Les révoltes illogiques ou sept signes à Joe par-delà nuits et brouillards

Jean-Louis Lippert,

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

Rimbaud

Le chemin vers la source oubliée passe par des déserts de lave et de glace. Pitié pour le voyageur égaré loin des temples et des foires ! Depuis toujours j’ai pour usine et pour faculté, pour stade et pour lieu de culte, pour tribune et pour bureau, pour gare Centrale et pour aéroport – les trottoirs de la rue. Depuis cette adresse, permets que je t’envoie ces quelques signes, à toi qui as quitté la vie, cette organisation fonctionnelle du temps, de l’espace et du langage aux ordres d’une structure comptable dirigée par la tour Panoptic.

Comme se mesurent couramment aujourd’hui la contamination des eaux de mer, la dégradation des terres et la pollution des airs (sans parler de toutes les disciplines traitant les innombrables maladies physiques de l’homme, des bêtes et des plantes), je propose d’instituer à ta mémoire un Observatoire de la Corruption des Âmes, chargé d’évaluer le coefficient de morbidité perverse, le degré de falsification dont se trouve presque nécessairement infectée toute parole humaine engagée de nos jours dans l’espace public. Inutile de t’apprendre ce que tu as déjà découvert : l’usage fallacieux du langage atteint désormais des pics alarmants.

Ce que j’appellerai la sphère technico-fantasmatique, partout substitue au réel et à l’imaginaire un cocktail de ces deux dimensions qui – à l’inverse des médiations offertes par l’art et la littérature – assure leur perversion réciproque. Le réel se déréalise et l’imaginaire véritable perd toute licéité dans un univers hybride où la plus simple eau minérale se teinte aux parfums exotiques, où tel roman médiocre emporte la palme car son auteur a passé trois jours chez sa mère. L’un et l’autre produits programmés par la tour Panoptic. Sans négliger du tout la puissance des écrans, je prends la liberté de désigner le magazine (en y incluant journaux et livres obéissant à sa logique), comme support idéal d’une telle perversion. C’est ainsi, par exemple, que les multiples phénomènes observés en France au cours des dernières semaines, et leur transcription méthodique par la pensée non moins que par la sensibilité d’hypothétiques créateurs de sens, auraient pu fournir matière à textes, films, sculpto-peintures, musiques, danses enrichissant l’imaginaire collectif. Il n’en fut rien : ce qui, dans le meilleur des cas, se traduisit par la déploration d’un fâcheux silence des Intellectuels. Pourquoi s’en étonner, si la majorité d’entre ceux-ci gère cette sphère techno-fantasmatique, aux étages supérieurs de la tour Panoptic ? Les meilleurs décideurs et communicants ne peuvent produire que ce qu’ils ont : ce bavardage plat, vide et creux dont les apparitions médiatiques des deux candidats fabriqués par eux pour la prochaine élection présidentielle fournissent un modèle idéal. Il leur fallait donc éliminer de la course un chevalier sans chevalerie, dont l’impardonnable tort aux yeux des marchands de missiles et de magazines fut d’en appeler à tenir le pas gagné de Rimbaud.

Moins d’un lustre après le dernier incendie du Reichstag, l’Axe du bien, poursuivant un Drang nach Osten dont les anciennes puissances de l’Axe n’avaient réalisé qu’une esquisse primitive, et la Bourse de New York s’apprêtant à gober celles d’Europe en soutien de la manœuvre pétrolière, vers qui d’autre se tourner que vers celui dont la Saison en enfer se concluait sur le vœu de posséder la vérité dans une âme et un corps ?

1

La littérature latine, en vingt siècles, a basculé de César en Césaire.

Du chef d’empire se rêvant pontifex maximus au sorcier du verbe cosmique, se joue une médiation essentiellement différente entre les mondes profane et sacré.

Contre un ordre impérial – esclavagiste par essence – n’ayant d’autre fin que de réduire toute forme de culture à une même commune mesure, le poète nègre a dirigé sa voix d’une peu commune démesure. À l’opposé du césarisme politique, économique ou culturel (fût-il imbu de l’esprit des Lumières), c’est la parole du poète, en ce qu’elle se veut à la fois d’ici et de là-bas, qui paraît la seule capable de tracer des ponts sur l’abîme entre les rives de l’expérience humaine. Il faut parler Césaire, nous dit le marqueur de paroles Patrick Chamoiseau dans Écrire en pays dominé, l’avoir en bouche et en poitrine, accueillir dans les os de son crâne l’activité tellurique de son verbe. Quiconque a-t-il jamais éprouvé le besoin d’accueillir de la sorte les proses de César ? Notre civilisation chancelle d’avoir oublié le chant des aèdes en se faisant bourrer le mou par les stratagèmes issus de la Guerre des Gaules.

Oisive jeunesse

À tout asservie,

Par délicatesse

J’ai perdu ma vie.

D’où surgit cette voix ? Au sens conventionnel du mot je suis sans doute fou, Joe, de te demander ça. Car c’était vers toi que se dirigeaient à l’instant mes pensées. Fou d’imaginer que tu m’entendes. Qu’avec le recul qui est le tien, tu voies d’un autre œil – l’œil de l’Autre – ce qu’il en est sur cette planète écrasant les épaules d’Atlas. Tu entends cette voix ? Se pouvait-il qu’au moment même où se jouait un double éclair de regards, dans le hall de la gare Centrale, entre deux jeunes types de dix-sept ans se croisant par hasard sur les chemins du Tout-Monde en création spasmodique, se pouvait-il que tu fusses occupé à sélectionner sur ton MP3 la Chanson de la plus haute tour interprétée par Léo Ferré ? Pour crédule que demeure à jamais un esprit nègre de naissance, Joe, j’ose affirmer, avec une certitude absolue, que cela ne se pouvait pas. Au double sens du mot : tu en étais incapable et une telle transgression des normes t’était interdite, par le despotisme même de la machine suspendue à ton cou. Celle-ci planifie l’absence de contenu aussi sûrement que la présence du contenant. L’ouverture infinie des possibles, qu’offrirait une vision poétique du monde, est ici bouchée comme un égout. Non, la gestion césarienne de la tour Panoptic n’autorisait en aucune manière que ton cœur écoutât les syllabes fatidiques jadis prononcées par un type de votre âge :

Par délicatesse

J’ai perdu ma vie

quand le foudroya cette lame bien indélicate.

Avec une certitude presque égale il m’est permis de parier que, toi comme ton compagnon d’une danse insolite, vous aviez moins entendu parler à l’école de Rimbaud que de Rambo. Toute pédagogie contemporaine, inculquée chaque écran chaque vitrine par mille soudards virtuels de César, ne murmure-t-elle pas combien mieux vaut la gagner, cette vie, par indélicatesse ? Quand, depuis des siècles, educare signifiait tirer du bas vers le haut, la propédeutique des médias, recyclant l’expérience religieuse en son essence, matérialisant les vieilles formes idéologiques, trivialisant toute forme d’idéal sacré, tire aujourd’hui le haut vers le bas. Bien des ponts verticaux ont été détruits dans cette fichue sale guerre des communications. Pas vrai, Joe ? Rassure-toi, je ne suis pas un homme de lettres. Comme toi, je voyage dans le passage et c’est ce qui nous fait trouver cette longueur d’onde adéquate. Entends-tu donc cette autre voix ?

La crise que nous avons à vivre ces jours-ci relève d’un embrouillamini de l’Histoire. Si celui-ci génère plus d’un malentendu, force est de constater qu’il y eut pour ce faire plus d’un malentendant ; et je ne m’exclus pas du nombre. Vous et moi, nous avons en mains le drapeau de la France et nous n’en faisons pas le même usage. Pour paraître un truisme, ce constat recèle pourtant, je le crois, une vérité profonde qu’à tous il serait utile d’examiner sans œillères de droite ni de gauche.

Bien sûr tu as suivi, comme tout le monde, les défilés d’images à la télévision. Peut-être même pouvais-tu capter à toute heure les manifestations parisiennes sur ton GSM. En attendant qu’un jeu vidéo n’en soit bientôt disponible pour les PSP.

Chez nos voisins du Sud, le consul du Parti patricien fut traîné dans l’arène par ses propres coreligionnaires alliés aux tribuns du Parti de la plèbe, les uns et les autres haïssant cet homme dans la mesure même où ils devinaient en son âme une solidarité césairienne avec la classe des esclaves déracinés, exilés, enchaînés. Ce furent eux, tu le sais désormais, qui attisèrent la colère des foules. Eux – et leurs experts médiatiques de la tour Panoptic – qui excitèrent les fureurs de la jeunesse contre celui qui devait apparaître comme un nouveau tyran, ne reculant devant aucune intrigue pour faire ployer toute résistance à ses menées césariennes. Or la loi promulguée par ce Néron, tu le sais bien, ouvrait peut-être à long terme une voie d’affranchissement. Contre le plus terrible des jougs, Joe. Celui qu’impose à la planète une dictature impériale usant autant du masque et des tréteaux que des armes sur un champ de bataille globalisé.

2

S’il eût été inconcevable de voir quelque barde gaulois défier les fines plumes de Rome sur le terrain du verbe inspiré, nos Lettres mondiales seraient déparées des plus éclatantes couleurs de leur plumage sans la tribu des écrivains caraïbes. Que l’on songe aux hispanophones Garcia Marquez et Carpentier, aux anglophones V.S. Naipaul et Derek Walcott, tous prix Nobel ou peu s’en faut dans le cas de l’immense écrivain cubain dont le centenaire, en 2004, ne fut salué par personne.

Leurs œuvres, sans oublier celles des Haïtiens Jacques Roumain et Frankétienne, sont irriguées par la mémoire de l’esclavage. Est-il question plus cruciale, en ce qu’elle met en jeu l’enjeu même de toute parole ? Celle-ci ne prend-elle pas son véritable envol que dans la mesure – ou la démesure – d’une menace de son déni ? C’est la plus haute et profonde leçon que donnent, à travers les âges, toutes les littératures, à commencer par la nôtre. On peut réduire Thyl Ulenspiegel au rôle d’un bouffon, ou l’ignorer, ce qui revient au même, nulle instance officielle n’est capable d’ôter au chef-d’œuvre de Charles De Coster sa charge de dénonciation explosive contre le phénomène impérial en son principe : le déni de parole, donc d’humanité. Dans une langue infiniment créolisée…

Or à Paris, ce lundi 30 janvier – sans que ce fût ébruité en Belgique –, Jacques Chirac instituait le 10 mai journée commémorative de l’esclavage, confiant à un autre grand écrivain martiniquais – Édouard Glissant – la présidence d’un futur Centre national consacré à la traite, à l’esclavage et à leurs abolitions. Peut-être le Premier ministre Dominique de Villepin n’est-il pas étranger à cette initiative, lui qui osait convoquer le cri d’Aimé Césaire en conclusion de son Eloge des voleurs de feu. Dans son discours, l’Élysée signalait survivances et résurgences modernes de l’esclavage dans le contexte de la compétition économique mondiale, non sans suggérer que leur éradication relevait en premier lieu d’un combat de la France et de la francophonie. Soit un espace qui recouvre, à l’origine, celui des Gaules césarisées. L’espace même où – par la vivante magie des anciens druides – surgirait Rimbaud, le dernier grand poète latin.

J’ai regardé avec mépris Le peuple à qui obéit l’univers !…

Car lorsque Rome eut entrepris de s’immiscer

dans les conseils de Jugurtha pour s’emparer

peu à peu par ruse de ma patrie, j’aperçus, en pleine conscience,

les chaînes menaçantes, et je résolus de résilier à Rome

Je ne t’épargne même pas, mon cher Joe, le Peuplades soumises, aux armes ! dont Rimbaud Jean-Nicolas-Arthur, externe au collège de Charleville, agrémente sa composition latine du 2 juillet 1869. Il n’a pas encore quinze ans, mais, délié de toute entrave par son professeur Izambard (lequel sans doute lui souffle cette citation de Balzac pour la poser en exergue de son poème à la gloire du guerrier numide Jugurtha : La Providence fait quelquefois reparaître le même homme à travers plusieurs siècles…), Rimbaud expectore son cri rebelle contre l’empire d’alors, celui de Napoléon III.

Oui je suis fou, Joe, de te demander ça. Fou de croire que ces mots t’atteignent, parce que tu les attends d’une certaine manière. Qui, sinon le Titan porte-globe, aurait-il une vision globale si le globe ne lui tournait le dos ? Voilà pourquoi je suis fou d’espérer que tu nous aides à saisir les racines du mal, Joe. À dénouer un fil d’Ariane devenu essentiellement paradoxal dans le présent labyrinthe impérial.

Serait-ce à dire que tout pouvoir s’identifierait à l’Empire ?

J’assume, avec la confiance du chef de l’État, la responsabilité légitime de chef du gouvernement ; c’est dans ce contexte que je défends un projet dont je continue de penser, en ultime analyse, qu’il est garant d’avenir pour les couleurs de la France. Cette réforme se veut une avancée objective dans le combat que nous avons à mener en faveur de l’emploi pour tous. Elle représente un progrès pour la triple cause de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. À condition de porter son regard au-delà de l’horizon.

C’est ici que nous avons besoin de ton oreille, Joe. Celle qui sous les tumultes entend pousser l’herbe de l’Histoire. Cela fait un quart de siècle, Joe – presque jour pour jour –, qu’en France, de la Bastille au Panthéon, s’inaugurait en grande pompe l’ère de la social-démocratie libérale et libertaire, corollaire politique du capitalisme de la séduction. Sitôt dissipés les effluves de ces bacchanales de mensonges où nul ne resta sobre, au cours desquelles, non sans écho au vœu du poète Heinrich Heine (Nous voulons du pain, mais aussi des roses), furent à larges rasades vendus les alcools de Marx (Transformer le monde) et du Rimbe (Changer la vie), chacun put voir s’éloigner de la table aux libations la figure tutélaire d’un Jaurès, avantageusement remplacée par celle d’un Bernard Tapie.

Les célèbres mots de l’Internationale (Ni Dieu ni César ni Tribun) gagneraient leur sens définitivement parodique lorsque le chef du clan à la rose, devenu les trois en un, restaurerait l’idée d’Empire non sans se payer son petit génocide au pays des Grands Lacs. Ils en sont toujours là, Joe, tu le sais mieux que personne. Et en Belgique ?

3

Aveugle et sourd à cet événement de portée symbolique universelle, notre pays ruminait quant à lui les avantages et les inconvénients de l’OPA lancée par Mittal-O-Steel, digérant le discours d’Albert II relatif à la guerre de sécession larvée menée par nos troupes nordistes. N’y avait-il pas de quoi réactiver une vieille mémoire coloniale ? De quoi réinterroger les ambiguïtés de notre double statut colonisateur et colonisé ? Car enfin, comment ne pas voir que l’enjeu final d’une scission de la Belgique, serait de faire tomber la région de sa capitale sous tutelle probable de la puissance hégémonique mondiale ? Celle-là même qui, pour une poignée de dollars, disposa de l’uranium belgolais tout au long de la Guerre froide, après lui avoir dû ses brillants exploits d’Hiroshima et de Nagasaki.

La veille au soir, passaient sur nos écrans les images d’une tranquille apocalypse actuelle, sous forme d’un reportage consacré à la cité minière de Kamituga, dans la région du Sud-Kivu. Pillage organisé, terreur armée, mise en coupe réglée de la chair orientale du Congo : quatre millions de morts au cours des dernières années, sans compter les dizaines de millions de déracinés. Les gens y crèvent dans une misère proportionnelle aux fabuleuses richesses de cette zone aurifère. Après le colonialisme des États, le néocolonialisme des multinationales, voici le néo-néo colonialisme de la mafia. Sur le tapis vert, notre Justice occidentale ne vient-elle pas de débouter l’État congolais de ses droits, pour accorder l’exclusive propriété de Kamituga à une firme anglo-saxonne au-dessus de toutes les lois ?

Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang

Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris

De rage, sanglots de tout enfer renversant

Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris ;

Et toute vengeance ? Rien !…Mais si, toute encor.

Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats :

Périssez ! Puissance, justice, histoire : à bas !

Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur.

Mon esprit ! Tournons dans la morsure : Ah ! passez.

Républiques de ce monde ! Des empereurs.

Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,

Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?

À nous, romanesques amis : ça va nous plaire.

Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.

Notre marche vengeresse a tout occupé,

Cités et campagnes !Nous serons écrasés !

Les volcans sauteront ! Et l’Océan frappé…

Oh ! mes amis !Mon cœur, c’est si sûr, ils sont des frères :

Noirs inconnus, si nous allions ! Allons ! allons !

O malheur ! je me sens frémir, la vieille terre.

Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond.

Je crois ne pas me tromper de beaucoup, Joe, si je présume que la stagiaire en remplacement provisoire pour le cours de français ne vous a pas trop expliqué les raisons pour lesquelles Arthur ne reçut guère de réponse du brave Théodore de Banville, auquel il avait envoyé, à ton âge, ce poème intitulé Mémoire.

On comprend qu’il y ait pénurie d’enseignants depuis que trois mille profs ont été jetés au chômage par nos ministres socialistes, soucieux d’obéir aux ordres de la Banque mondiale ; mais ce poème eût aussi bien pu illustrer un cours d’histoire, s’il y en avait encore. Que ce numéro d’une revue littéraire serve donc de manuel scolaire, puisque je sais que tel est désormais ton vœu le plus cher.

Aussi vite qu’aient couru les camarades, mon cher Joe, je crains fort qu’il n’en soit plus un seul pouvant se flatter aujourd’hui d’avoir échappé au Vieux Monde qui était à ses trousses. Excepté l’homme aux semelles de vent. Celui en qui André Breton voyait un passant considérable, n’obéissait pas aux slogans de ce printemps-là : il en était l’instigateur. Ainsi vont certaines courses-poursuites, que les jeunes gens ayant ces temps-ci défilé dans les rues de Paris semblaient plutôt supplier la machine sociale de ralentir son rythme et de consentir à ne les point abandonner sur un quai menant aux tristes voies de garage où sont oubliés leurs anciens professeurs d’histoire et de français. (Ce matin même, dans le journal : Benjamin V., jeune professeur de français et d’histoire – je n’invente rien, Joe –, gratuitement roué de coups à la sortie de son école bruxelloise. Croit-on vraiment qu’à défaut de médiations nouvelles à inventer, l’augmentation de matraques et de képis résoudra les questions de la ville énormément florissante, ainsi que Rimbaud désignait Bruxelles ?)

Aussi ne doit-on guère s’étonner si nulle part, dans l’espace public, il ne fut fait allusion à un livre de haut style cosigné par un homme politique français de tout premier plan classé à droite, et par un écrivain d’origine espagnole de très grand renom se réclamant de la gauche. Ce qui, voici vingt ans, aurait été salué ou honni avec véhémence, fut accueilli dans la sphère techno-fantasmatique par l’ombre et le silence. Leur commune réflexion (L’homme européen) ne convenait pas à l’esprit des magazines, dont relève désormais toute la presse ainsi que la plus grande part de ce qui se farde aux couleurs du livre. La chaîne de l’édition, comme la société entière, ne tend-elle pas à s’uniformiser autour d’une vision du monde magazinesque ? Ce qui ne fait que corroborer, mon cher Joe, l’intuition qu’avait eue Mallarmé (reprise par Joyce et quelques autres), de ce reportage universel dont participent tous les genres contemporains d’écriture, excepté la littérature. Je devine ton sourire, après les tombereaux d’amazonies passés aux rotatives à l’occasion de ta mort. Tu voudrais bien savoir qui signa le livre dont je parle, où il est écrit : Notre Europe est toujours à créer, à s’enrichir des tours et détours de l’Histoire. Nous avons consumé trop de prophètes pour croire en sa fin. Alors, selon la formule de Rimbaud, il faut tenir le pas gagné.

J’entends bien que vous êtes nombreux, très nombreux, à ne point partager ma vision des choses. Si l’on considère que deux points de vue sont en désaccord, celui du gouvernement et celui de la rue, vous me concéderez, je l’espère, qu’il est un troisième point de vue tout aussi respectable, à savoir celui de l’immense majorité qui n’a pas jugé nécessaire de manifester son opposition au projet de réforme destiné à favoriser les chances d’un premier emploi. Sans recourir au cliché de la majorité silencieuse, n’est-il pas indéniable que nous ne savons rien de l’opinion de plusieurs dizaines de millions de gens sur le sujet ? Leur opinion vaudrait-elle moins que celle des manifestants ? Dites-moi donc sur quelle balance on pèse la valeur d’une opinion.

Bravo, mon vieux Joe. Je reçois cinq sur cinq ton message envoyé par le MP3 des étoiles. Une parole et les profondeurs du monde remuent. C’est bien à de vives et nouvelles interrogations sur la parole que tu nous convies. Je me contenterai d’en suivre les flux et reflux pour la revue Marginales.

Il faut être absolument moderne. Point de cantiques : tenir le pas gagné (…) Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. De telles lignes sont-elles pardonnables, même à plus d’un siècle de distance ? Toi qui es dans cette vision, telle qu’elle s’exprime à la fin d’Une saison en enfer (dont le titre initial était Livre nègre), tu sais aussi qu’aucun homme politique d’Occident ne fut jamais plus apte que celui dont la tête semble aujourd’hui mise à prix par tous les magazines, à rechercher la clef du festin ancien. C’est-à-dire, exactement, ce qu’on lui impute à crime. Le monde est dirigé par le crime et le vol, par la tromperie et la trahison, disent en profondeur ses yeux exposés à la vindicte des kiosques ; je ne m’y soumets pas tout en appartenant à la caste qui dirige le monde. C’est une subtile alchimie de regards, mon cher Joe, plus subtile encore que celle qui s’est jouée voici quelques semaines dans une gare entre deux types qui étaient sérieux comme on l’est quand on a dix-sept ans.

4

Combien prophétiques étaient les voix des va-nu-pieds clamant dans leur désert, avec la noblesse d’un ultime espoir, qu’il en allait d’un combat global contre les formes d’esclavage imposées par l’empire feutré de la finance internationale !

L’Imaginaire de tant de peuples oubliés, n’est-ce pas ce qui nous manque ?, écrit précisément Édouard Glissant dans son appel divinatoire à ce qu’il nomme le Tout-Monde.

Je suis une bête, un nègre (…)

J’entre au vrai royaume des enfants de Cham

Tu ne m’en voudras pas si je poursuis notre interview sur les débris d’un texte envoyé à tous les journaux, voici plus de trois mois, sans qu’aucun ne l’accepte, ainsi qu’un peintre usant d’une vieille toile qui peut encore servir. Est-ce hasard si pourtant ça colle ?

Car tout qui voit le monde s’aperçoit du fait que sa vision contredit l’essentiel du spectacle ambiant, lequel (sons et lumières, images et paroles) cautionne un mal-dire généralisé. C’est alors dire le mal que signaler ce mal-dire – et donc se faire maudire. Rimbaud dans sa voyance ne pouvait pas ne pas remonter au déluge, à la malédiction fondatrice d’une civilisation : celle qui pèse depuis lors sur le fils dit mauvais de Noé. La colombe de l’Arche elle-même étant au centre de la cible (celle des marchands d’armes, sans doute à la source de ce que les magazines appellent Affaire Clearstream), et les corbeaux de César supplantant le cri de la gargouille (je fais ici allusion au titre d’un autre livre essentiel relatif à la crise sociale, dont tu ne pouvais non plus avoir entendu parler), je m’adresse à toi ce 11 mai, lendemain du jour prévu pour l’officielle commémoration de l’esclavage et de son abolition. Crois-tu que les grands chefs magaziniers de l’immédiateté médiatique aient seulement autorisé que fût écrit le nom d’Édouard Glissant ? Tout juste était-il signalé, dans un entrefilet, qu’en présence du président de la République et de son Premier ministre, un texte de Césaire fut lu contenant ces mots : Ton dernier triomphe, corbeau tenace de la Trahison !

Mais je t’écoute…

Je voudrais ajouter qu’il est encore un quatrième point de vue, non représenté jusqu’ici sur l’écran médiatique, et dont j’aimerais vous inviter à ne pas négliger l’éventuelle importance pour tous aujourd’hui. C’est un point de vue que Ton n’est guère accoutumé à considérer en politique. Or, il est porteur de ce qui demain sera peut-être l’un des critères essentiels pour juger de la chose publique. Je veux parler ici de l’anticipation, dans la mesure où elle est possible, du regard qui sera porté dans vingt ou quarante ans sur les événements secouant la France aujourd’hui. Solennellement, je le demande à chacune et chacun d’entre vous. Plongez votre regard, vous qui avez vingt ans et vous trouvez sans perspective d’emploi, dans Les yeux de ceux que vous serez d’ici vingt ou quarante ans. En toute conscience, imaginez ce que vous-mêmes penserez alors de la situation présente. Honnêtement, par-delà tous les brouillards, n’êtes-vous pas en train de vous exclamer : Ah ! si nous avions su… ?

L’ironie de l’affaire veut que ce soit un homme en quête vaine du moindre emploi depuis toujours qui te parle et t’écoute, mon vieux Joe. Le boulot de traversier que je revendique, s’il existera dans quarante ans, ne peut avoir sa place en un monde sans autre finalité que le profit à court terme, où les instances politiques sont soumises aux dictatures aveugles de la rentabilité, de la productivité, de la compétitivité. Les réseaux de la toile d’araignée financière entourent la sphère du pouvoir d’une telle opacité que celle-ci doit se soumettre à leur logique mafieuse – ou se démettre. As-tu jamais entendu chœur de corbeaux plus unanime pour exiger la démission d’un homme, essentiellement coupable d’avoir fait reculer la courbe du chômage ? Mais à l’heure où le mot abracadabrantesque, prononcé à la surprise générale par le président de la République française dans un discours officiel, est devenu lui-même cliché médiatique désobligeant chacun d’aller voir qu’il désignait des flots, tu perçois désormais, en pleine lumière, à quel point la nouvelle foi, la nouvelle espérance, la nouvelle charité du héros moderne sont excellemment décrites par Arthur dans son Bateau ivre : Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

5

L’Empire ou le Tout-Monde : c’est l’alternative posée par l’œuvre de Glissant, l’une de celles qui témoignent au mieux des convulsions de notre globe. Aux idées de système – qu’il réfère à l’Empire – s’opposent une pensée sismique du divers s’inscrivant au cœur des chaos du monde, une poétique de la Relation qui relie le Tout au Tout. Si vous vivez vraiment la mondialité, vous êtes au point de combattre la mondialisation, dit l’une de ses voix romanesques. Ce qui ne va pas sans quelque dérive dans l’espace et dans le temps. Faut-il donc s’étonner si l’archipel des Caraïbes (foyer de la traite négrière, de l’esclavage massif et du commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique), a recueilli d’une manière singulière l’écho des premiers émois poétiques et philosophiques, nés voici près de trois millénaires sur les rivages d’Asie mineure, où, dès l’aube de l’histoire humaine, il fut pressenti que Tout est Un ?

Décidément, nous sommes hors du monde

C’est bien sûr façon de parler, mon cher Joe. Mais seule cette extranéité, comme tu t’en aperçois, permet d’établir l’existence d’un fleuve profond reliant Troie et Cuba, l’Asie mineure et les Caraïbes, Homère et Aimé Césaire – l’Anatolie et l’Atlantide. Face à quoi : La vie est la farce à mener par tous.

Une farce où le prénom d’Arthur désigne pour les foules tel bateleur médiatique, manipulateur et corrupteur, hallucinant chaque soir ses millions de dupes aux trésors virtuels affichés sur l’écran global et déployant pour y parvenir une verve rien moins que situationniste. Si bien des phrases de Rimbaud contribuèrent à mettre le feu aux poudres du Quartier latin voici près de quarante ans (Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez…), nul ne semble avoir noté combien sa figure et son influence furent occultées par l’organisation ayant revendiqué la direction stratégique de ce mouvement, dont elle avait été l’expression théorique la plus cohérente. Le recul qui est le tien, Joe, te permet de comprendre à quel point l’immédiateté ludique prônée par ces Assis (dont les fameuses dérives – sans que fût signalée jamais l’origine créole d’un concept déjà expérimenté en leur temps par les surréalistes – ne franchirent guère les frontières du quartier de la Contrescarpe), devait avoir pour progéniture pareils jeux télévisés.

Imaginez les épreuves inéluctables que vous aurez eu à vivre, les crises que vous aurez traversées. Car il serait fou de ne pas envisager les multiples périls d’un monde qui n’est pas dépourvu de leurres, de tissus d’illusions. Ce sont ces périls, ces menaces qui nourrissent vos inquiétudes, vos angoisses et vous font descendre dans la rue. Mais croyez-vous que mon recul, mon éventuelle démission suffiraient à faire reculer ces menaces et vos angoisses ? Comme toute jeune génération désireuse d’exprimer sa vitalité, vous secouez le cocotier. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait, pour sortir de la crise, être capable de produire, avec la plus grande intelligence, un décryptage profond de tout ce qui a modifié le visage de la France et du monde ces quarante dernières années ?

Ce qui te permet de comprendre aussi que Mai 68 fut un match entre de Gaulle et Debord, provisoirement gagné par ce dernier. Je veux dire, entre un sage voyant le présent avec la conscience du passé, et un fou hypostasiant tout futur dans l’éternel présent du happening permanent. Un tel combat de l’ombre marque en filigrane, sans que quiconque s’en avise, les plus profonds enjeux des conflits actuels, où dans le vaste camp des magaziniers médiatiques ne se trouve plus le moindre sbire qui ne clame sa dette à l’auteur de La Société du spectacle.

Quel saccage au jardin de tous les clichés ! Car, du Général chassé comme un fantôme du père Hamlet à l’occulte stratège de la radicalité faisant déjà le lit de Claudius d’où sortiraient bientôt les fistons de Tonton, le véritable rebelle que retiendra l’Histoire n’est pas celui qu’on croit. Tout est à renverser sur l’étal des modernes idoles. Quand l’Insoumis du 18 juin défie l’Olympe tête nue, voyez un peu la tiare dont s’affuble post mortem celui qui ne fut pas du parti des Damnés.

Il faudrait toutes les pages de cette revue pour en rendre compte : nous sommes au cœur de la question. Celle de la trahison de Rimbaud à la tête d’une révolte éminemment rimbaldienne, par un micro-appareil bureaucratique ayant prétendu dénoncer toutes les bureaucraties. Car les situationnistes ne voulaient ni aller à l’Esprit ni posséder la vérité dans une âme et un corps. Le capitalisme de la séduction – ludique, marginal, libidinal – prendrait son essor d’une dévaluation systématique de tous les principes liés à la verticalité, stratagème nécessaire au déploiement d’une facticité généralisée. La sphère des apparences congédierait toute essence, dès lors qu’il s’agirait pour le labyrinthe aux miroirs de chanter le vide, pour le grand cirque aux images de valoriser le néant.

Allons plus loin encore dans le paradoxe, cet aimable visage des contradictions enfouies. S’il était sans nul doute imbibé de Rimbaud, celui qui le premier crut voir sous les pavés la plage (Quelquefois, je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie), et si les Illuminations qui scintillèrent dans les feux allumés aux carrefours de ce printemps-là, toujours éclaireront de quelque manière les esprits échauffés de la jeunesse occidentale, ne devines-tu pas qu’une obscure attente – comme subliminale – se lisait au fond des yeux de cette jeunesse-ci, face à ce Premier ministre là ?

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Il y aura cinquante ans cette année, se tenait à Paris-Sorbonne le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs. Pour la première fois sans doute, s’y exprimait publiquement l’idée selon laquelle une culture mondiale serait l’œuvre de tous ou ne serait pas. Dans son intervention, Aimé Césaire citait une longue mise en garde de Nietzsche contre le pêle-mêle chaotique de tous les styles, pour appuyer son vœu d’une civilisation future fondée sur la globalité. À un demi-siècle de distance, l’écho de cette voix, s’il vient de retentir parmi les ors de l’Élysée, franchira-t-il pour autant le seuil de nos consciences désaffectées ?

Nous allons à l’Esprit. C’est très-certain, c’est oracle, ce que je dis.

Quand la profondeur du débat public officiel, à l’échelle de la planète, équivaut à l’épaisseur d’une couverture de magazine (que le papier soit plus ou moins glacé y change peu) ; quand, dans le même temps, chacun découvre avec stupeur que les problèmes réels ont chaque jour une ampleur plus abyssale (aujourd’hui, c’est un skinhead qui ouvre le feu sur quelques bougnoules dans la rue) ; quand s’en aviser terrifie, et que s’y résigner sera de moins en moins viable, ne serait-ce que pour le confort du rôle désormais joué par chacun (conforme aux injonctions des magazines), lequel rôle exige de paraître au courant de tous les aspects négatifs du système, de tous les envers du décor, de toutes les ombres dissimulées dans ces vitrines où trônent les modernes instruments du sacre de la rue ; quand les flambées de violence aveugle sont une aubaine pour tous, car elles autorisent à faire mine d’éprouver pour un temps l’épaisseur des problèmes réels, de vivre en pleine intensité la profondeur des événements, tout en ne s’éloignant guère de la conformité admise, puisque ce sont encore et toujours les magazines (journaux et livres confondus) qui distillent l’opinion générale ; quand une manipulafestation d’ampleur planétaire est dite destinée à déstabiliser un ministre de l’Intérieur… ; alors, mon vieux Joe, je crains fort que le monde ait un urgent besoin des oracles de la littérature, laquelle seule encore permet de ces va-et-vient dans l’espace et le temps qui remontent aux racines de l’arbre comme aux sources du fleuve.

C’est une tâche presque impossible, mais il n’est pas interdit d’essayer. Reportez-vous donc à la fois quarante années en avant et en arrière. Vous, les pères des barricadiers de 2048, jetant un œil dans le rétroviseur vers 1968, pensez-vous sincèrement, au vu de tout ce qui se sera passé depuis, pensez-vous sincèrement que ces quatre générations, à l’échelle mondiale, auront eu raison de l’héritage historique du général de Gaulle ?

C’est oracle ce que tu dis là, mon cher Joe ! La présente société n’impose-t-elle pas de vivre dans la plus complète absence de conscience du passé ? L’être idéal qui en émane, dans ses versions masculine et féminine, n’est-il pas un ectoplasme à masque et cuirasse de métal dépourvu de toute histoire, un expert cynique du prêt-à-frapper, tendu vers cet objectif relevant du futur le plus immédiat puisque tout en lui transpire l’éphémère, la peur de l’avenir lointain ? D’où cette fausse assurance mise, non pas à vivre et sentir le présent, mais à le gérer par calculs, tout en ignorant les leçons du passé. Rien ne lui est plus étranger que le regard en arrière d’Orphée. C’est ce perpétuel simulacre de dynamisme, de progressisme, de modernisme qui caractérise le rôle joué par les principaux acteurs occupant la vitrine du néocapitalisme. Tel marchand de missiles possédant plus de la moitié de l’édition française, tel patron de presse aspirant au Goncourt, tel politicien de la rupture, tel philosophe ex-nouveau, tel présentateur déjanté, tel idéologue du consumérisme hédoniste, tel magnat mécène ouvrant son palais de Venise à une œuvre audacieuse et hors de prix composée de mégots de cigarettes : sous les dehors d’une caste ayant pignon sur Olympe, n’est-ce pas une piétaille de petites gens médiocres, sans grandeur humaine véritable, qui prétend incarner l’idée de réforme contre tous les conservatismes ? À cette aune, et le sens des mots s’étant définitivement inversé, n’importe quel intellectuel milliardaire ne peut-il pas être présenté par les magazines comme l’immuable phare de la gauche, pour dénoncer les luttes populaires comme combats d’arrière-garde relevant du pire archaïsme réactionnaire ? Une exception notoire à ce tableau : quand un Premier ministre d’inspiration gaulliste, candidat potentiel à l’élection présidentielle, a le mauvais goût de s’inscrire en faux dans ce schéma. Alors, et alors seulement, le jackpot médiatique fait coïncider les signaux lumineux de la révolte et ceux du progrès dans un tourbillon sémantique littéralement obscène, où la logique des magazines juge de bon goût la rime pauvre de son nom, sur une banderole, avec le mot par lequel Rimbaud caractérisait l’ère qui nous englobe toujours en écrivant dans ses Illuminations : Voici le temps des ASSASSINS.

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L’un des thèmes fondateurs de notre vieille Europe étant la victoire des dieux sur les Titans, peut-être s’agira-t-il d’envisager un appel de cette condamnation, non sans évaluer les dégâts provoqués par diverses foudres divines (toutes croyances confondues) sur les zones aurifères de l’esprit. Tous les poètes nous disent qu’il est des gisements d’un uranium encore presque inconcevable, dont pourraient être produites les futures armes de création massive. Encore faudrait-il avoir l’oreille d’Orphée pour entendre les cris venant d’en bas, de cette cale-matrice des enfers dont nous parle Chamoiseau, des enfants de Kamituga. Cette titanesque Eurydice du Tout-Monde sait de science ancestrale que, selon le mot de Nietzsche, les géants s’interpellent à travers les vides intercalaires du temps.

J’ai seul la clef de cette parade sauvage

Un homme traversa le monde fondé sur la propriété, sans jamais disposer de la moindre clef ouvrant sur une quelconque possession matérielle. L’alchimie de son verbe ferait sauter les cadenas de la pensée. D’une révolte poétique dirigée contre un système inféodant les peuples à son empire despotique, plusieurs générations du siècle vingtième tireraient substance prophétique.

Toi aussi, Joe, tu possèdes la clef. Celle du festin ancien. Ton périple illustre désormais la condition d’Orphée, qui sombre dans une conjuration de pièges au fond desquels il plonge avant d’en déjouer les maléfices en usant de ses charmes, jusqu’au fatal regard en arrière le privant d’une rédemption promise par les dieux. Là se joue le combat véritable, jamais les comptes n’étant réglés avec l’Olympe ! Car tout poète est sommé de regarder dans le rétroviseur. Nécessairement ses yeux se tournent vers l’arkhè, vers la source du mythe. Son Eurydice y est, plus que jamais, dans les enfers où se massacrent les révoltes logiques.

La jeunesse d’alors se réclamait d’une critique de La Société du spectacle et d’un Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Qu’est-il advenu de sa révolte et de ses rêves ? Et de ladite société ? Regardons ensemble, je vous en conjure, au-delà des leurres et des illusions du présent. Vous avez en vous, j’en suis convaincu, tous les atouts pour tenir le pas gagné de Rimbaud.

Jamais, dans l’histoire des hommes, on ne vit une puissance dominante – celle de la Phynance – abuser de ses privilèges avec une telle arrogance pour le pillage et le saccage universels, tout en interposant aux yeux de ses esclaves un écran dans le miroir duquel ces victimes jouissent de tous les oripeaux d’une indiscutable souveraineté. Vienne le moindre drame, surgisse une fêlure : c’est comme si le couteau du ciel venait de sauvagement se planter dans l’identité fallacieuse d’un peuple. Mais aussi le sacrer d’une responsabilité nouvelle, inexprimable, au cœur d’un tourbillon d’événements dont il est devenu presque impossible de démêler le sens, tant ils aiment se donner chaque jour l’apparence d’événements historiques, alors même que ces populations avaient depuis longtemps renoncé à l’Histoire, ce terrible fardeau pour les pays riches, où les biens matériels permettent sans peine de se résigner à la conviction que cette Histoire est finie, sans importance, vaine et oiseuse, aussi usée qu’un journal de la veille ou qu’un poème du siècle avant-dernier signalant : je tiens le système.

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