La bécasse piaffe, Déconstruction ? Déconstruction ? Elle pense à la célèbre répartie d’Arletty devant l’Hôtel du Nord à Paris : « Atmosphère ? Atmosphère ? » Déconstruction européenne, déjà ? Déjà, alors que l’Europe est en pleine gestation, qu’elle éructe des petits renvois de digestion difficile, de lait caillé qui remonte au gosier, de champignons à la grecque ? Que dire de percutant sur une dégringolade, une chute annoncée, un trébuchement, un casse-gueule, un trop vite à l’égout, un remballez-moi-tout-ça. Déconstruction alors que l’Europe est un agneau de Dieu, d’Abraham et d’Allah qui flageole sur ses pattes ! On veut égorger l’agneau ! On parle déjà de sa mort… mais qui parle de sa mort ? Qui ose douter de l’Europe ? Qui s’approprie le micro des dénégations, dénigrements, éteignoirs d’enthousiasme ? Ceux qui agissent ou ceux qui parlent ? L’Europe ? Le seul pouvoir entre deux grands pouvoirs l’Amérique et la Chine, pauvre agnelle à peine née que les beaux parleurs sacrifient déjà.

L’Europe tient bon, même sous le nuage de cendres que crache le volcan islandais et qui paralyse économiquement le monde entier. Plus d’avions. Des millions de personnes en attente dans les aéroports. En Inde, en Chine, à Dakar, à New York. La fureur aveugle d’un volcan immobilise le système savamment élaboré par les hommes. La nature triomphe toujours. Elle triomphe de la vie, de la mort, de l’éternité. Parmi les cloués au sol : Olivier Maingain, le défenseur des francophones, ne peut rejoindre Bruxelles.

La Belgique ! Ah, la Belgique ! La bécasse module la Belgique comme un chewing-gum sacré ! Elle se souvient qu’en 1962, le ministre Gilson a donné les six communes de la périphérie aux Flamands avec comme unique compensation pour les francophones les « facilités » et de l’argent. Le tout bétonné dans la constitution. D’un revers de main brandissant un décret, le Flamand Peeters a balayé ces « facilités ». Depuis des années, pouce après pouce, la Flandre avance dans ses revendications, dont la scission électorale de Bruxelles-Hal-Vilvorde. Pourquoi cet acharnement sur BHV ? Parce qu’ainsi la Flandre pourra crocheter Bruxelles entièrement à sa merci en Flandre. Voilà le but caché : l’autonomie de la Flandre avec Bruxelles dans son giron. La scission de BHV préfigure celle de la Belgique. Mais la Belgique renâcle. Elle se veut entière et forte.

Le ministre-démineur-plombier Dehaene est chargé de trouver une solution au problème épineux de la scission de BHV. L’atmosphère est tendue. « Atmosphère ? Atmosphère ? » L’air s’épaissit, une épaisse fumée noire sort du cratère, alors que par-dessous, la lave bouillonne. Le plombier tente de colmater la béance : un peu d’argent pour Bruxelles, rebétonner « les facilités » pour les francophones de la périphérie… Naguère les Flamands ont pu acheter les francophones avec de l’argent, aujourd’hui, en compensation aux exigences flamandes, ceux-ci veulent du territoire. Nous francophones de Bruxelles et de la périphérie nous voulons l’élargissement de Bruxelles. La présence de 80 % de francophones ne rend-elle cet espace de facto francophone ?

Le plombier essuie son large front. « Mission impossible. Les Flamands parlent de territoire, les francophones tablent sur la personne. La Belgique est schizophrène, mon père psychiatre en aurait laissé tomber les bras. » Dehaene n’a jamais si bien parlé. Il ne peut que constater un fait : les Flamands revendiquent le droit du sol, les francophones le droit du sang. Dichotomie bouillante, bouillonnante qui rouille la coque du navire Belgique depuis sa création. Le plombier s’essuie les mains et le cou. Il devra changer de chemise ce soir. Il abandonne la Belgique, rentre dans sa Flandre natale.

Enfin surgit de son nuage de cendres le pur et dur Olivier Maingain. Il ose parler. Il dit ce que tout le monde pense tout bas et les francophones se rallient à ses dires. « Pas de scission sans l’élargissement de Bruxelles. » Ils font bloc, se serrent les coudes, serrent les dents. Les Flamands eux-mêmes ne sont pas contents des propositions de leur démineur. Ils se réunissent tous pour une ultime discussion, un ultime essai d’entente.

Ça va mal, ça va très mal, pense la bécasse qui sent venir les choses : le bateau tangue, les mâts, les vergues et leurs gréements grincent, les ministres et les parlementaires éructent et discuteront jusqu’à minuit pour trouver une solution. Mais ils savent qu’il n’y aura pas de solution pour le lendemain, jeudi midi, 22 avril, date butoir exigée par le jeune et fringant président des libéraux flamands, Alexandre le bien nommé. Ils savent que cette tablée n’est qu’un raout d’honneur, pour sauver la face. Demain sera trop tard.

Le pouvoir civil s’affole… La révolution gronde… « Trouvez au plus vite une solution ! » Au plus vite ? Au détriment de qui ? Pas de panique, pense la bécasse, d’ici demain jeudi, on n’a plus le temps pour une solution, et gagner du temps, c’est sauver le navire. Demain, le Premier ministre Yves Leterme donnera au roi sa cinquième démission. La Belgique aura un autre gouvernement voilà tout. Et BHV au frigo pour la énième fois !

La bécasse avait vu juste pour l’essentiel. Mais ce qui l’a confondue, c’est d’entendre jeudi 22 mai, quand Leterme court au Palais donner sa démission, la chambre, vacante, envahie par les nationalistes flamands du Vlaams Belang chantant pendant dix minutes le Vlaams Leewe tandis qu’une large banderole criait « le temps de l’indépendance est venu » sous l’œil complice des caméras flamandes.

Le roi s’est montré le papa apaisant. Même si on lui rogne sans cesse des pouvoirs, c’est le seul en Belgique qui a une autorité morale. Dans le désarroi général on l’écoute. Il n’a pas encore accepté la démission de Leterme. Il temporise, consultations, valse des voitures dans la discrétion absolue. Les libéraux flamands acceptent de se remettre à la table, mais ils n’en démordent pas, nouveau couperet, nouvelle date butoir : le jeudi 29 mai.

Yves Leterme court-circuite le roi en lui annonçant que son parti prépare déjà les élections. Le roi ne peut qu’accepter la démission d’Yves Leterme par qui tout a commencé. Celui qui dès son arrivée au pouvoir en 2007 a mis sur la table les exigences flamandes sur BHV : « La scission et rien pour les francophones » avec un raisonnement implacable : les Flamands sont les plus nombreux, donc les plus forts. Dans une démocratie, ce serait le comble si on n’écoutait pas les plus forts.

Yves Leterme avec ses 800 000 voix de préférence n’est pas un leader. Aussitôt sa cinquième démission acceptée par le roi, il quitte le gouvernement, il quitte la présidence de son propre parti, il quitte le navire en plein naufrage. Il a mis le feu aux poudres, il prend la poudre d’escampette.

Jeudi 29 mai, à la chambre, ultime recours contre le vote unilatéral des Flamands pour la scission de BHV, les francophones actionnent la sonnette d’alarme. BHV retourne au frigo. La Belgique est sauvée…

La bécasse frappe à la porte de son rédacteur en chef.

— Entrez !

— Je pars en Chine.

— …

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