Les voix du Saigneur

Hermine Bokhorst,

Je pourrais même publier cette histoire sur ma page Facebook, de toute manière, personne ne me croirait. Je suis invisible et mon récit est énorme. Incroyable.

Qu’est ce qu’elle raconte cette souris ? Comment elle s’appelait déjà ? Oui, elle avait des fesses rebondies et des cheveux blonds, mais je n’ai pas vraiment fait attention à elle. Je me concentrais pour mon passage à l’antenne.

Ben oui, je ne suis qu’une petite maquilleuse dans les studios de la RTCF. La prolongation naturelle de la houppette et du pinceau de maquillage en poils de martre. Celle qui empêche les invités de briller littéralement. Le figuré, je le leur laisse. Je contribue cependant à polir leur estime d’eux-mêmes, à chouchouter leurs ego, à estomper leurs failles. Parce qu’ils le valent bien !

Croient-ils.

Je les connais sans fard, fatigués, suant après le repas prolongé de l’après-midi, suintant l’arrogance de ceux qui s’estiment au-dessus du lot. Dès que les projecteurs s’allument, ils reprennent leur couplet, ils récitent leur mantra sur la crise, ils ânonnent leur refrain sur la sécu, ils récitent leur plan de relance concernant les banques ou répètent ad nauseam leur « petite formule » sur l’intégration européenne. Des mots simples, des phrases courtes, des idées basiques. Faciles à comprendre pour les téléspectateurs épuisés par leur vie au bord du précipice. Mais le ton y est. La conviction assénée avec des mimiques appuyées, des gestes étudiés à dérouter les apprentis mentalistes. Tout est dans la forme.

Comment j’étais ? Yess, je leur en ai mis plein la vue ! Que disent les sondages ?

Pathétique. Ce narcissisme exponentiel conjugué à la vacuité des interventions a été à la base de notre association. Woaw, je parle de bois là, presque comme eux, des mots qui ronronnent tels un moteur de berline diplomatique. Ne vous laissez pas enfoncer dans les fauteuils de cuir top classe et endormir par l’ambiance doucereuse du paraître !

Nippe-tuk veille.

C’est Bert qui a trouvé le nom de notre groupe. Il travaille à la VVK-TV, il est mon alter ego flamand. Tout aussi transparent, tout aussi déterminé. Lui non plus, on ne lui accorderait aucune crédibilité.

Au départ, cela ressemblait à une grosse blague.

Oui, je sais, je raconte mon histoire à la manière d’un conte de fées sur le mode « il était une fois » pour arriver au dénouement. J’aurais pu le faire de manière journalistique en commençant par l’info la plus récente — j’en ai maquillé des journalistes ! — du genre « et ils vécurent heureux et eurent
Bi-tv ». J’aurais pu lancer un slogan à la manière des politiques : « Je sais où ils sont tous passés. » Mais que voulez-vous, je ne suis qu’une simple maquilleuse même si je n’ai ni le cerveau botoxé ni d’émotions siliconées. Là, je commence à faire une digression, pardonnez-moi, cher internaute. Les associations d’idées. L’arborescence de l’esprit. L’hémisphère droit qui prend le pouvoir. Dans la foulée, je ne peux m’empêcher de citer Sharon Stone : « J’ai un jour mis du collagène dans mes lèvres et du coup, j’avais une bouche de truite. » Cela m’a donné des visions d’aquarium dans mon labo cosmétique à côté du studio 4.

Revenons dans l’ici et le maintenant.

Nous sommes le 7 septembre, le jour de la Saint Cloud, patron des cloutiers, coiffeurs, esthéticiens et maquilleurs. L’association Nippe-tuk fête ses cinq ans. C’est pour cela que je communique ma confession aujourd’hui. Nous étions donc réunis, tous les maquilleurs de plateau européens, pour la grosse fiesta annuelle. Les bulles de champagne — de chez Baldi, nous ne sommes pas riches — pétillaient dans les conversations lorsque, soudain, Bert dirigea la discussion sur la nouvelle série télé qui cartonnait en 2005 : Nip Tuck. Je ne sais pas trop comment, mais nous nous sommes mis à délirer sur l’obsession de l’apparence. Et chacun y est allé de son couplet sur les puissants du monde qui se tiraient la peau, se faisaient greffer des cheveux, gommaient toutes les rides d’expression pour garder éternellement le look jeune. Comme s’ils sortaient tous de la même usine à remodeler les vieux. Un pacte de jeunisme avec le sourire éternel et les yeux en perpétuel étonnement. Très faustien. Pardon, j’étale ma culture, j’en ai tellement peu l’occasion. D’habitude, je n’existe qu’en tant que miroir bienveillant pour stars cathodiques finissantes qui s’accrochent à l’illusion d’immortalité. Tous beaux, tous dynamiques, tous multi-performants.

Étrangement, les squatteurs de living affichaient une forme olympique alors que le fond de leurs prestations s’avérait plus que famélique. Certains ont évoqué la vacuité de cette société cosmétique.

Berlu fait une risette et on lui pardonne tout ! Tout va bien, Obama est sur place ! L’effet saint Nicolas, sans doute ! Carla en est à sa trente-deuxième prise avec Woody. Magnette cartonne parce qu’il ressemble au Dr House. Interchangeables, ils ont tous le même sourire, persistant, celui du chat d’Alice au pays des merveilles.

Nous avions éclusé le stock de bouteilles lorsque nous avons décidé de passer à l’action.

Et si… nous faisons quelque chose.

Nous qui les connaissons, nous qui touchons, nous qu’ils ne voient jamais. Nous avons d’abord rigolé quand Arlette, notre collègue française de Sarco-TV, a songé remplacer la laque par du vitriol ou quand Hans, de la néerlandaise No-Stichting, a carrément imaginé une décapitation à la chaîne (wouarf) avec une tronçonneuse. Que de colères ! Que de frustrations ! Mais j’ai failli faire pipi dans ma culotte de rire ! Qu’est-ce qu’on s’amusait à inventer les scénarios les plus fous, à piquer les idées les plus superlatives des feuilletons policiers en les transplantant dans notre univers ouaté. À passer en revue les faits divers et le hit-parade des clips metube les plus consultés. Nous n’arrivions plus à arrêter l’ouragan d’affabulations drôlissimes.

Walter de la WWC est allé chercher une caisse de vodka à l’antigel chez le Paki du coin. L’air frais lui a activé quelque peu ses neurones. Très british et pragmatique, il nous a fait remarquer qu’il nous faudrait un plan à la Agatha Christie pour éviter d’être pris. Et puis tout ce sang, c’était décidément trop disgusting pour sa part féminine hypertrophiée. Des tripes qui bâillent, fussent-elles d’origine pétrochimique, ne pouvaient pas symboliser poétiquement notre démarche. Enfin, que ferions-nous des corps ? La multiplication des Experts lui donnait des sueurs froides. CSI Brussels ? Brrr !

Magda n’avait rien dit. Elle était plutôt timide. On peut la comprendre, ils ne rigolent pas à la SKZ, allemande ! Même si, à l’antenne, le sourire est d’usage. Quand elle a pris la parole, nous étions déjà tous d’accord. Magda était notre doyenne, elle allait prendre sa retraite dans quelques jours… Ses avis détonnaient par leur pertinence. Normal, à force de commenter les choses vues et entendues dans sa tête, les connexions cérébrales se multiplient ou tournent fou. Angela ne s’est jamais remise de sa rencontre avec Cavaliere à la Raille. Ils ont dû l’enfermer loin des paparazzis dans un monastère dalmatien. Soliloque en boucle. Pauvre Angela ! Elle sera vengée ! Les Nippe-tukkers s’en chargent !

Reprenons l’idée de Magda. Elle avait fait un stage chez Gunter von Hagens.

Le nom ne vous dit rien ?

Il s’agit du médecin qui a poussé le siliconage à l’extrême en plastinant les corps humains. Son exposition Kôrperwelten a fait le tour du monde. Elle est sûrement passée près de chez vous ! Star même mort ! Tellement parlant à notre époque ! Il suffit de remplacer les fluides biologiques par un composant chimique, ni vu ni connu. Bon là, nous aurions un cadavre propre. Mais il demeurerait tout de même très visible ! Le diable est dans les détails !

Nous avons donc peaufiné.

Procédure :

1. Après le passage à l’antenne, éloigner l’entourage de flatteurs. Selon la typologie des « vedettes ». Mais dans la majorité des cas, l’histoire du « petit coup vite fait » avec une pulpeuse hôtesse… devrait fonctionner. Une sexualité affirmée fait partie de la panoplie des puissants.

2. Offrir un verre de barbiturique à l’invité. Nous en avons un stock, car nous sommes 93 % en burn-out plus ou moins prononcé ;

3. Madga procède.

4. Embarquer l’enveloppe corporelle.

Mais pour la mettre où ?

Nous avons encore vécu une fameuse tempête de cerveaux hilare. Je ne vous raconte pas ! Ou plutôt, j’opte pour un best of.

Bart, le tisserand, déguisé en « vlaamse flik », réglant éternellement la circulation à Jezus-Eik. Blairoso en statue de sel sur le rond-point de l’Europe, surtout ne pas regarder en arrière. Will Ders à l’accueil du village de containers pour réfugiés à Rotterdam, surtout ne pas regarder en avant. Angela Berkel envoyée en Turquie par courrier express. Richard Dupoêle comme emblème du Ravel de Dinant.

Or donc, Hans nous a trouvé la solution. Mal payé à la No-Stichting, il fait un petit boulot « en gris » au Tussaud d’Amsterdam. Pourquoi ne pas mettre nos célébrités plastinées dans les musées disséminés aux quatre coins de l’Europe ? Poétique diabolique : la statue de cire est en fait le cadavre sur son trente et un préparé par nos soins. Message fort : on les a eus. « Je sais où ils sont tous passés. »

5. Transfert au Musée Tussaud local.

6. Enlever la statue de cire originale et la fondre en bougies « pardon » à vendre le 1er décembre. Verser l’argent sur le compte de Nippe-Tuk pour frais matériels.

Cinq ans après, je ne peux vous dire avec certitude combien de plastinés ont rejoint les musées. Ils s’obstinent à les remplacer sur les plateaux par des sosies « staracadémisés », donc nous perdons le compte. Mais regardez-les attentivement. Il y a une différence !

Posté par Sylvie Dieu, le 7 septembre 2010, Tasmanie.

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