardin, pour surprendre mes parents. À cette heure, ils devaient être vautrés devant la télévision. Ils ne m’avaient plus vu depuis bien des années. Quand même pas au point de ne pas me reconnaître.

La télé était éteinte. En vêtements du dimanche, ils jouaient à la canasta avec une voisine aux oreilles dilatées par ses appareils acoustiques. Ils furent surpris de me voir ; mais plus encore, ravis d’accueillir un partenaire inattendu. Ça tombait bien : je ne connais pas grand-chose aux jeux de cartes, mais je raffole de la canasta.

La fièvre du jeu n’empêchait quand même pas les vérités premières.

— C’est dommage que tu n’aies jamais eu d’enfant. On aurait bien aimé avoir un petit-fils qui continue notre nom.

— Ce n’est peut-être pas encore exclu. Je vis avec quelqu’un.

— Enfin, Luc (ma mère claironnait comme dans une cour de caserne). Tu ne vas quand même plus avoir un enfant ! À ton âge !

Les yeux des mères vous voient sans vaines illusions.

Après le départ de la voisine, la conversation a pris un autre tour. Mes parents ont constaté qu’ils étaient proches de la dissolution finale et mon père a tiré un gros classeur de son tiroir. J’ai compris ce qui allait arriver. J’ai même deviné que bon gré, mal gré, j’étais devenu le seul adulte de la famille. Ils voulaient que je prenne en charge leurs affaires embrouillées, leurs obligations dévaluées, les dettes de ma sœur, l’entretien de l’hacienda. J’ai consacré une demi-heure à feuilleter le classeur, où la décadence de la famille Dellisse était inscrite noir sur blanc.

De retour à l’hôtel, j’ai rallumé mon téléphone, écouté la messagerie vocale. Rapide message d’Annie. Elle me proposait de la rejoindre chez elle après le repas, pour prendre du café. Elle me donnait son adresse : Amerikalaan – comme si je savais encore où se trouvait cette sombre rue.

Vite : me lier à la promesse que je venais de faire à mes parents. Passer un ordre téléphonique, un seul, qui mettait en branle ma situation matérielle pour les prochaines années. Comme ça, dans le fauteuil en mousse de ma chambre, la nuque appuyée contre le double vitrage de la fenêtre Ibis.

Quand le coup est joué, presque toujours, le temps s’arrête. Le bien et le mal restent suspendus un instant : la vie hésite sur la raclée que mérite votre audace : avoir misé sur le bonheur.

En attendant l’heure du rendez-vous, j’ai pris mon carnet cartonné et un stylo. La poésie a plusieurs vertus, l’une d’elles est quand même d’empêcher les regrets.

La nuit est venue. Annie habitait une grande maison sans toit, avec une haie et une boîte aux lettres rouge. À l’intérieur, je fus frappé par le grand nombre de pièces de petite taille, alors que tant de gens abattent les cloisons intermédiaires par amour des grands volumes. Un bon point pour Annie.

Après le café – inqualifiablement bon –, elle a pris une mine confuse pour m’avouer qu’elle était devenue voyante. Voyante ? Elle que notre professeur Alphonse de Waelens appelait l’esprit le plus lumineux de la philosophie contemporaine ? Je l’ai sommée de s’expliquer. Mais il n’y avait rien à expliquer. Elle déchiffrait les signes invisibles et ne savait pas pourquoi.

— Au début, quand j’ai eu le don, j’ai essayé de concilier l’enseignement et la voyance. Mais Bologne est une trop petite ville pour y mener deux vies publiques parallèles. J’ai préféré démissionner de mon poste et je suis revenue à Louvain où j’avais cette maison. Drôle d’idée.

— Tu dis ça parce que tu ne sais pas tout. Pour fonctionner à 100 à l’heure, j’ai besoin de mon lustre. Et il ne résiste pas aux déménagements.

— Pardon ?

Elle m’a pris par la main pour me conduire dans la pièce voisine. Le cabinet de consultation. Hormis deux fauteuils et un affreux lustre, il comportait surtout un tableau accroché au mur. C’était une toile d’inspiration fantastique et funèbre, avec des masques d’or, des arbres pointus, des bustes de femmes posés sur les galets d’une plage où s’ébrouaient les cygnes. Des cygnes marins. Des masques de sphinx Niebelungen. Horreur de ce genre-là.

— Mais en quoi ça consiste, ton don de voyance ?

Elle alluma une cigarette d’un air méphistophélique (j’aime à nouveau les trilles du passé simple).

— Pas difficile. Je regarde fixement la personne que je veux connaître. Quand je me sens bien imprégnée de son visage, d’un mouvement rapide, je porte mon regard vers le lustre du plafond.

Elle me montrait l’invraisemblable lustre à pendeloques.

— Oui, je sais, il est immonde. Mais il n’y a qu’avec lui que ça marche. Tous les autres produisent un flop. Il faut que je scrute fixement les pendeloques, jusqu’au moment où mes yeux sautent d’eux-mêmes dans le vague. À ce moment-là se produit le phénomène approprié : le visage de mon patient s’inscrit dans le lustre, tout irisé par les lampes et les reflets. Mais c’est un visage parlant. Son passé et son avenir y sont aussi clairement lisibles que les néons de Las Vegas.

— Si on retournait dans le séjour, ai-je demandé prudemment. Il fait plus chaud.

J’étais courageux mais pas au point d’inscrire mon avenir dans un lustre.

— Oh, inutile de t’enfuir. Je vois déjà.

— C’est vrai ?

— Tu as traversé bien des malheurs. Pas vrai ?

— Oui… heu, oui…

Je n’aime pas donner de démentis à mes amis de jeunesse. Mais il était difficile de tomber plus mal qu’elle ne faisait. Je n’ai presque jamais été malheureux. J’ai vécu pauvre et méconnu, avec une santé de fer et des succès secrets foudroyants. Cette tendance n’a d’ailleurs fait que croître avec l’âge. Il n’y avait rien pour moi dans les pendeloques du lustre.

On est retourné dans les fauteuils et elle a ranimé le feu dans la cheminée. Qui était-elle et qui étais-je ? Pour l’intimité, c’était exactement comme si nous ne nous étions jamais touchés de la vie. Son corps m’était aussi étranger que le cirque Hipparque, lequel est dans la lune, comme on sait.

Même, en y repensant mieux, j’en venais à me demander si j’avais vraiment eu une nuit d’amour avec Annie, mille ans plus tôt. Je n’insiste pas sur le fait que j’ai tant fait de frasques qu’en ce domaine je ne suis jamais sûr de rien. Il y avait surtout le fait que j’avais trop désiré Annie durant toutes mes études, que ce rêve avait peut-être fini par s’inscrire dans ma mémoire sensible, comme mon visage dans le lustre en cristal.

— Tu seras encore là demain après-midi ?

— Je reprends le train demain matin. Pourquoi ?

— Oh, rien. Je t’aurais présenté mon fils.

— Tu as un fils ? Tu es mariée ?

— Ah, ah ! Non. Pas mariée !

— Il a quel âge ?

— Dans les vingt.

— Comme c’est précis, dis-je en riant.

— Vingt-quatre, en fait.

Sonnette d’alarme dans ma tête aussitôt.

— Et toi, dit-elle. Tu n’as pas d’enfants ?

— Non. Pas eu le temps.

— C’est bien utile. Plus ça avance, plus je m’en rends compte. Tu verras quand tu seras démoli par la vieillesse. Un fils à toi, c’est le meilleur réconfort. Et puis quand on meurt, on laisse quand même quelqu’un pour vous perpétuer.

C’est curieux comme les femmes qu’on a aimées sont toujours contentes d’évoquer votre déchéance et votre mort. Est-ce que je lui parlais, à Annie, de son futur cadavre rongé par les vers ?

Le whisky la rendait agressive. Elle m’en voulait surtout de détourner toutes les allusions à son fils. Elle pensait peut-être que je ne savais pas compter comme elle. Je m’en tenais à une seule question : pourquoi ni Philippe, ni Lionel n’étaient venus au rendez-vous.

— Ce n’est quand même pas normal. Lionel avait le culte de la parole d’honneur. Et Philippe aussi, même s’il militait chez les Trotses. Et ne me dis pas qu’on était dans l’euphorie du départ. C’était le point essentiel, au contraire. Moi, de toutes ces années-là je ne me rappelle que les perspectives planétaires. Sortir du système solaire. Pique-nique sur Proxima. Philosophes, nous ? De l’espace !

— Oui, eh bien on s’est encore plus planté que les Trotses. Tu les as vues les étoiles ? Fermées. Fermées ! Plus personne n’espère y gambader un jour.

La beauté de l’introspection, comme celle de l’alcool, est tout entière dans la cruauté. On se découvre en se détruisant. Une bouteille de whisky, une flambée de bois sec, la voix rapide et sourde, me mettaient en condition de nudité. Et malgré tous mes efforts, je voyais se déplier les ombres chinoises de son jeune corps, de sa jeune grâce. Je commençais à sentir mon cœur rebattre de cette étrange façon douloureuse, quand, sortant du lit d’Annie, j’avais traversé les rues d’il y a vingt-quatre ans, persuadé que j’avais dormi avec le bonheur et qu’on me l’avait retiré tout de suite après. Annie n’était pas quelqu’un qu’on pouvait fléchir avec des arguments ou des caresses. Et quand je lui avais dit que je l’aimais, elle avait répondu avec une pointe de mauvaise humeur qu’elle comptait vivre avec Philippe, et que de toute façon, j’étais trop hystérique pour une femme sensée.

Hystérie qui me tenait lieu de lucidité psychologique, ce jour-là. Tandis qu’elle parlait, de profil, se regardant dans le miroir pour voir si les convulsions de la nuit ne l’avaient pas chiffonnée, j’entendais, aussi nettement que si elle avait prononcé toutes les syllabes, qu’elle n’aimait pas Philippe non plus. Ni Michel, ni Lionel, ni Kant, ni Heidegger, ni aucun de ces foutus philosophes qui emplissaient sa vie. Qu’elle n’aimait personne.

Bientôt je fus trop saoul pour regagner mon hôtel Ibis. Elle m’a offert l’hospitalité. J’ai péniblement gravi l’escalier jusqu’au petit débarras qui me servirait de chambre. Il y avait une foule d’exerciseurs de toutes tailles et de tous modèles, dans lesquels on se prenait les pieds. Elle aussi était guettée par la rouille, mais elle luttait.

Fermer la porte au verrou et me glisser dans le lit. Pas d’électricité dans la pièce. Bougie. Chevet. Gros livre ancien relié pour bibliothèque paroissiale et portant sur le dos : VHugo/ Tables. C’était la transcription des séances de spiritisme de Hugo à Guernesey. On restait dans le sujet.

Je dors. La nuit bouge. J’entends des craquements dans les meubles. Je ne dors pas. Je voudrais inspecter la chambre pour voir si tout est en ordre, mais je ne trouve plus les allumettes. L’an 2000 sans l’électricité. Par la fenêtre, j’aperçois quelques-unes des étoiles où je n’irai jamais.

Pour me prouver que je suis encore libre, je me relève et, torse nu dans le froid rudimentaire, je sors de la chambre. J’aurais dû emporter la bougie. Les interrupteurs sont hors d’atteinte. À tâtons je gagne la cheminée. Le feu est à l’agonie. Il s’agit de le rallumer. Je roule en boule les pages du Monde diplomatique, qui vont servir à faire flamber le petit bois.

Presque nu et glacé, je m’y prends mal. Chaque fois que je crois que c’est gagné, les premières flammes qui s’enroulent et se tordent finissent par s’éteindre, comme soufflées par l’haleine de la nuit. J’entends claquer une porte dans le lointain de la maison. Je pense avec gêne qu’Annie va me trouver ridicule dans ma posture de Prométhée. Mais quoi, j’appartiens au feu, je m’acharne. Tout en craquant des allumettes, je sens une présence derrière moi. Je ne me retourne qu’au dernier moment. Je fais face à un garçon maigre, bien habillé, avec une longue mèche sur l’œil et une moue dédaigneuse. Il ne ressemble pas du tout à Annie. Il tient une boîte de bière à la main. Il me demande si j’en veux une aussi. Je secoue la tête et je reste à le regarder entre haut et bas sans rien dire, tandis que le feu démarre dans mon dos avec un claquement de fouet.

Partager